"La disdetta / Sous l'oeil du chat" de Anna Felder

Publié le par Emmanuelle Caminade

"La disdetta / Sous l'oeil du chat" de Anna Felder

Publié en 1974 en Italie chez Einaudi grâce à la recommandation enthousiaste d'Italo Calvino, La disdetta (1), deuxième roman de l'écrivaine suisso-italienne Anna Felder - qui vient de recevoir le grand prix suisse de littérature 2018 pour toute son œuvre – est une «fiction féline» complexe pouvant, comme l'annonce son titre ambivalent (2), se lire à deux niveaux.

1) Qui, enfin traduit en français par Florence Courriol-Seita, vient de sortir en septembre 2018  sous le titre Sous l'oeil du chat

2)"La disdetta"  signifie en italien "l'avis d'expropriation" mais aussi "la malchance"

 

Dans une ville jamais nommée mais évoquant Lugano dans le contexte des bouleversements urbains et de la spéculation immobilière des années 1970, la vieille maison du numéro 18 où l'on parle italien et qui est habitée depuis de nombreuses années par deux générations d'une même famille est promise, comme son jardin aux arbres centenaires, à la démolition.

Ses habitants s'y répartissent sur trois niveaux : le vieux, malade souvent alité s'approchant de la mort, se retranche de plus en plus dans sa chambre du rez-de-chaussée, son fils Nabucco et sa bru, qui enseigne le chant à de jeunes élèves à son domicile, occupent le premier étage, tandis que sa fille, présentatrice, s'est installée dans la mansarde du second où elle reçoit parfois l'inquiétant Michel Roi. Le chat de la maison quant à lui ne se voit assigner aucune limite à son domaine, rendant même souvent visite aux soeurs du couvent voisin du numéro 14 promis au même sort.

Tous vivent désormais sous la menace d'une expulsion imminente à la fin de l'hiver rendant leur déménagement inéluctable. Mais, même s'ils envisagent ce dernier, ils n'en parlent pas beaucoup, préférant pour la plupart ne rien changer à leurs habitudes et continuer à vivre comme si de rien n'était, enfermés dans leur chaude maison-prison dont l'ombre des barreaux est projetée par la lumière. Seule la présentatrice y verra l'occasion d'un nouvel envol avec son amoureux, les soeurs, par vocation peu attachées à cette terre, étant elles déjà prêtes à passer dans un au-delà au nom prometteur mais trompeur.

 

Le chat et l'oiseau, Picasso

 

Cette tragédie familiale se déroule dans un huis clos domestique au temps ralenti, figé dans la répétition d'un quotidien sans surprise – ou dans lequel les rares nouveautés deviennent vite habitude. Le mouvement du monde extérieur, à l'exception des actualités vite dépassées des journaux, ne semble s'inscrire que dans la météo et le cycle des jours et des saisons qui y pénètrent par la voix de la radio ou par la vue sur le jardin et le ciel depuis la fenêtre ou la lucarne. Une tragédie s'offrant côté jardin à un «public muet» dont l'identité n'est pas définie. Une sorte de spectacle à vide, de spectacle absurde qui ne se déroulerait que pour lui-même.

Le récit est habilement confié au chat de la maison, très attaché à son territoire, qui observe avec recul les êtres et les choses de manière aiguë et feutrée selon une optique toute féline. Et ce choix narratif permet à l'auteure de mettre en scène avec une constante et subtile ironie la tragi-comédie de nos vies en portant sur les hommes et sur le monde un regard révélateur s'élargissant à une réflexion sur la fragilité du réel et prenant une dimension existentielle.

L'écriture précise et décalée d'Anna Felder, tout en nuances et jeux de lumières, est à la fois bondissante et digressive (3), elle nous fait sans cesse passer d'un réel minutieusement et sensoriellement décrit à une indéfinition onirique nébuleuse et malicieuse libérée de toute vraisemblance. C'est une écriture poétique inventive, riche d'éléments et d'images au poids symbolique, qui tisse des motifs et file de nombreuses métaphores (la plus belle étant celle de l'étendage du linge assurant un lien fragile entre deux mondes).

3) Rythme donné essentiellement par la ponctuation, par l'abondance de "deux points" et points-virgules, comme par les incises et les parenthèses ...

 

T.A. Steinlen, Chat sur la balustrade

 

Mi prendevano per un gatto perché facevo bene la mia parte. Un altro era un chicco d'uva nera, o un vecchio, un merlo femmina. Io ero un gatto. / On me prenait pour un chat car je jouais bien mon rôle. D'autres étaient un grain de raisin noir ou un vieux, ou un merle femelle. Moi j'étais un chat.

C'est donc un chat qui joue le rôle principal dans cette histoire, mais ce n'est pas si simple, comme l'annonce d'emblée l'incipit. Car s'il s'adonne à des activités typiquement félines, somnolant sur un tapis, s'installant sur les meubles, grimpant aux arbres et chassant ou se promenant sur les toits, ce voyeur invisible et silencieux qui absorbe tout, les sons et les voix comme les parfums et les odeurs, s'avère aussi un "chat-personne" attentif et impartial, pertinent observateur des humains. Il se glisse même dans la peau de chacun, enfilant les vêtements des jeunes élèves de chant, ou devenant mélodie ou tableau (4). Alternant points de vues intérieurs et extérieurs surplombants et omniscients, s'immisçant dans les recoins les plus secrets, il s'affirme de plus en mystérieux ordonnateur disposant les objets et les personnages comme dans une nature morte ou réglant la position et les déplacements des protagonistes dans les éléments du décor, tout en incarnant l'âme des lieux et même l'ombre de ce vieux taciturne s'approchant de la rampe de la scène surplombant le vide, qu'il accompagne dans ses songes.

