"Là où les chiens aboient par la queue" de Estelle-Sarah Bulle

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Là où les chiens aboient par la queue" de Estelle-Sarah Bulle

"Là où les chiens aboient par la queue (1)", c'est ainsi que l'on nomme en créole «ce désert du bout du bourg» de Morne-Galant, cette «terre à chimères» où prend racine l'histoire de trois héros qui entremêlent leurs récits pour décrire la Guadeloupe des années 1940 aux années 2000 dans laquelle ils sont nés et ont vécu avant de la quitter. Et ils racontent des événements et anecdotes de leur vie et de celle de leurs ancêtres, mêlant la petite à la grande histoire, tant dans ce terroir d'origine qu'à Pointe à Pitre et en métropole.

1 ) "la chyen ka japé cpa ké"

 

Outre son réel intérêt historique, le roman nous faisant découvrir bien des aspects peu connus de ce lointain département français ultramarin et des épisodes occultés dont on a peu parlé en métropole, Là où les chiens aboient par la queue questionne l'origine et la transmission et éclaire sans concession le rapport des Antillais entre eux comme leur rapport à la France. Et c'est un bel éloge de la diversité, un bel hymne au métissage, à la vie et à la liberté.

S'inspirant fortement de l'histoire de la branche antillaise de sa famille, ce premier roman d'Estelle-Sarah Bulle est de plus magnifié par une imagination romanesque des plus fertiles et une capacité à donner chair aux personnages, comme par la singularité, la beauté et la justesse de l' écriture.

 

Je voulais qu'on me raconte la Guadeloupe, ce temps d'Hilaire et le temps d'après, nouer les fils avec ce que j'en connaissais moi-même.

 

Antoine, l'aînée, désignée par ce «nom de savane» préféré à son nom de baptême «pour embrouiller les esprits», Lucinde et Petit-frère, les trois enfants d'Hilaire Ezechiel, ce beau-parleur dispendieux descendant d'esclaves, et d'Eulalie Lebecq, appartenant à la communauté des Blancs-Matignon (2), retracent ainsi la saga familiale.

Et la voix de leur nièce et fille, sorte de double de l'auteure née à Créteil «dans une famille ressemblant à la famille française type», vient organiser ces récits s'adressant à elle, mêlant aux confidences et aux moments vécus qui lui sont relatés ses propres souvenirs. Ceux d'une jeune femme n'ayant gardé de la Guadeloupe que des sensations de vacances et la musique de ce créole dont elle ne comprenait qu'un mot sur dix mais qui, comme sa tante Antoine avec laquelle elle a noué un lien privilégié, semble avoir reçu en héritage d'Hilaire (son grand-père) l'art de raconter des histoires.

2) Communauté d'origine assez mystérieuse de Bretons aux yeux bleus, descendants d'aristocrates ou petits blancs pauvres comme Job, arrivés en Guadeloupe au XVIIIème siècle

 

 

Décasement, années 1960

 

Le livre est porté par son héroïne principale, l'irradiante et souveraine Antoine qui nous entraîne dans ses aventures rocambolesques, mêlant avec saveur le réel et le fantasmatique. Et nous suivons son chemin qu'elle ne doit qu'à elle-même, un chemin passant d'un monde à l'autre, «reliant le passé au présent, la Guadeloupe à Paris, comme une racine souterraine pleine de vie».

Quittant à seize ans le monde rural figé d'Hilaire, elle débarque ainsi à Pointe à Pitre en 1947, accompagnant la rapide mutation d'un monde traditionnel vers une modernité importée de La-France en 1960. Jusqu'à la rupture des massacres de mai 1967 et son envol pour Paris, vingt ans après son premier départ, et à la reconstruction d'un «chez elle» dans le quartier du Sacré cœur : «sa boutique, une église, et la liberté».

Quant aux autres héros, ils complètent ce parcours, introduisant une diversité tenant à leur personnalité, tandis que de nombreux personnages secondaires bien incarnés animent cette fresque.

 

 

 

L'auteure rend à merveille la vitalité d'une héroïne ne voulant rien perdre du spectacle du monde, qui ne fait jamais «que suivre son désir en cultivant sans regret l'art de la catastrophe». Et son parti-pris polyphonique rend le texte encore plus vivant, les récits de la sœur et du frère qui varient les angles de vue et introduisent d'amusantes divergences et incertitudes (3), équilibrant aussi la trajectoire rectiligne d'une héroïne volontaire qui avance sans jamais se retourner, évitant ainsi toute monotonie.

3) Nous aurons ainsi plusieurs versions du même événement et nous ne saurons jamais qui à payé la voiture de Tatar, le mari de Lucinde, tant les affirmations des différents protagonistes divergent !

 

On est totalement séduit par la belle écriture inventive et imagée d'Estelle-Sarah Bulle qui marie avec subtilité poésie et humour, une écriture riche de trouvailles et d'une grande justesse de ton qui esquive tous les écueils. La langue, concrète et sensuelle, traduit notamment la beauté de la nature comme la misère des faubourgs, les couleurs et les odeurs, sans tomber dans l'exotisme. Et l'auteure réussit de même à mêler avec fluidité et naturel, simplicité, syntaxe classique, noms locaux et expressions créoles, se gardant bien de tomber dans le procédé systématique.

Une écriture authentique et exigeante semblant libérée du désir de plaire, ce qui donne d'emblée à mon sens à cette jeune auteure l'étoffe d'un véritable écrivain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Là où les chiens aboient par la queue, Estelle-Sarah Bulle, éditions Liana Levi, 23 août 2018, 188 p.

 

A propos de l'auteure :

 

Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de conseil puis pour différentes institutions culturelles. (éditions Liana Levi)

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages (p.7/20) : ICI

 

Publié dans Fiction, Histoire

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