"Un océan, deux mers, trois continents" de Wilfried N'Sondé

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D'Antoine Emmanuel Nsaku Ne Vunda, premier ambassadeur envoyé auprès du Saint-Siège par le roi du Kongo Alvaro II en 1603 – et mort trois jours après son arrivée, suite à un tumultueux périple de plus de quatre années –, il reste à Rome la dépouille ensevelie sous la basilique Sainte Marie Majeure et un buste de marbre noir (1) - ainsi que deux portraits (2).

Ce personnage historique oublié dont l'intégrité résista aux nombreuses épreuves traversées témoigne d'une époque où les Africains pouvaient être reconnus en Europe au Vatican, ce qui toucha particulièrement Wilfried N'Sondé (3), faisant de ce prêtre noir un héros romanesque idéal. Un héros lui permettant de mener un roman d'aventures et de formation plongeant dans les horreurs de ce siècle lointain pour interroger plus largement notre humanité, et dans lequel il s'attache à incarner toute une mémoire effacée : «celle d'esclaves et de suppliciés croisés au cours d'un long et périlleux voyage sur un océan deux mers et trois continents».

1) Statue dite "Nigrita" attribuée à Stefano Maderno et Francesco Caporale

2) Une fresque de Giovanni Battista Ricci au Vatican et une peinture au Palais Quirinal

3) https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/05/01/prix-kourouma-a-wilfried-n-sonde-mon-roman-sur-la-traite-transatlantique-est-un-acte-de-reconciliation_5292971_3212.html

 

la statue "Nigrita"

    Un océan, deux mers, trois continents est un roman universel et atemporel qui éclaire ce commerce triangulaire stimulé par la découverte et la colonisation de l'Amérique, évoquant aussi le servage et s'étendant aux violences de la flibusterie et aux brutalités de l'Inquisition pour nous entraîner au cœur de la folie des hommes qui partout, que ce soit en Afrique, en Europe ou dans le "Nouveau monde", hiérarchisent les êtres, en reléguant certains au rang d'animal et les traitant avec une cruauté monstrueuse.

     

    Quittant son paisible village près du fleuve Kongo, Nsaku Ne Vunda, ce jeune prêtre à la foi intense qui vit le jour «dans un monde idéal et confortable», fut éduqué par des missionnaires catholiques et choisi par le roi en raison de sa pureté, de son ignorance de la corruption et des intrigues. Il s'embarque sur un navire l'entraînant d'abord à son insu au Brésil pour y décharger sa cargaison d'esclaves avant de reprendre l'océan en direction du Portugal. Une seconde traversée au cours de laquelle Le Vent Paraclet sera assailli par le bateau de Raïs Dali, un sanguinaire pirate néerlandais converti à l'islam qui débarquera notre héros à Lisbonne d'où il tentera de gagner Barcelone aidé par des moines. Capturé, emprisonné et torturé par la sauvage armée de la Sainte Inquisition espagnole, il ne réussira qu'in extremis à gagner Rome.

     

    Ce voyage le contraindra à observer le monde alors qu'il préférait l'imaginer en fermant les yeux, lui faisant découvrir le mal et «les affres des hommes». Et le microcosme infernal de ce navire négrier anticipera d'emblée toute «la laideur du monde» qu'il retrouvera sur les trois continents, tout en en appréhendant aussi la beauté au travers de la profonde amitié le liant à un mousse venu d'une campagne française qui lui révélera «la chaleur et la joie d'être deux», et en découvrant «les trésors cachés» de son âme et les vertus de l'empathie - toutes les victimes devenant à jamais «ses sœurs et ses frères».

    Fresque de Giovanni Battista Ricci

     

    L'auteur confie la narration à ce héros décédé depuis quatre siècles, et même à sa statue, ce parti-pris narratif lui permettant de faire entendre, selon son désir, une voix déroutante surplombant la course du temps et du monde et les contingences humaines en parlant d'ailleurs : «de là où tout sentiment se transforme en douceur (…) où la souffrance se convertit en compassion». Une voix «porteuse d'amour et d'espoir» qui enfante «la sagesse et le pardon», la réconciliation.

    Et ce héros apparaissant comme une sorte de «medium entre les mondes terrestres et invisibles» raconte non seulement son histoire intimement mêlée à la bassesse et à la grandeur des hommes mais, alliant le conte ou le rêve à la réalité, insère ce récit très linéaire dans ses croyances et dans les légendes de son peuple, ce qui lui donne une tonalité mythique.

    Quant au style, semblant délibérément dater un peu, à la fois sobre et poétique dans ses nombreuses descriptions comme dans ses réflexions et ses méditations, il refuse les excès et les ruptures, l'auteur optant pour un phrasé souple à la douceur apaisante assez uniforme, au risque parfois de se montrer trop lénifiant et un peu soporifique.

     

    Peinture (Palais du Quirinal)

     

    On connaît finalement assez peu de choses de la biographie de Nsaku Ne Vunda et du détail des quatre années de son expédition périlleuse, ce qui laissa beaucoup de liberté au romancier. L'auteur a néanmoins tenu à donner au lecteur d'intéressants repères documentés précisant le contexte de cette histoire dans plusieurs passages en italique.

    Pour ce qui est de la mission de l'ambassadeur, il a préféré ne retenir que l'hypothèse d'un roi du Kongo désirant s'affranchir de la tutelle portugaise et alerter le Pape des abominations de la traite esclavagiste, de l'urgence de mettre un terme à cette entreprise de déshumanisation gangrenant toute la société dans laquelle son peuple avait fini par perdre son âme.

    Et il a pris la liberté d'inventer notamment ce personnage du mousse – capital dans le roman mais à mon sens fort peu crédible ! - pour insérer une lumière dans la noirceur de l'enfer décrit.

    Wilfried N'Sondé développe par ailleurs une opposition enfer/paradis étonnamment sexuée en nous faisant remonter aux  origines légendaires du Kongo comme de celles de son héros. Et son narrateur rend un hommage appuyé aux neuf «mères fondatrices de [son] peuple» qui insufflèrent «un esprit dissident réfractaire aux injustices» comme aux femmes et aux mères qui élèvent les enfants «dans l'humilité et le souci de solidarité». Ce paradis perdu semble ainsi avoir été régi par les femmes, tandis que l'enfer se révèle essentiellement masculin. Un paradis dont sans doute seules les femmes pourraient à nouveau ouvrir la voie,  le personnage du mousse venant étayer cette hypothèse...


     

    Un océan, deux mers, trois continents exalte «la victoire de l'amour du prochain sur les ténèbres» qui «transcende la vie sur terre en une expérience sublime». C'est certes un beau livre doté d'un intérêt historique indéniable et aux ambitions réconciliatrices louables. Mais s'il a le mérite de nous faire découvrir un personnage oublié et d'élargir notre vision de l'esclavage en la remettant dans son contexte, son style - fortement lié au point de vue narratif choisi - tout comme le personnage du mousse ne m'ont pas totalement convaincue.

     


     

     

     

     

     

    Un océan,deux mers, trois continents, Wilfried N'Sondé, Actes Sud, janvier 2018, 272 p.

    A propos de l'auteur :

     

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Wilfried_N%27Sond%C3%A9

     

    EXTRAIT :

     

    On peut lire les premières pages (p. 9/16) sur le site de l'éditeur : ICI

    Publié dans Fiction, Histoire

    Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
    Commenter cet article
    K
    Je suis ému et triste à la fois intéressé de connaitre l'histoire de mon royaume. bravo à l'auteur de cet roman.
    Répondre