"Il saltozoppo / La soie et le fusil" de Gioacchino Criaco
Avec Il saltozoppo ("Le saut à cloche-pied") publié en 2015 en Italie - et en 2018 en France sous le titre La soie et le fusil -, Gioacchino Criaco continue d'offrir un autre regard sur cette Calabre criminogène méconnue et trop vite associée dans les esprits uniquement à la 'Ndrangheta (1), sa puissante mafia. Et il semble même que cet ancien avocat milanais étant né et ayant grandi à Africo sur la côte ionienne jouxtant le massif de l'Aspromonte, ne soit entré en littérature il y a dix ans que pour rédimer cette terre calabraise et ses habitants.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/%27Ndrangheta

Comme dans son premier roman Anima nere /Les âmes noires qui fut adapté au cinéma par Francesco Muzi, Il saltozoppo se déroule dans la vallée de l'Aspromonte (2) et à Milan, faisant des criminels également des victimes et refusant de les réduire à des monstres. L'auteur y incarne ainsi cette criminalité calabraise tant dans sa terre natale dont il célèbre la beauté de la nature qu'à Milan où il la lie aux Triades chinoises (3), décrivant les crimes et les trafics tout en s'attachant aux sentiments contrastés ressentis par ses personnages, haines coriaces et vengeances sauvages y côtoyant amitiés fidèles et amour passionné.
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Aspromonte
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Triades_chinoises

Leurs parents émigrés étant retournés vivre dans leur Calabre natale où ils retrouvent leur famille, Julien Dominici et les jumeaux Alberto et Agnese Therrime, après s'être affrontés une première fois au "saltozoppo" (4), partagent leurs jeux et découvrent ensemble la beauté sauvage de ce jardin des merveilles, un amour profond se développant entre Julien et Agnese dès l'adolescence. Mais la haine atavique que se vouent les deux peuples dont ils descendent - le peuple autochtone des "Loups" de l'Aspromonte et le peuple envahisseur des "Aigles" d'Albanie - se réveille avec le projet de bétonisation des Jardins de l'Allaro, la peste de la violence se répandant alors dans une spirale infernale d'assassinats. Et, ne pouvant échapper à la loi des loups, cette implacable loi "naturelle" que lui a inculquée un grand-père aimé, Julien deviendra un tueur et un délinquant.
4) Le titre évoquant un jeu d'enfance unissant pacifiquement les descendants de familles ennemies, comme un handicap ("un saut boiteux") pouvant être dépassé, résume d'emblée le propos du roman
Après vingt ans passés en prison pour expier ses crimes, le héros retrouve à sa sortie Agnese qui l'a attendu, tandis qu'Alberto dans son bar de Milan s'est impliqué sous couvert de son nom, et à son insu, dans un juteux trafic de drogues avec les Triades chinoises.
Héritière des récits et des conseils de sa grand-mère Caterina, Agnese, armée de courage et de patience et de sa tête comme de son coeur, va dérouler un précieux et fragile fil de soie, tentant, à l'instar de nombre de femmes l'ayant précédée, de faire triompher l'amour et la paix sur la haine et la guerre en terrassant le dragon du mal que recèle Julien pour libérer l'âme pure qui y est enfermée.