Et son "je" narratif qui se superpose parfois avec des sortes de didascalies (5) agençant le théâtre de la vie prend souvent un tour impersonnel et universel, entraînant un effet de brouillage de la narration.

4) Cf en fin d'article l'extrait du chapitre 8

5) «Il y avait un chat, une pomme, un vieux, une radio.

Derrière, il y avait la présentatrice, Nabucco, la professeure de chant.»

Ce chat, doté d'une vision globale excédant la courte vue des humains (6), occupe en effet une sorte d'entre-deux séparant le réel du rêve, la vie de la mort ou le dedans du dehors. Se situant entre deux dimensions temporelle et atemporelle, matérielle et immatérielle, il peut alors d'un simple clignement d'oeil comme d'un battement d'éventail, faire se confondre les différents plans. Nivelant le temps et l'espace comme il brouille les frontières entre les hommes, les animaux, les végétaux et les objets dont il approche l'essence, abolissant toute hiérarchie entre les êtres et les choses, il interroge ainsi notre présence au monde et le sens de notre existence.

6) Cf en fin d'article l'extrait du chapitre 11

 

La disdetta, roman métaphorique complexe et sensible nous faisant pénétrer dans les pensées et les rêveries d'un chat, aborde ainsi avec profondeur, légèreté et malice le drame de la condition humaine, donnant une vision poétique d'un monde en déclin s'enfonçant dans l'hiver et s'effaçant inéluctablement dans le brouillard. Une vision ironique et tragique que vient atténuer la consolation de l'éternelle renaissance de la nature et du renouvellement des générations, comme de celle de personnages se succédant de livre en livre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La disdetta, Anna Felder, Casagrande, 1991/ 2002 (Prima edizione, Einaudi, 1974),136 p.

 

 

 

 

Sous l'oeil du chat, Anna Felder, traduit de l'italien (Suisse) par Florence Courriol-Seita, avec un avant-propos de la traductrice, Le soupirail, septembre 2018, 180 p.

A propos de l'auteure :

https://de.wikipedia.org/wiki/Anna_Felder

 

 

EXTRAITS :

8

p.37/38

(…)

Le brave, le fuoriclasse, con quelle era un'altra cosa: erano due quell'anno, allieve da esami di conservatorio, una sopratutto con la pettinatura sempre diversa: cantava e d'improvviso ero in un altro cielo, mi sentivo su un cuscino, su un materassino di gomma blu: non sollevavo la testa eppure mi trovavo alto, era la sua voce a tenermi sospeso, stavo immobile e volteggiavo su quell'aria compressa, mi tiravano e io andavo non chiedete mi come, man mano più grande e più leggero; l'avevo ormai dentro, aria blu, mi cantava in corpo ed ero una serpe arrotolata in un'amaca sonnolenta, via via più alta, più allungata; mi facevo rossobruna e verde, i colori del sole cadente, per scivolare nella campagna romana; ero una scena bucolica con i buoi e le pastore anche in lontananza, in mezzo alle rovine, alle ceneri di Focione, bagnata sempre da quella luce che non si smorza; perché ero un quadro adesso, un Pussino firmato da guardare a occhi semichiusi per goderlo nell'insieme, e poi nei particolari: sapevo essere quieta vacca sdraita, ogni nota la tenevo in me fossi uccello o riverbero d'acquitrino; io ero in cima alla voce, ero in cresta al pentagramma, l'arco del legato, il sottinteso del tenuto.

 

9

p.39

Dalla cucina si passava al bugigattolo della sarta, ma era un vicolo cieco, bisognava tornare sui propri passi e dal corridoio prendere di nuovo sulla destra per raggiungere il bagno: che era la stanza più chiara del pianterreno, senza alberi davanti alla finestra per lasciar agio ai fili della biancheria di tirarsi in lungo e in largo: sempre, che fosse estate o inverno, non passava giorno che non pendesse fuori una calza, un cencio di seta colora a prender aria: veniva la pioggia, veniva la neve, e la biancheria rimaneva fuori a farsi acqua, a intirizzirsi in ghiaccioli di varia grandezza, ormai non valeva la pena di tirarla dentro.

(…)

11

p.58

(…)

Chi si mette alla finestra a scuotere la tovaglia, non sta a chiedersi se la storia d'amore due finestre più su stia per ricommenciare o per finire, non si meraviglia di niente, si accorge tutt'al più di far scappare i passeri, hanno preso paura a quello sventagliare improvviso e volano via in una frotta: ogni giorno la stessa storia, e se capita di veder passare un gatto, che abbia il muso lungo o corto, gli si dice «pss» oppure gli si fa «to' prendi», senza pensare se è un gatto-spia o no; si guarda piuttosto il cielo dalla parte che si sta richiudendo la finestra, questo sì che conta, per chiedersi se è più prudente stendere dentro oppure fuori.

 

 

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