"Israël et son prochain" de Salah Guemriche
Alors qu'un manifeste contre le nouvel antisémitisme (1) "glaçant pour la vérité dont il émane comme pour les mensonges qu’il induit" (2) n'en finit pas de faire débat, et que va bientôt s'ouvrir une saison France-Israël (3) malvenue pour certains, il est temps, comme le fait Salah Guemriche, de mettre à plat les fondements de «cette pulsion antisémite intolérable» qui traverse «l'être arabo-musulman» et de dénouer «le rapport schizophrénique du Juif lui-même à l'antisémitisme» pour restaurer le dialogue. Temps aussi de mettre fin à «cette volonté d'intimidation et ce chantage de la part d'une élite communautaire» particulièrement influente en France, car la simplification abusive du problème - ramenant toute critique du gouvernement de l'Etat d'Israël à de l'antisémitisme - ne fait qu'exacerber la situation.
1) http://www.leparisien.fr/societe/manifeste-contre-le-nouvel-antisemitisme-21-04-2018-7676787.php
2) Cf le remarquable article de Claude Askolovitch
3) http://www.institutfrancais.com/fr/saisons/france-israel-2018
Comprendre le problème dans toute sa complexité est bien le désir qui anime l'auteur, libre penseur et laïc impénitent. Et c’est une phrase du prix Nobel de la paix, Elie Wiesel, selon laquelle le monde se porterait mieux s’il écoutait l’expérience et l’histoire juive, qui joua pour lui le rôle de déclic. Cet intellectuel algérien ressentit en effet le besoin impérieux d'«écouter Israël», de comprendre comment, pourquoi et en quoi une «antique croyance s’est appropriée la naissance du monde». De briser le tabou en s'emparant d'une histoire juive qui ne saurait constituer un domaine réservé.
Qu’est-ce qu’être juif et non-juif ? Que savons-nous du Juif et de son rapport «à l’autre, son prochain, qu’il soit parent, compatriote, voisin, allié, étranger ou ennemi» ? C’est ce rapport entre Israël et son prochain que, comme l'indique le titre de son essai, Salah Guemriche se propose d’étudier.
Et après quatre années passées à «glaner sur les terres judéo-chrétiennes», telle Ruth l'étrangère sur celles de Booz, en étudiant la Bible (l'Ancien et le Nouveau Testament) mais aussi les autres textes d'auteurs juifs anciens ou contemporains, il nous en offre une lecture profane des plus enrichissantes.
Ruth et Booz, Gebrand van den Eeckhout, 1672
L'exploration biblique menée dans Israël et son prochain (4) tourne donc autour de cet amour du prochain – précepte majeur pour les Juifs – dont on ne sait pas trop, tant l’Ancien Testament est «truffé de versets antinomiques sinon ambivalents», si l’on doit l’entendre de manière universelle ou restrictive, simplement humanitaire ou égalitaire, pour le temps présent ou «en perspective»… Un amour du prochain semblant s’incarner notamment dans Ruth la Moabite, «l’étrangèr[e] par excellence», et curieusement repris, sans mention de l’héritage, dans la fameuse parabole christique du Samaritain.
Et, outre à cette «fable pastorale» de Ruth et Booz, l’auteur s’intéresse particulièrement aux deux autres éléments, fondateurs pour le peuple d’Israël, que sont la sortie d’Egypte et la lutte de Jacob avec l’Ange de Dieu.
4) Une première version e-book de cet ouvrage (qui n'est plus disponible) fut publiée en 2013 sur Amazon sous le titre Feuilles de Ruth. Et cet article remanie et actualise ma critique de l'époque après lecture de cette seconde version papier
Reprenant sa démarche de prédilection «à tours et à détours», Salah Guemriche va chercher à «retourner au point où l’on a quitté la vérité», respectant en cela un vieux principe talmudique. Mais il nous entraîne dans un «cheminement sans balises» à travers tous ces textes récoltés - dont témoigne une importante bibliographie -, nous faisant pénétrer les arcanes de l’exégèse et nous familiarisant avec la dialectique talmudique, nous initiant à ce dialogue constant entre la Loi et l’esprit de la Loi, à cette pluralité de lectures au fil des siècles. Et il accorde une importance primordiale aux mots – comme il se doit dans une civilisation où le Verbe prime – tant sur le plan linguistique, étymologique que symbolique, explorant ainsi toutes les subtilités sémantiques du texte.