L'Allaro
Dans une sorte de prologue, Gioacchino Criaco inscrit d'emblée son récit dans le mythe (5) en jouant des métaphores et des symboles. Et il y reviendra par la suite régulièrement dans de nombreux passages (également en italique). Il opte par ailleurs pour une narration polyphonique, abordant cette violence de manière complexe et vivante, sans porter de jugement, au travers du ressenti de ses différents personnages.
Au fil de ses huit parties, il alterne ainsi les voix de Julien ("il geco/ le gecko"), d'Agnese ("la ninfa/ la nymphe") et d'Alberto ("il cucciolo/ le chiot"), auxquelles s'ajouteront dans l'avant-dernière celle du chinois Tin ("il serpente/ le serpent") et, dans la dernière en forme d'épilogue, celle du jeune Silvestro (6). Chaque narrateur à la première personne donnant de plus souvent la parole à des personnages annexes.
5) Semblant rattacher les inondations de l'Allaro de 1951 au mythe biblique du déluge
6) Prénom dont l'étymologie renvoie à la forêt montagneuse des origines
Il est difficile de séparer les motivations littéraires de cet auteur, qui connaît certes bien son sujet, des motivations personnelles tenant à sa violente histoire familiale (7). Car son choix narratif tend, en nous rendant plus proche et plus humain son héros, à permettre au lecteur d'éprouver plus de compassion que de répulsion pour ce tueur calabrais. A ne pas voir en lui un monstre et à l'aimer et lui pardonner comme le font son ami l'avocat Gabriele ou Agnese. Et on verra forcément là le désir de l'auteur de réhabiliter par la fiction la figure de son frère.
On peut de même s'interroger sur la valeur de cette distinction qu'il tient sans cesse à établir entre ces 'ndranghetistes haïs par Julien et son grand-père Silvestro et ces Calabrais se comportant certes en mafieux mais qui n'obéiraient qu'à une logique de guerre clanique se prévalant de justice, qui seraient les innocents prisonniers d'un héritage culturel et quasiment affectif transmis dans le cadre familial : des délinquants conservant au-delà de la cupidité quelques valeurs respectables ! Cette dissociation entre mafia importée et luttes claniques calabraises originelles destinées à reconquérir un territoire et une liberté dont on a été dépossédé, la loi de l'Etat - protégeant notamment les grands propriétaires - ayant supplanté un "droit naturel", lui permet en effet une certaine indulgence envers non seulement son héros mais tous ces Calabrais entrés dans le crime dont il atténue ainsi la responsabilité, détournant un peu le lecteur de l'atrocité de leurs actes.
7) On ne peut ignorer que Pietro Criaco, le frère cadet de l'auteur qui rejoignit la mafia après l'assassinat de leur père, fut recherché pendant douze ans pour "association mafieuse, meurtre et extorsion" et considéré comme un des criminels les plus dangereux d'Italie, puis fut arrêté et incarcéré en 2008. Même si l'on peut comprendre ce désir de réhabilitation par la fiction ...

Travail de la soie en Calabre
Ce roman sur la criminalité mafieuse s'avère bien différent des incontournables Gomorra ou Malacarne. Nous ne sommes pas en effet dans une enquête sociologique minutieuse telle que l'a menée Saviano sur la Camorra, la mafia napolitaine. Nous ne sommes pas non plus dans une noire geste poétique au souffle tellurique et cosmique, marquée par la démesure et le sarcasme, comme chez Giosuè Calaciura, à propos de la mafia sicilienne Cosa nostra.
Gioacchino Criaco se focalise, lui, sur les émotions et les passions humaines et il s'inscrit essentiellement dans l'affect, et même son recours au mythe vient souligner la transmission familiale affective du récit des origines.
Le donne dei Dominici e dei Therrime sono state più potenti e intelligenti del Fato o di Dio / Les femmes des Dominici et des Therrime ont été plus puissantes et intelligentes que le Destin ou Dieu
De plus, si l'histoire d'amour entre Julien et Agnese semble à priori faire écho au Roméo et Juliette de Shakespeare, nous ne sommes aucunement dans une tragédie puisque l'auteur s'attache au contraire à montrer qu'il n'y a pas de destin inéluctable. Pas de fatalité. Et c'est finalement Agnese qui mène le jeu, Criaco mettant tous ses espoirs dans les femmes qui sont pour lui les seules à pouvoir s'unir pour faire cesser la violence et tisser un avenir différent. A pouvoir changer le destin de sa terre natale.
Une idée qui n'est pas nouvelle. Déjà présente dans les comédies d'Aristophane au sein desquelles les femmes s'unissent pour empêcher la guerre, elle est curieusement reprise chez des auteurs appartenant aussi à des sociétés d'origine matriarcale à l'image de la Calabre qui fut fondée par des femmes … On retrouve ainsi notamment ce thème, cet espoir, chez des auteurs congolais comme Alain Mabanckou (cf Lumières de pointe noire) et surtout Wielfrid N'Sondé dans son dernier roman Un océan, deux mers, trois continents..

Il saltozoppo s'avère surtout une fable avec des protagonistes revêtant souvent un surnom symbolique d'animal, et une "happy-end" merveilleuse fort peu crédible. Une fable dont les couleurs vives finalement l'emportent sur la noirceur, une sorte de conte pour adultes voulant redevenir enfants !
Et au-delà de cette violence que l'auteur nous décrit et des raisons culturelles et affectives, plus que psychologiques, qu'il met en avant, Gioacchino Criaco rend un bel hommage à la Calabre, à "ce mouchoir d'argile rouge enserré entre deux mers et un soleil impitoyable", décrivant des paysages étonnamment luxuriants d'une écriture soudain lyrique - et parfois même un peu emphatique - tranchant avec une langue plutôt alerte et familière, et exaltant notamment un lien viscéral millénaire avec la montagne.
Un roman qui s'affirme ainsi comme un chant d'amour touchant à une sorte de paradis d'enfance, comme un rêve de retour à l'innocence perdue.

