"A son image" de Jérôme Ferrari

Publié le par Emmanuelle Caminade

"A son image" de Jérôme Ferrari

Jouant sur l'ambivalence de son titre, une expression renvoyant aux notions d'image et de ressemblance, de vérité de la représentation, ainsi que - si l'on se réfère aux paroles bibliques (1) – à la nature de l'homme et à son rapport à Dieu, l'auteur annonce déjà en partie la richesse du sujet abordé par son dernier roman. A son image  incarne en effet une vaste interrogation sur la représentation, la nature humaine et la transcendance en s'ancrant dans un quotidien très concret avec des personnages très humains dans leur complexité et leur faiblesse, et en développant des thématiques s'articulant autour de la photographie et de la guerre – liées toutes deux à la mort.

1) L'auteur reprenant d'ailleurs dans les dernières pages du livre cette expression en son sens majuscule : "A Son image" (cf Genèse 1-28 : "Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance ... ")

Mettant en scène deux magnifiques héros romanesques, une jeune photographe et son oncle et parrain prêtre, dans la Corse villageoise des années 1970 au début des années 2000 marquée par les violences des nationalistes et leurs luttes fratricides, l'auteur y fait entendre l'écho des guerres de Yougoslavie (2) qui achevaient de ravager les Balkans. Il remonte de plus à la guerre de conquête coloniale italo-turque du début du XXème siècle et aux premières guerres civiles balkaniques (3) - époque où l'on prit conscience du pouvoir de propagande de l'image photographique -, reconstituant de manière fictive les trajectoires de ces deux photojournalistes a-typiques que furent Gaston Chérau (4) et le Serbe Rista Marjanovic (5) - sans lesquels ce roman n'aurait pas vu le jour.

Et les trois citations en exergue du livre nous confirment la largeur d'un sujet nous plaçant face à l'énigme du temps, à l'obscénité du monde et à l'impossible représentation de l'idée de Dieu (6).

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerres_de_Yougoslavie

3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerres_balkaniques

4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Ch%C3%A9rau

5) https://journals.openedition.org/rha/6946

6) Cf l'extrait donné en fin d'article

 

Paysage de Balagne ( Corse)

 

Un jour d'été 2003, Antonia, une jeune photographe corse ayant travaillé dans la presse régionale tout en rêvant d'aller sur les champs de bataille pour «rendre visible ce que personne ne voulait voir» avant de se reconvertir étonnamment dans les photos de mariage, rencontre à Calvi un soldat serbe, Dragan (7),  qu'elle avait connu une dizaine d'années auparavant à Vukovar, à l'occasion d'un reportage mené pour son propre compte qu'elle ne voulut finalement jamais publier. Reprenant la route de nuit pour rentrer chez elle, elle meurt dans un accident.

Quelques jours plus tard, c'est son oncle et parrain, lié à sa jeune filleule par un amour profond, qui doit célébrer la messe de funérailles dans le village familial. Un oncle ébranlé, déchiré, dont la douleur contraste avec la foi du prêtre.

7) Un personnage ayant souffert, comme le héros de Un dieu un animal, de «cette terrible fièvre qu'est la nostalgie de la guerre dont il est presque impossible de guérir» mais ayant opté, non pour le suicide, mais pour l'engagement dans la Légion étrangère

 

"La mort est passée"(8), fixant le temps, tout ce roman s'employant à le remettre en mouvement.

Durant cette longue messe de requiem chantée par un choeur, le prêtre comme l'assistance sont ainsi renvoyés à leurs pensées et souvenirs, le récit remontant le temps pour retracer la boucle du parcours terrestre de la défunte. Et c'est toute la vie d'Antonia qui nous est peu à peu dévoilée par bribes : ses rapports avec ses proches et ses relations privilégiées avec son parrain dont elle ne partage pas la foi, ses aspirations, ses passions et ses ambitions, ses désillusions amoureuses et professionnelles...

Une vie s'articulant autour de son amour pour Pascal B. - qui s'engagera dans les troupes nationalistes -, et surtout de sa fascination pour la photographie, pour le miracle de «l'existence de la trace de ces corps désormais vieillis ou depuis longtemps tombés en poussière». D'une fascination pour cette «inconcevable permanence du présent» qui changera de nature avec sa découverte de la violence et du «vertige» de la guerre - où elle croisera le regard de la Gorgone et se trouvera confrontée à l'obscénité du monde et à sa propre vérité.

Et alors que son héroïne meurt dès les premières pages, Jérôme Ferrari réussit à maintenir tout au long du livre une tension dramatique, questionnant plus largement le rapport des hommes au monde et à son "au-delà".

8) Cf la phrase de Mathieu Riboulet (tirée de son roman Les œuvres de miséricorde) déjà citée par l'auteur dans A fendre le cœur le plus dur : " La mort est passée. La photo arrive après qui, contrairement à la peinture, ne suspend pas le temps mais le fixe."

 

Méduse, Caravage, 1597/1598


     Il y a tant de façons de se montrer obscène.

