"Bartolomeo in cristu" de Stefanu Cesari

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Bartolomeo in cristu" de Stefanu Cesari

C'est de la visite inopinée de la chapelle romane du petit village corse de San Pantaleu di Gavignanu en Castagniccia qu'est né ce dernier livre de Stefanu Cesari intitulé Bartolomeo in cristu. Dans cette modeste chapelle décorée de fresques du XVème siècle récemment restaurées – de ces images de grande taille aux couleurs vives qui véhiculaient auprès du peuple la connaissance divine en reliant de manière concrète le terrestre et le céleste -,  il fut en effet happé par la forte présence de la figure de Saint Barthélémy (1) qui se détachait du cortège des apôtres peints dans l'hémicycle de l'abside (onzième apôtre en partant de la gauche).

Un écorché totalement dénudé et rouge de son sang qui, défait de lui-même, porte, jetée sur l'épaule comme un vêtement sale, son ancienne peau se terminant par un visage gris barbu aux yeux fermés dessiné tête-bêche -  et contrastant avec le visage lisse incarnat, auréolé et éclairé d'un regard extatique, qui faisait face au poète.

1) https://eglisesetchapellesdecorse.jimdo.com/2013/09/04/saint-barthelemy/

 

 

«(...) par vedati ci voli à caminà l'ori è l'ori, a faccìani quiddi di nanzi, un cantilagnu, un racanizzu trà i denti, ci voli à mastucàlli bè ì paroli nanzi dìlli / (...) pour te voir, il faut marcher longtemps comme ceux d'avant, une litanie à la bouche, un morceau de bois il faut mâcher longtemps ses mots.»

 

Dans la nudité absolue, la pureté de sa couleur rouge appliquée il y a plusieurs siècles  sur "l'intonaco" encore humide (2), Bartolomeo s'avéra une sorte d'«idéogramme peint», de signe porteur de sens qui longtemps après, alors qu'il l'avait oublié, revint souvent le visiter. Et ce livre découle de ce «rendez-vous mystérieux avec une image», avec un visage qui avait quelque chose à dire de lui-même, de son parcours, comme de la main qui avait construit le mur et l'y avait dessiné, et avec elle d'un pays et des hommes qui l'occupaient, d'un territoire et d'un temps (3). Qui avait sans doute aussi à dire du poète et de l'art de son langage.

Cette expérience contemplative initia ainsi un voyage au pays de l'enfance qui semble pour Stefanu Cesari celui de l'écriture : une quête dans l'entre-deux de la mort et de la vie, «entre un arbre vivant et un arbre mort». Un long chemin de mots pour construire «une maison de papier» dans un langage capable de rendre visible l'invisible, réinsufflant de l'air dans les «poumons de l'enfance», dans le «poumon du monde». Et ces textes qui "muent une solitude en dialogue (...) et renouent le fil reliant chacun d'entre nous à des mondes disparus, à des êtres qui se sont tus", comme je l'écrivais à propos de son recueil Genitori, épousent parfaitement  l'univers poétique de l'auteur.

2) Dans la technique de l'affresco ("a fresco"), contrairement à la peinture "a secco" (à sec), on passe sur un mortier sec (l'arriccio) profondément humidifié auparavant un mince enduit à base de chaux aérienne qui reçoit la couleur - d'où son nom "l'intonaco". Une couleur s'appliquant sur l'enduit encore frais (fresco) qui a donné son nom à la technique

3) Cf le commentaire de l'auteur dans la vidéo signalée en fin d'article

 

 

La poésie de Stefanu Cesari repose sur les mots, les rythmes et les images, mais aussi sur la structuration et la présentation, la mise en page, qui participent également du sens. Et elle est ici magnifiquement servie par le travail de l'éditeur.

Il s'agit dans ce dernier opus, moins de poèmes à proprement parler que d'un récit, d'un «discours de longue haleine» parfois répétitif qui s'égare «le long des chemins perdus» comme dans un «labyrinthe». Un récit marchant sur les traces d'une enfance perdue, dans l'épaisseur d'un temps très long, et écrit dans une langue assurément poétique, tranchante et révélatrice qui vient réveiller un pays «en dormition». Une langue à l'image de ce saint bicéphale qui ressemble «aux gens d'ici» mais dont l'aspect oriental relève d'un ailleurs, d'un autre territoire. Une langue créatrice d'images, traçant des lettres «sur la peau qui fut vivante» et cède sa mémoire pour «aller au-delà et voir». Au-delà de notre temps, au-delà de soi.