Il saltozoppo, Gioacchino Criaco, Feltrinelli, octobre 2015, 208 p.

La soie et le fusil, traduction de Serge Quadruppani, éditions Métaillé, avril 2018, 208 p.
Il limo dell'odio
p.11
E alla fine Dio e il Fato ebbe pietà di loro, allentò i rubinetti delle nuvole a metà di ottobre e li richiuse alla fine con il sole, che si alzò all'alba e spazzò il cielo in un lampo facendo fumare la terra e gli alberi come calzoni zuppi stesi davanti al camino.
Alfonso Therrime e Silvestro Dominici partirono l'uno da Coraci e l'altro da Ascruthia, passando fra le querce, i castagni e gli ulivi e trovandosi da fronte, ai lati opposti del fiume.
Videro nelle acque nere dell'Allaro gli ultimi rimasugli delle loro fertili piane : un dono della natura formatosi conl grasso dell'Aspromonte dentro una valle chiusa da due montagne sui pendii della quale stavano, dirimpetto, Ascruthia e Coraci.
Insieme alla terra, la corrente si portò via il cozzo di innumerevoli lame, il crepitio di interminabili spari, il sangue di migliaia di persone, l'odio degli ascruzi e dei coracini.
(…)
I
I figli dell'Allaro
IL GECO
p.24
(…)
In quel periodo dell'anno i Giardini dell'Allaro, che il fiume secondo i vecchi aveva spostato dalla montagna fino al paese nuovo, diventavano il mio regno; erano una lunga striscia di terra pianeggiante che partiva dal mare e terminava ai piedi dei monti. Dentro c'era una granda azienda agricola in cui lavoravano mio padre, i suoi fratelli e il nonno .Formalmente facevano i sorveglianti, di fatto si comportavano da padroni perché il proprietario abitava lontano, in città, e veniva di rado – e comunque anche quando era presente tutti chiedevano ai miei parenti, a mio nonno sopratutto.
I Giardini, più che un'azienda agricola, erano un ribollio di vita lungo tutti e dodici i mesi dell'anno. Ettari ed ettari di coltivazioni, che ci dovevi girare in macchina per vederli. Vignetti, agrumeti, distese di ulivi, viali di gelsonimi, orti estivi e serre invernali. Dentro, centinaia di contadini vi producevano di tutto. Era un brulicare di persone e mezzi.
(…)
II
La peste
IL GECO
p.40/41
(…)
E poi arrivò la peste.
Il vento nero soffiò forte, scurendo gli usci e spezzando le favole.
L'epidemia si annunciò d'estate, con le facce sudate degi operai che piantavano paletti di legno nella terra soffice dei Giardini dell'Allaro e con il volto radioso del proprietrio del azienda, attorniato da un nugulo di ingegneri e amici : sarebbe arrivato il progresso, una strada avrebbe tagliato i Giardini, la baia e l'intera costa. E, insieme a una moderna superstrada, sarebbero arrivati un'area di servizio e un centro commerciale.
Il viso bello e abbronzato di mio padre si rabbuiò, la sua allegria, le sue battute,le gite, tutto scomparve inghiottito dall'ansia.
Nel paese, invece, dilagò il buonumore. Sarebbe arrivata una grande impresa del Nord, lavoro sicuro per tutti e pagne più alte.
Il padrone lo rinvennero morto, dentro la sua macchina crivellata dai pallettoni, prima che le pale mecanniche portassero la ferita innaturale che aprivano nella terra, dentro i Giardini dell'Allaro.
Le campane a morto della chiesa e i cortei funebri si succedettero con cadenza settimanale.
La peste andò dapertutto, girò in lungo e in largo ed entrò in parecchie delle case dei parenti d'Agnese. E di quel male nero dovemmo accorgersi anche noi due.
Il morbo si portò via il vecchio ,Alfonso Therrime.
I Therrime erano per il progresso e avevano messo su un'impresa di movimento terra, pronta ad accaparrarsi una parte dei lavori dentro i Giardini. Incontrarci diventò sempre più difficile, comminciamo ad avere paura per la nostra storia.
(...)