Nous mesurons alors cette formidable capacité d’adaptation de la pensée juive, cette adéquation entre le sacré et le temporel ainsi que la richesse de l’imaginaire sur laquelle elle repose. Sa rigidité aussi, résultant de l’enseignement obsessionnel du "Zakhor", cet impératif catégorique du devoir de mémoire dont l’«actualisation perpétuelle» s’apparente à une «mémorisation par conditionnement intensif» tendant à faire de tout Juif un «médiateur de l’Alliance» et un «traqueur d’Amalek».
«La judéité serait [ainsi] moins une question de sang que de fluide, de fluide mémoriel» et cet inconscient collectif éclairerait le comportement de l’Etat actuel d’Israël qui, à chaque fois que la paix menace de se réaliser, fait «tout pour la saboter quitte à reprendre aussitôt son rituel de négociations et de faux compromis». Une conduite qui procéderait «d’une logique martiale fondatrice» prescrite par YHWH, «Grand Ordonnateur de feuilles de route», et répondrait à un «besoin [paradoxal] d’Amalek». Amalek qui profita de la faiblesse des Hébreux lors de leur sortie d’Egypte pour les assaillir…
Josue contre Amalek, Nicolas Poussin
L’essai de Salah Guemriche a le mérite de montrer combien le principe de réalité, les intérêts et les motivations purement politiques l’ont emporté de tous temps sur les principes purement religieux – et pas seulement dans l’élaboration des textes judaïques.
Il confirme brillamment ce que depuis l’ère chrétienne nombre d’auteurs ont dit avant lui : la Bible que nous connaissons n’a pas grand-chose à voir avec la Bible d’origine qui a subi une immense manipulation des textes, une «adaptation de l’histoire au dogme».
Spinoza l’avait déjà écrit : «La Torah n’est qu’un recueil d’écrits mythologiques, réunis et recomposés tardivement par Ezra (Esdras)». Un renversement sémantique qui s’est également manifesté lors du choix du nom d’Israël pour le nouvel Etat, alors que seul en Terre Sainte avait survécu le royaume de Juda (le royaume d’Israël au Nord s’étant effondré au VIIIème siècle avant J-C.).
Et les découvertes archéologiques ont redonné force à cette remise en cause à l’époque contemporaine, notamment au travers des auteurs de La Bible dévoilée (5), l’historien israélien Shlomo Sand allant même jusqu'à défendre la thèse de l’invention du peuple juif. Israël en s’inventant une histoire, une fiction généalogique, se serait ainsi «approprié une antériorité sur les Nations» et les Palestiniens seraient les vrais descendants des Juifs de Judée…
5) https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Bible_d%C3%A9voil%C3%A9e
«Ne demande pas ton chemin à qui le connaît, tu risquerais de ne pas t’égarer», annonçait la citation de Rabbi Nachman de Bratslav en exergue du premier chapitre. Et plus l'auteur d'Israël et son prochain progresse dans un cheminement ouvert, exigeant et pointu, plus on réalise en effet la richesse et l’extrême complexité du sujet.
Un remarquable essai qui demande certes un petit effort de concentration, malgré le style alerte de l’auteur, et s’adresse à tous ceux qui, refusant les idéologies simplificatrices, cherchent à comprendre…
Israël et son prochain, Salah Guemriche, éditions de l'aube, avril 2018, 280 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Salah_Guemriche
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/guemriche-salah.html
Au lecteur
YHWH, un Grand Ordonnateur de feuilles de route ?...............9
1. Ecouter Israël.....................................................................13
2. «Et qui est mon prochain ?» …........................................... 29
3. L'universalisme : stade suprême du judaïsme …....................41
4. Et qui est le «Bon Samaritain»? …........................................53
5. Les «bornes du prochain» …................................................65
6. Le Juif, le prochain et le tiers …............................................73
7. Israël et «le Grand mélange» …...........................................91
8. YahweH, AllaH et le Souffle vital.........................................103
9. Israël n'est pas dans Israël.................................................117
10. Ruth, la Moabite
Ou «l'universel juif en acte»...............................................131
11. Canaan, pourquoi ?...........................................................141
12. Amalek, le syndrome
«La décision qui changea la face du monde»......................151
13. La lutte «avec» l'Ange …...................................................165
14. De l'orgueil d'Israël ….......................................................173
15. Ismaël et Isaac : «Fraternité suspicieuse»..........................181
16. Remaniements dans la Torah.............................................195
17. «Israël, même s'il a péché, reste Israël».............................209
18. Souviens-toi de ce que t'a fait le Bon Samaritain !...............219
19. Les Territoires occupés de la langue …...............................225
20. En guise d'envoi. «Baroukh chékiven oti» ?.........................237
Annexes :
L'Anagramme fatale …......................................................239
Boycotter Israël ou l'écouter ?............................................241
Notes …..................................................................................245
Bibliographie …........................................................................264/277