    En cette période sombre qui est la nôtre, Jérôme Ferrari invite le lecteur à réfléchir sur le monde et sa violence, et sur ses propres représentations et comportements. A son image traite en effet de l'obscénité du monde et de celle de sa représentation mais aussi de notre solitude et de nos peurs, de notre impuissance et de notre responsabilité.

    Mettant en parallèle la vie villageoise insulaire de cette fin de siècle où se développa le mouvement nationaliste corse avec des événements historiques contemporains ou passés se déroulant sur les théâtres plus lointains des Balkans ou de la Lybie, l'auteur dresse le tableau des bassesses humaines, de leurs plus infimes manifestations aux atrocités les plus répugnantes de la guerre, car c'est toujours le même «visage hideux de la méduse» qui y grimace : celui de la fascination pour la violence, pour la jouissance, cette excitation «mélange de joie et de terreur», qu'elle procure. Et il souligne cet «enchaînement d'étapes minuscules et fatales» qui conduisent au pire, que ce soit dans le parcours d'Antonia (9), dans l'évolution sanglante de l'aventure nationaliste ou dans de la longue tragédie des Balkans.

    9) Tant dans l'obscénité du rapport amoureux auquel elle se plie que dans celle qu'elle rencontre dans son activité photographique

    Le roman aborde par ailleurs notre rapport à la réalité du monde en s'attaquant à toutes ces représentations mentales, ces imageries, ces stéréotypes et ces mythologies fallacieuses, comme aux photographies de reportage - et notamment aux photographies de guerre. Il interroge ainsi la «puissance de vérité» de ces dernières, l'ambiguïté de ces images qui valident «des mises en scène qui n'ont rien à voir avec la réalité» autant qu'elles disent le réel.

    Au travers de ses personnages, Jérôme Ferrari éclaire de plus l'apathie et l'égocentrisme, le conformisme et la lâcheté des hommes, rappelant qu'ils restent toujours libres de se révolter, de ne pas cautionner par leur silence l'obscénité du monde, ni y ajouter. Et si être un homme semble souvent se résumer à tuer et à mourir, si la vérité désespérante de ce monde que nous percevons semble la guerre, il montre que, même sans avoir été touché par la grâce de la foi, nous aspirons à une autre vérité.

    Quant à la fin du livre, elle semble indiquer la seule voie possible répondant à notre humaine impuissance face à la violence de la mort : enterrer les morts et prendre soin de ceux qui restent.

     

    Plaque à  la mémoire de Rista Marjanovic, Belgrade

     

    L'argument de départ du roman est simple, à hauteur d'homme, la pertinente complexité du dispositif narratif permettant d'embrasser toute l'ambition du sujet, tandis que l'écriture ironique et douloureuse dépeint de manière très schopenhauerienne la tragi-comédie de nos vies.

    Et, se situant incontestablement dans la continuité romanesque d'A fendre le cœur le plus dur, cet essai sur la légitimité de la représentation de la violence écrit avec Oliver Rohé à partir d'une archive photographique inédite de Gaston Chérau, A son image  s'inscrit aussi dans celle de Dans le secret  et de Un dieu un animal (même s'il n'y avait pas le moindre humour dans ce roman). L'auteur y met en effet en lumière les discordances du monde et semble touché, ébloui par cette approche mystique qui pourrait les résoudre de manière consolatrice.

    Sans compter la filiation assez dostoïevskienne du livre au travers du personnage du prêtre, de son humanité et de la pureté de sa foi, de ses doutes, comme de son opposition à sa filleule qui considère cette foi, cet «angélisme», comme «un assentiment donné à l'obscénité du monde».

     

    Le récit, suivant le déroulement de la messe, est divisé en parties liturgiques, celle préparant l'office remplissant une fonction d'exposition tout en annonçant le sens de ce roman en forme de requiem. Le parrain d'Antonia y prend en effet place au bas de l'autel, matérialisant ainsi cet écart entre monde terrestre et monde céleste qu'il va tenter de faire franchir à ces prières. Un requiem qui résonne plus largement comme la prière de l'homme infiniment petit et désemparé face au mystère de la mort, «face à quelque chose de trop grand, qu'[il] ne comprend pas et qui lui fait peur, qu'[il] ne peut pas fuir».

     

    A ces douze parties sont associées douze photos invisibles dont ne sont mentionnées entre parenthèses que le titre la date et le lieu : des photos (imaginaires) personnelles ou professionnelles, familiales ou de reportage, prises par Antonia, qui donnent l'occasion de ranimer des moments épars de sa vie en soulignant des étapes importantes de l'évolution de sa trajectoire, ainsi que quelques photos réelles de grands photographes. Des photos comme exhumées des limbes, qui bouleversent notre rapport au temps et s'affirment comme les déclencheurs d'un récit capable de faire voir ce qu'elles taisent, le narrateur les décrivant et les analysant en les situant dans le contexte où elles furent prises et redonnant sens et vie à ces instants figés, disparus à jamais.