Les mots simples sont ceux de l'univers des bergers, de la nature et des bêtes, la syntaxe et la ponctuation apportant souvent un rythme source d'étrangeté ravivant leur sens, l'auteur creusant des espaces nouveaux pour remonter à la lumière un passé éteint (4) et sollicitant avec intensité notre imaginaire. Une langue poétique épurée recelant une tension extrême, à l'écoute du moindre appel dans le silence, à l'écoute de cette couleur vive qui parle dans le noir, dans le chaos des pensées. Et le recours au lexique religieux ajoute au caractère sacré, quasiment mystique, donné à ce quotidien rural.

4) "des espaces pour remonter à la lumière un passé éteint en tirant le fil des mots par le chas de l'aiguille pour le tendre à l'autre", disais-je déjà à propos du précédent recueil de l'auteur Le moindre geste / Ù minimu gestu

 

 

 

 

 

«Ssu paesu Tù trà un àrburi vivu unu mortu / Toi ce pays entre un arbre vivant, un arbre mort»

Le récit adopte la circularité du rosaire renvoyant à celle de l'auréole du saint, sans doute aussi car la pratique du rosaire, cette liturgie répétitive du pauvre, rurale et populaire, a pour objectif de contempler (avec Marie) le visage du Christ (5) et fait appel à l'imagination pour reconstituer et voir en esprit les différents épisodes de la vie de Jésus. Un récit en cinquante-neuf "grains" précédé d'une adresse, dont le soixantième n'est pas la croix mais le "T" du "Toi", «le point cardinal» vers lequel se dirige cette sorte de prière.

5) https://fr.wikipedia.org/wiki/Rosaire

Sur chaque double page ivoire, d'un blanc passé par le temps, se font face le texte corse trempé dans ce sang, coeur battant de la parole, et sa traduction française à l'encre noire. Tandis que ces deux volets reposent sur un épais soubassement reprenant la découpe de l'auréole sur le fond coloré de la fresque et évoquant aussi l'hémicycle dans lequel elle s'inscrit. Un large aplat terre de Sienne parcouru en son milieu d'une ligne horizontale claire rappelant le liseré délimitant la fresque des apôtres, quasiment de plain pied avec les fidèles,  de celle du Christ en Majesté (6) occupant la voûte (céleste) de l'abside. Une ligne frontière qui ne sépare pas mais au contraire unit les paroles ivoire écrites de part et d'autre en sens inverse de ce livre tête-bêche, qui semblent remonter du dessous par transparence, perçant cette croûte de sang séché.

6) Un Christ dans sa Mandorle et porteur des Ecritures

Et, une fois parvenu à la fin, ce troisième texte s'ajoutant aux voix corses et françaises se révèle le soixantième grain correspondant à la croix : un texte particulier qui remonte tout le récit jusqu'à son commencement, s'affirmant comme le "texte de l'écriture du texte", ce qui reste de sa construction. Une circularité à l'image de l'éternité.

Il y a des mains qui savent et disent ce que nous ne voyons pas. N'entendons pas.

Un livre envoûtant et mystérieux où nous avançons à tâtons avec le poète, et qui, exacerbant notre imagination, nous fait toucher un au-delà difficilement formulable.

 

 

 

 

 

 

Bartolomeo in cristu, poèmes, Stefanu Cesari, éditions éoliennes, 137 p., 20 juin 2018

 

A propos de l'auteur :

 

Né en 1973 à Porto-Vecchio, Stefanu Cesari concentre sa vie autour de la poésie. Auteur en français comme en langue corse, il a déjà reçu le Prix des lecteurs de Corse en 2009 et en 2013, et le Prix Don Joseph Morellini 2013. Il est aussi traducteur (traduisant les voix multilingues de la poésie contemporaine sur son blog Gattivi Ochja), et l'organisateur des Lectures poétiques du halo à Bastia.

Bibliographie : Mimoria di a notti, Albiana (2002), A lingua 'lla Bestia/ Forme animale, A Fior di carta (2008), Genitori, Presses littéraires (2010), Le moindre geste/ U mìnimu gestu, Colonna 2012. Stefanu Cesari écrit également dans des revues et a participé à plusieurs anthologies.

