"Rouge encor du baiser de la reine" de Anne Karen
Avec Rouge encor du baiser de la reine (1), Anne Karen nous transporte à la cour de Byzance au XIème siècle, retraçant la vie et les amours mouvementées de l'impératrice Zoé Porphyrogénète (2) et de ses trois maris successifs au milieu des intrigues de pouvoir. Mais elle se situe bien loin d'un simple roman historique, nous étonnant et nous séduisant tant par l'originalité du traitement de son sujet que par les qualités littéraires de son écriture.
1) Titre emprunté au poème El Desdichado de Gérard de Nerval
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Zo%C3%A9_Porphyrog%C3%A9n%C3%A8te
Le roman s'appuie sur la Chronographie d'un siècle de Byzance 976/1077 de Michel Psellos (3), écrivain polygraphe et homme politique byzantin de l'époque, qui s'attache à la dynastie macédonienne et «fourmille de détails sur l'impératrice Zoé et ses amours tumultueuses». Mais Anne Karen imagine qu'un manuscrit palimpseste ébauchant cet ouvrage aurait été retrouvé par un universitaire, un certain René Nakak, qui y aurait décelé un texte primitif datant de novembre et décembre 1054 écrit à l'encre rouge dans le sens vertical.
Le "je" de l'auteure semblant se dissimuler de même derrière celui de cet éminent historien s'adressant au lecteur, elle laisse ainsi entendre qu'elle a entrepris «un travail de restitution et de couture» pour «recréer» (après l'avoir fait traduire du grec) ce texte enfoui (4) adressé à Michel Psellos – dont il aurait influencé l'oeuvre. Un texte écrit par Nicétas, mystérieux eunuque à la voix d'ange attaché au "Palais sacré" - dont on ne trouve trace nulle part.
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Psellos
4) A moins qu'aucune part ne lui revienne en propre dans ce roman !
Cet eunuque nain, amoureux éperdu de la princesse Zoé - qu'il suivra fidèlement dans ses périodes les plus glorieuses comme les plus sombres - y confesse sa vie intimement liée à celle de sa reine. Une confession interpellant son dernier amour, ce "consul des philosophes" dont il admire la prestance et les multiples et brillants talents même si ce dernier n'a jamais aimé l'impératrice Zoé et le dédaigne.
Désormais aide jardinier et simple chantre au monastère du Mont Olympe en Bithynie où il a suivi «frère Michel» qui, temporairement disgracié (5), a dû s'y retirer, il glisse chaque nuit ses morceaux de parchemin sous la porte de sa cellule, espérant en vain un signe de sa part...
5) Accusé notamment d'avoir abandonné le Christ pour les dieux de la Grèce
Zoé (à droite), mosaïque de Sainte Sophie
Adoptant le point de vue narratif de Nicétas, «aussi intime qu'étonnant», Anne Karen se fait ainsi le relais de «cette voix des siècles passés». Et on admire l'habileté de son stratagème car il lui permet de construire un magnifique personnage «unique en son genre, représentant de ce troisième sexe tout puissant à Constantinople» et d'apporter «un éclairage nouveau sur une période et des personnages historiques», tout en lui offrant une construction narrative originale faisant se succéder vingt feuilles recto/verso et en lui ouvrant de riches perspectives stylistiques.
J'amoncelle sous ma luciole toutes les félicités de notre mère Nature.
«Ange bancale qu'illumine de l'intérieur une minuscule luciole», petit dieu d'amour à la fois sensuel, tendre et joyeux, Nicétas exalte la beauté et les plaisirs de sa reine et toutes les beautés de la nature dans une conception panthéiste de l'univers, n'aspirant qu'à se «faire tesselle de la belle mosaïque vibrante. Tesson du grand Tout». Qu'à vivre avec jubilation :
«Vivre encore ! Vivre vivant ! Carpe Diem ! Carpe Noctem ! Vivre comme l'étoile qui scintille...»
Aussi Anne Karen lui compose-t-elle une langue sensuelle, musicale et imagée au lyrisme luxuriant où peut exploser toute la démesure de ses sensations et de ses sentiments - dilatation expressive en harmonie avec une esthétique de la célébration renvoyant par certains côtés à une stylistique littéraire propre à l'Antiquité grecque. Et elle recourt également avec espièglerie à de nombreux latinismes, le latin étant à cette époque (après le grec) la deuxième langue officielle de Byzance.
Mange ma chair ! Bois mon sang ! Je suis ton sauveur.
L'auteure s'amuse de plus à semer des paraboles et à saupoudrer son texte de formules tirées des Evangiles (6) pour faire de son eunuque prônant un Amour salvateur en mettant ses pas «dans ceux du Christ roi» une figure quasi-chrisitque. Et on ne peut que tomber sous le charme de ce petit être au sexe indéfini semblant «relié à la fois aux puissances célestes et aux forces telluriques».
6) «Je vais te donner ton pain quotidien / En vérité, en vérité, je te le dis / Que celui qui n'a jamais péché me jette la première pierre / Aimons-nous les uns les autres / Que la Paix soit avec toi / Gloire à notre Seigneur ...»
«Je voudrais l'éloquence d'Orphée pour t'envoûter avec le chant silencieux et secret de ma voix d'encre», s'exclame le narrateur dès la deuxième feuille, s'adressant à son «unique lecteur», Michel Psellos.
Nul doute que les lecteurs s'étant glissés dans l'intimité de cette confession seront emportés par la musique mélodieuse et dansante de cette voix et éblouis par la lumière qui en émane, qu'ils seront envoûtés par l'exubérance malicieuse de ce premier roman résonnant comme un long poème d'amour. Comme un chant d'amour à la vie.
Rouge encor du baiser de la reine, Anne Karen, Quidam, 3 mai 2018, 121 p.
Anne Karen est née en 1970 à La Rochelle et vit à Bruxelles. Elle a fait des études de lettres et de théâtre à Paris, des enfants et des séjours à l'étranger qui ont nourri son répertoire de conteuse et élargi le cercle de ses amis.
(Quidam éditeurs)
EXTRAIT :
On peut consulter les premières pages (p.9/23) sur le site de l'éditeur : ICI