"Pardon pour l'Amérique" de Philippe Rahmy

C'est avec émotion que l'on découvre l'ultime livre de Philippe Rahmy publié de manière posthume par son fidèle éditeur, les éditions de la Table ronde. Pardon pour l'Amérique fut en effet achevé lors d'une résidence d'écriture de l'auteur à Montricher durant les quelques mois précédant sa mort, le 1er octobre 2017.
Le projet initial du livre était celui d'un récit de voyage à travers les USA, ce pays de la liberté dont la population représente paradoxalement «environ 5% de la population mondiale mais un quart de la population carcérale de la planète», ainsi que d'une "enquête pour rencontrer des personnes emprisonnées à tort et discuter avec elles de la notion de pardon".
Un projet se nourrissant aussi de la propre expérience de l'auteur intimement liée à cette maladie des os de verre endurée dès l'enfance qui l'emporta soudainement à l'âge de cinquante-deux ans :
«Chercher les similitudes entre une existence condamnée à l'immobilité quasi permanente durant plus de vingt ans (1) pour cause de maladie, d'hospitalisation, et le calvaire d'un innocent qui se sent arraché à la vie par décision de justice, avant d'être emmuré.»
1) Puis sa santé s'améliora et il prit le large, se mettant à arpenter le monde de Paris à Shanghaï, de Tel Aviv à Buenos Aires...

Les difficultés rencontrées sur le terrain lors de son voyage à une époque où la société américaine semblait de plus «prise de convulsions, en plein délire avant, pendant et surtout depuis l'élection de Donald Trump» l'amenèrent à emprunter des chemins de traverse et à ouvrir la porte à l'imprévu et aux digressions. Il convoqua alors «d'autres figures imaginées ou rencontrées» et, au-delà de l'exactitude documentaire des faits, le réel se fit fiction, s'approfondissant par la force de l'empathie et de l'imagination. Mais Philippe Rahmy n'y abandonna pas pour autant le cœur d'un projet d'écriture tournant autour de l'enfermement et de la liberté, de la souffrance et de la violence, de l'injustice et du pardon.
Pardon pour l'Amérique est ainsi un livre hybride se déroulant dans le sud des Etats-Unis, dans cet état de Floride dont 80% des électeurs ont voté Donald Trump. Dans une Floride «loin des selfies clic-clac Kodak, Martini dry à la main et tignasse platine sur le golfe du Mexique, ou en string de sable blanc sur la côte atlantique», dans cette Floride des pauvres et des opprimés qui côtoie celle des nantis «enfermés eux aussi, dans leurs villas chlorées, pétrifiées par le froid des climatiseurs» ou exhibant leurs «trophées à mamelles», «une bosse de Viagra au creux du pantalon», se repaissant du «va-et-vient de la chair et de la mer».
Et dans cet enfer si éloigné de la carte-postale paradisiaque habituelle, nous croisons non seulement des condamnés acquittés après avoir passé d'interminables années derrière les barreaux, dans le couloir de la mort, «saints profanes jetés aux fers pour des crimes qu'ils n'ont pas commis», mais toute une humanité violente et souffrante, des travailleurs agricoles mexicains clandestins réduits à l'esclavage aux soldats qui peuplent les asiles psychiatriques depuis leur retour de la guerre d'Irak, se ruant «contre un mur ou contre rien», luttant «contre d'invisibles barbelés».