 

A propos de Bartolomeo in cristu :

 

On peut lire l'article de Philippe Jammes sur Corse Net Infos, accompagné d'une vidéo de l'auteur présentant son livre : ICI

On peut également lire la lecture d'Angèle Paoli sur Terres de femmes : ICI

ainsi que celle de Carine Adolfini sur Isularama : ICI

 

EXTRAITS :

1

p.6/7

'Ssu paesu trà un àrburi vivu è un àrburi mortu, trà l'amàndulu in fiori è u palu pralungatu d'un falcu. 'Ssu paesu com'è una miniatura di capanni è di chjostri un paesu d'aienti mossi à u filu di u muntaneri. Omu ci nasci è ci mori è i mammi t'ani tutti unu stolu di fiddoli chì cùrrini impressu à i babba, hè cussi, tuttu s'alza quì tal' un segnu rudu, una quistioni senza quistioni. In 'ssu paesu ziteddu, a prim'età hè prestu frusta, ci si custruisci casi pà i santi, ch'iddi ùn invichjessini mai. Si piàntani i bastona pà i sarrendi è l'aggrotta, si brusgia legnu par carbonu, è ciò chì inghjimmisci porta u sciffru di u ghjustu. I picuraghji t'ani bastona è culteddi è a bucca impiuta à versi duri, à mucaturi.

 

Ce pays entre un arbre vivant et un arbre mort, entre l'amandier en fleur, le bâton prolongé d'un oiseau. Ce pays comme une miniature de cabanes et d'enclos, un pays de pauvres hères. On y naît on y meurt les mères y ont des myriades de fils qui courent après leurs pères, c'est ainsi, tout de dresse comme un signe âpre, un pourquoi qui n'est pas une question. Dans ce pays de l'enfance, vite passée. On construit des maisons pour les saints, pour qu'ils ne vieillissent jamais. On plante des bâtons pour la clôture et l'abri, on brûle pour le charbon, on regarde ce qui verdit comme ce qui est juste. Tous les bergers ont des bâtons et des couteaux et la bouche pleine de versets durs qui les blessent.

 

49

p.102/103

 

Nienti quì chì purtessi versu l'altrò, nè castedda nè zinni neri, celi aparti mica, nant'à l'oceanu, ne vasceddu à orlu di rena, ma a custruzzioni di u sguardu è di a bucca chjusa, a turri di u spìritu chì ascendi, u focu chì brusgia a faccia, intosta u spinu. Una ligna di carbonu disignata basta, chì tu parlessi in tè, òpara suviddata dopu à u biancu, sdrisgiatura. Fora l'aimali si stringhjini, si stringhjini i custillazioni. Ugnitantu passa calchissia senza idea di firmàssi, ma quì ti teni cumpagnia l'omu chì tù se statu, quidda màscara purtata nant'à u ventri com'è un locu mortu, u tarritoriu di nanzi arcinditatu è inditu. L'omu chì tù se statu, vulinteri lacatu, vulinteri persu.

 

Rien d'extraordinaire. Rien du tout. Pas de construction pas de paroi pas de noir. Aucun ciel posé sur l'océan, mais le regard, l'ovale silencieux d'une aura, cette tour ascendante de l'esprit. Un feu qui ne serait pas allumé, il brûle le visage, glace les épaules, ligne tracée d'un trait de charbon c'est suffisant, tu parles en toi, œuvre scellée après le blanc, après le coup porté pour en finir. Dehors les animaux se serrent, les constellations, mais toi, l'homme que tu as été il te tient compagnie, masque porté vide sur le ventre, comme un lieu mort, un territoire d'éclairs et d'abandon. De ce lieu-là, cet homme que tu as été, il faudra s'en souvenir laissé, volontiers perdu.

 

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Publié dans Poésie

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N
Un grand merci à toi pour avoir rendu compte de la poésie vibrante de Stefanu Cesari. Pas facile d'écrire sur une telle poésie qui semble un véritable joyau fait avec des mots très simples. Une poésie que j'ai toujours perçue comme empreinte d'une sorte de mysticisme païen qui engloberait toutes les religions ou tout au moins ce qu'elle ont de meilleur.
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E
Cette poésie me touche aussi beaucoup, Norbert, et le terme de "mysticisme païen" me paraît bien convenir à son sujet.