Rencontre avec Guillaume Poix, Sainte-Cécile les Vignes (15/06/18)

Invité par le café littéraire de Sainte-Cécile les Vignes, Guillaume Poix, lauréat du prix Wepler 2018 pour Les fils conducteurs, y répondit aux questions et aux remarques affûtées de Xavier Tresvaux.
Son premier roman se déroule dans l'immense décharge d'Agbogbloshie (1), près du port d'Accra au Ghana, où atterrissent les produits électroniques du monde entier résultant de l'obsolescence industrielle dans nos sociétés développées. Une décharge où, au péril de leur santé et de leur vie, de nombreux enfants travaillent pour survivre, triant ces déchets extrêmement polluants et respirant les fumées toxiques résultant de leur incinération pour en extraire les métaux lourds.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Agbogbloshie
Dans cette décharge on retrouve les plus précieux objets de notre quotidien, ceux qui agencent nos rapports aux autres, qu'ils soient professionnels ou personnels. Et ces objets nous plongent au cœur des circuits de l'information et de notre intimité numérique, ils témoignent du profond imbriquement de nos sociétés (qui n'est pas seulement économique) car il n'y a pas d'élément indépendant, tout est lié.
Aussi l'auteur a-t-il voulu instaurer une circulation dans son roman, une " électrification de l'écriture-même" (d'où le titre) et y montrer la "face cachée de la matière" car nous ne sommes pas tant dans une époque de dématérialisation que de dépersonnalisation et de dilution de la responsabilité.
À Accra, le jeune Jacob est initié au monde d'Agbogbloshie par Isaac et Moïse, il y fouille ainsi avec eux "la bosse" pour aider sa mère à subvenir à leurs besoins. Tandis qu'en Suisse, Thomas, un photographe d'art, décide de se rendre à la décharge ghanéenne d'Accra pour y faire des photos.
Figure de l'occidental blanc, ce jeune franco-suisse nous met face à l'hypocrisie des idéaux humanitaires et des engagements chevaleresques de la France dans les affaires du monde comme à la neutralité politique et à l'hygiénisme de la Suisse. C'est un héros manipulé par les événements qui ne réalise pas qu'un "clic" est un acte lourd de conséquences et qui sera amené à commettre une chose dont il n'a pas pleinement conscience, comme si l'acte perdait de sa substance quand il agit vraiment.
Et le projet de ce roman d'initiation et d'amitié était d'entremêler les destins de Jacob et de Thomas, de rendre au lecteur Jacob plus proche et Thomas plus étranger, de lui tenir la main pour lui faire voir ce dont il n'a pas forcément conscience ou qu'il ne veut pas voir.
Les fils conducteurs sont aussi un texte sur l'image et l'effet de sidération que peuvent causer les images qui figent quelque chose et anesthésient le regard. Une "volonté citoyenne" d'explorer le hors-champ des images en les remettant en mouvement. Car c'est là le pouvoir de la littérature que de réveiller les images.

Le livre est né d'une exposition photographique vue par l'auteur en novembre 2013, le choc ressenti devant une photo de cette décharge l'amenant à se documenter sur internet et l'entraînant dans "un puits sans fond". Et il n'eut pas l'envie d'aller lui-même à Accra car il ne sait pas "aller sur le terrain pour générer de la matière".
Guillaume Poix étant dramaturge et metteur en scène, ces recherches aboutirent d'abord, tout naturellement, à une création théâtrale - celle de Waste (2) qui fut monté en 2016 au Poche/GVE, une pièce dans le sillage de laquelle s'inscrit ce premier roman.
2) https://www.letemps.ch/culture/langue-cloutee-guillaume-poix-frappe
La narration surplombante à la troisième personne privilégie le "on" dans une sorte "d'omniscience entravée" à la Echnoz – dont l'auteur est grand lecteur. Un "on" remplissant une fonction "d'impersonnalisation" du narrateur qui semble à la fois "en être et en n'être pas", mais aussi du lecteur. Un "on" qui donne l'impression de faire spectacle, comme dans un moment de théâtre mettant en jeu un acteur, un spectateur et un texte, amenant le lecteur à participer à la construction du livre. Par ailleurs ce "on" s'avère moins brutal et plus pudique que le "il", investissant plus d'émotion pour le personnage.
Et Guillaume Poix a conçu toute l'écriture de son roman comme une sorte de mise en scène s'effectuant sur un espace scénique à la taille de ce hors-champ de notre monde moderne qu'est Agbogbloshie, un enfer dont nous n'avons pas conscience. "La bosse" s'apparente ainsi à une grande scène sur laquelle l'auteur met en place et en mouvement ses personnages, reprenant l'énergie, la pulsation physique d'une langue très théâtrale même si elle a été intellectuellement construite.
L'auteur devait en effet éviter l'écueil d'une langue "petit nègre", d'une langue au rabais marquée par la domination coloniale, et il était difficile de faire parler français dans un Ghana anglophone. Il s'est ainsi orienté vers une langue très sophistiquée mêlant anglicismes et mots tronqués, argot et néologismes, qui se régénère constamment en échappant au systématisme, à l'enfermement dans une grammaire, dans un code linguistique. C'était pour lui un pari formel ambitieux : celui de réveiller le lecteur en lui parlant de cet univers de précarité absolue par le biais d'une langue émancipatrice parlant au monde entier. Une langue-monde car ce lieu-là contient le monde entier.
Et déjà, dans un très beau passage, il avait entraîné le lecteur à épuiser le mot - bien réel celui-là – de Agbogbloshie, afin qu'une vérité innommable devienne enfin prononçable, posant ainsi un premier jalon pour que ce mot enfin apprivoisé fasse voir au lecteur une réalité cachée.
Bien au-delà du documentaire, Les Fils conducteurs a ainsi la force politique donnée par la littérature qui, en permettant un partage du sensible, nous fait appréhender le réel par un pas de côté.

Les fils conducteurs, Guillaume Poix, Verticales, août 2017, 224 p.