Eux et les lézards, les pélicans, petites et grosses bêtes faisant la jonction entre l'homme et le néant, qui sont, s'il était possible de déchiffrer ces gribouillis de cafards dans le sable, aussi précieux et aussi vains que nous le sommes tous, avec ce bruit qui traîne, avec cette terre qui craque. Ils rayonnent avec une telle puissance, que cette terre et ce bruit deviennent aussi ma chair et mon sang. Va, vole, Amérique chérie !
L'auteur nous entraîne sur «une terre de douleur», dans les ténèbres d'une Amérique d'une brutalité archaïque «aux relents préhistoriques» où toute une humanité de misère s'attache à sa survie, empli d'amour pour ces «êtres qui ne baissent pas les bras, brisés partout sauf dans le désir», et dont il ressent la douleur muette et la colère rentrée, la rage de vivre, dans sa propre chair.
Prenant cette Amérique des vaincus «à plein bras» dans un tendre et percutant corps à corps mariant l'intime et le gigantesque, le cosmique et le charnel, la précision factuelle et l'impalpable, il transforme chaque centimètre carré de page blanche en matière vivante (2), agrégeant une multitude de fragments en une chorégraphie tumultueuse où «s'exprime la faiblesse avec violence», cherchant à traduire les voix emmurées dans ce vacarme. «Les mots du silence», ces «mots au-delà qui sont plantés en soi à coups de poing, à coup de sexe, ces mots de langue nouée couverts par le bruit». Des mots qui «comme des clous ont balisé [son] chemin jusqu'aux USA».
2) Cf : "comme Alberto Giacometti passait et repassait sur un visage pour saisir l'expression des yeux, un centimètre carré de toile blanche à transformer en matière vivante."
L'écriture poétique de Philippe Rahmy nous emporte ainsi dans une ample coulée fortement scandée, saturée d'images et de couleurs, de visions révélatrices. Dans un magma incandescent qui se déploie inéluctablement de manière hypnotique, nous faisant entendre le lancinant «bruit de fond» de l'Amérique comme une sorte de «roulement de tambour» primitif (3). «Le murmure des prisons et de la nature, le fourmillement des banlieues, le battement d'un paysage...» s'y confondent alors avec les propres battements sourds de notre cœur dans le grand silence du monde, dans ce «vide interstellaire», cette «réalité sans air à laquelle nous adressons nos prières».
3) Renvoyant à la nouvelle de Conrad, Au cœur des ténèbres quand le héros s'enfonce au cœur d'une forêt primitive où retentit un lointain roulement de tambour à l'image de cette pulsion vitale qui bat au plus profond de l'homme, alors que toute activité s'avère dérisoire face à l'indifférence du destin.
(...) et c’est soudain l’innocence qui te broie le cœur, quelque chose de souterrain et d’éternel dans ces yeux-là, dans ce café à enseigne rouge clignotante, dans ce corps mal nourri, mal aimé, mais surgi du fond des âges, douloureusement ignare, préhistorique, mais triomphant.
Et c'est toute la vanité et la valeur de l'homme qui émergent de ce gouffre sans fond, une sorte d'innocence éternelle face à l'injustice d'un monde indifférent. C'est tout un peuple abattu que cette écriture compassionnelle, ivre de souffrance et cherchant humblement la lumière, met debout (4), tandis que surgit «l'imprévisible beauté du monde qui ne se manifeste que dans l'obscurité».
4) Cf l'épigraphe tiré de l'Eloge de la dialectique de Berthold Brecht :
« (...) Celui qui s'écroule abattu, qu'il se dresse !
(…) Les vaincus d'aujourd'hui sont demain les vainqueurs »

Voici la fin du monde, le mien, et notre naissance commune. Nudité devant rien. La liberté enfin.
Pardon pour l'Amérique semble l'aboutissement d'une trajectoire.
La maladie qui enferma Philippe Rahmy dans un corps pétri de douleur l'a conduit en effet à "un état de contemplation lucide, arraché à la vie courante et placé face à l'éternel" (5). Et l'auteur a d'abord transformé cette douleur et la violence qui le submergeait en un cri de révolte, se redressant grâce à la littérature.
5) Comme le soulignait Virginia Woolf dans son essai De la maladie
Mais c'est quand il a pu aller au devant de ses semblables que, dans ses derniers livres (Béton armé, Allegra et Monarques), il a transcendé sa propre douleur et sa colère en se laissant porter «par un amour sans faille pour les êtres humains» et, s'allégeant peu à peu, délesté de soi, est parvenu à l'«heure bénie où la littérature n'est que pure empathie» :
«Dehors et autrui au travers soi. La vie au filtre de la chair.»
«Rex pauper» se chargeant de toute «cette cargaison humaine» dont il est le «témoin impuissant», il tente de «sauver ces gens de leur enfermement, non pas de couper leur chaînes, mais de leur offrir ce que [lui] offre la littérature, le pouvoir de [s']absenter». Et, dans cet ultime opus aux connotations christiques, il s'achemine ainsi avec eux "jusqu'aux frontières du pardon", affirmant «une présence nue au monde au regard zénithal de l'étoile ».

Pardon pour l'Amérique, Philippe Rahmy, La Table ronde, préface de Françoise de Maulde, 30 septembre 2018, 320 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Rahmy
On peut lire les premières pages (p.5/20): ICI