     

    1431-1438, marbre, Luca della Robbia, (Florence, Museo dell'Opera del Duomo)

     

    Les choix formels de Jérôme Ferrari sont, comme toujours, profondément signifiants. Le narrateur, sorte de Dieu omniscient, s'immisce dans l'intimité des  personnages présents - et surtout dans celle du parrain jamais nommé - figure quasi christique semblant faire le lien entre Dieu et les hommes - mais aussi rétrospectivement dans celle d'Antonia ou de Pascal B., cet ami d'enfance qui fut son homme attitré - un nationaliste plusieurs fois incarcéré qui fut victime d'un règlement de compte. Surplombant le temps, il entremêle ainsi passé et présent, adoptant également le regard extérieur du photographe saisissant l'instant, attentif aux positions, aux gestes et aux regards, aux cadrages et aux angles de vue, comme aux ombres et aux lumières, et soulignant les contrastes, les noirs et surtout les blancs.

    Toute l'organisation narrative travaille les discordances, le contenu des différentes parties mettant en évidence le décalage manifeste entre les paroles liturgiques et les échos qu'elles suscitent, éclairant l'ambigüité de ces paroles bibliques souvent obscures comme l'écart entre le cliché, "forme abrégée" ayant perdu son sens, et la "totalité cachée" (10) dont elle procède, tandis que l'écriture, alternant d'amples périodes et de nombreux passages resserrés accélérant le rythme dans un vivant présent de narration, fait ressortir les dissonances entre rires et larmes, entre «le douloureux et le ridicule».  Chagrin et désespoir y côtoient sans cesse en effet le grotesque, l'humour ravageur (11) de l'auteur n'épargnant personne, sans pour autant exclure une certaine empathie, une compassion pour ces pauvres humains que nous sommes.

    10) Cf A fendre le coeur le plus dur

    11) Notamment les passages concernant la désacralisation et même le détournement de la messe de funérailles ou les rituels entourant le mariage, les mises en scènes puériles et pitoyables des jeunes nationalistes ou les risibles ambitions de la presse régionale ...

     

    Et si Jérôme Ferrari a choisi de décrire une messe de requiem chantée – ce qui n'est pas courant pour un enterrement somme toute ordinaire -, c'est que sans doute, comme l'affirmait déjà Guido dans son second roman, "aucune âme n'aurait l'idée de Dieu ni la force de considérer cette idée sans la musique", une musique s'avérant bien plus qu'un simple ornement de la foi. Le chant est ainsi «la prière parfaite», les chanteurs recrutés faisant entendre «la voix de la faiblesse et de l'espoir», une voix si humble qu'elle semble «manifester la présence divine», «la merveilleuse dissonance, l'accord mineur de septième diminuée» de la fin du Kyrie Eleison venant faire écho à la fameuse "quintina" qui illuminait le très sombre Dans le secret. Et «dans cette messe chantée, telle qu'elle a été élaborée au cours des siècles», dans ces paroles et, surtout, ces mélodies immuables, «il est impossible de savoir si l'office auquel on assiste est celui des défunts ou celui des vivants».
     

    Récit émouvant d'un double échec - l'échec personnel de cette jeune photographe corse dont la vie semblait pleine de promesses s'inscrivant significativement sur fond de tragédie collective de son île -, A son image confronte deux vérités possibles du monde, même si l'une dépasse notre entendement. Et ce huitième roman ample et puissant, porté par la figure lumineuse d'un prêtre et brossant un superbe portrait posthume de femme - d'une profondeur psychologique inhabituelle chez l'auteur –, tend, entre rires et larmes, à unir les morts et les vivants en une même prière, approchant la beauté du mystère d'une foi capable de transcender la colère et le désespoir.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    @ Photo de Melania Avanzato

    A son image, Jérôme Ferrari, Actes Sud, 22 août 2018, 224 p.

     

    A propos de l'auteur :

    https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_Ferrari

    http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/ferrari-jerome.html

    EXTRAIT :

    On peut lire les premières pages (p.11/16) sur le site de l'éditeur : ICI 

    Publié dans Fiction

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    E
    Très belle critique pour un très beau livre ! La référence à Dostoievski me paraît très juste, plus en tout cas que Bernanos que j'ai vu cité dans plusieurs articles, de façon assez pavlovienne puisqu'on pense immédiatement à lui dès qu'il y a un prêtre dans un roman, mais la thématique et l'écriture de Ferrari sont me semble-t-il très éloignées de celles de l'auteur du "Journal d'un curé de campagne". <br /> Je trouve que l'on retrouve souvent ici le ton trivial et sarcastique de "Variétés de la mort", par exemple dans l'évocation des fêtes de village, ou celui de la sexualité, mais avec une maîtrise bien supérieure de l'écriture et de la construction romanesque, et évidemment une profondeur métaphysique beaucoup plus grande. C'est une exceptionnelle réussite !
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    E
    Merci de votre commentaire. Je trouve comme vous peu de liens entre l'auteur et Bernanos, sa filiation dostovieskienne m'apparaissant comme évidente ici, mais aussi dans Dans le Secret et Balco Atlantico. Quant à votre parallèle avec Variétés de la mort, je le trouve très juste.