"Retour à Budapest" de Gregor Sander

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Retour à Budapest" de Gregor Sander

La littérature de langue allemande, notamment celle d'auteurs venant de l'Est, est vraiment à l'honneur dans le catalogue des éditions Quidam. Et après Reinhard Jirgl et Karsten Dümmel, c'est avec grand plaisir que l'on découvre Gregor Sander et son magnifique Retour à Budapest, sorti en Allemagne en 2014 sous le titre Was gewesen wäre (littéralement "Ce qui aurait été").

Gregor Sander, qui est né et a grandi dans l'ex-RDA, avait une vingtaine d'années à la chute du mur et vit actuellement à Berlin, tout comme son héroïne. Malgré la réunification, il semble, à l'instar de nombre de ses protagonistes, toujours un peu à cheval entre deux mondes, entre deux temps.

Continuité et ruptures, réunion et séparation, tant sur le plan historique que psychologique – et même stylistique – s'avèrent ainsi la thématique centrale de ce roman d'amour complexe. Un roman s'ancrant symboliquement au cœur de cette capitale hongroise réunissant par delà le Danube les anciennes villes de Buda et de Pest, tout en traversant les frontières et remontant le temps.

 

Astrid a passé la première partie de sa vie en Allemagne de l'Est et travaille désormais comme cardiologue dans un hôpital de Berlin. C'est là qu'elle a fait connaissance d'un de ses patients, premier homme présenté à ses enfants depuis sa séparation d'avec leur père Tobias. Une rencontre médicale placée d'emblée sous le signe ambivalent du cœur (1). Pour ses quarante-quatre ans, Paul lui a offert un séjour romantique en amoureux au célèbre hôtel Gellért - une surprise qui manifestement ne l'enthousiasme guère.

Contrairement aux autres femmes qu'il a toujours amenées à le quitter, Paul tient en effet à elle et cherche à «faire partie de sa vie», et cette destination hongroise lui semble approcher cet Est mystérieux dans lequel elle a vécu et ce passé qui lui échappe. Il veut ainsi, au-delà de son corps, pénétrer aussi son monde et ses pensées intimes. Connaître l'ancienne Astrid pour mieux comprendre la femme actuelle. Et sans doute n'a-t-il pas totalement conscience de la profondeur de ce voyage au coeur d'une forêt obscure dans lequel ils s'engagent l'un comme l'autre.

Car dans ces lieux quasiment onirique à force d'être chargés d'histoire(s) - aux deux sens du terme -, tout s'entremêle et les souvenirs se ravivent avec intensité, renvoyant l'héroïne à Julius dont elle devint "la copine" à dix-sept-ans : un premier amour jamais vraiment oublié, «une histoire embrouillée», incertaine, ayant laissé bien des questions en suspens. Et l'on entre dans un univers étrange peuplé de revenants, de fantômes familiers, comme dans un conte de fées  ...

Paul s'est-il montré «un imbécile» «en la traînant à Budapest contre son gré (...). Directement dans les bras de son grand amour» ? Ne va-t-il pas ainsi la perdre ?

Rien n'est moins sûr! Il semble en effet qu'en amour - contrairement à l'aphorisme de Karl Kraus (2) -, il importe surtout de dépasser le paraître pour confiner à l'être …

 

1) Ce gros muscle rythmant le battement de nos vies, reflet de nos émotions et siège figuré de nos sentiments

2) "En amour il importe seulement de ne pas paraître plu sot qu'on ne le devient", aphorisme caché malicieusement non par l'auteur comme je l'ai initialement pensé, mais par l'éditeur, au verso de la quatrième de couverture mais en caractères de très petite taille (Karl Kraus a aussi écrit : “Un aphorisme n'a pas besoin d'être vrai" ...)

 

 

 

La trame de ce beau et subtil roman d'amour qui s'avère aussi pour ses deux héros une recherche de soi est prétexte à évoquer indirectement, par le biais du vécu familial et scolaire et surtout amical et amoureux de l'héroïne, la vie quotidienne en RDA. Une manière, plus globalement, de comprendre le présent à l'aune du passé en creusant par petites touches impressionnistes les désirs et les peurs, les joies et les peines enfouies de tous les protagonistes.

Sur ce fond d'Allemagne séparée puis réunifiée après la chute du mur et dans une tension constante entre sécurité et risque, expulsions et évasions, rencontres, fuites et trahisons se conjuguent ainsi vertigineusement au travers des strates du temps et selon des perspectives mouvantes, le privé et le politique semblant intimement liés dans ce roman psychologique fortement inséré dans l'histoire.

 

 

On est happé par ce récit éclaté riche de personnages secondaires bien incarnés et de dialogues sonnant très juste. Et l'on est subjugué par sa construction virtuose donnant l'apparence de la facilité. Gregor Sander alterne en effet avec fluidité et légèreté deux fils narratifs aux temps décalés qui finiront par se rejoindre - eux-mêmes sujets à de nombreux et courts flashes-back épousant les pensées vagabondes de ses deux héros dont le corps et l'esprit ont souvent tendance à se dissocier. Le premier qui démarre en RDA au milieu des années 1980 est tenu au passé par l'héroïne, et le second, se déroulant essentiellement à Budapest sur quelques jours vers le début des années 2010, est mené au présent par un narrateur omniscient adoptant souvent le point de vue de Paul, mais aussi celui d'Astrid.

Et les biographies des différents protagonistes du roman se complètent et s'éclairent peu à peu, l'auteur ménageant toujours un certain suspense sans que l'on ne se sente jamais vraiment perdu. Tandis que, le temps étant ainsi nivelé et les espaces rapprochés, on tend vers une sorte de globalité lumineuse et apaisée approchant la vérité.

Quant à l'écriture de Gregor Sander, sensorielle et précise, voire clinique, dans ses descriptions et ses portraits, elle allie avec sobriété réalisme extrême et portée symbolique, revêtant ainsi une très forte puissance évocatrice. C'est une écriture vivante et non dénuée d'humour qui nous fait ressentir avec acuité toute une époque apparemment révolue et les racines intérieures qui éclairent les comportements présents.

 

Retour à Budapest, ce roman mélancolique mais néanmoins joyeux, s'apparente ainsi par certains côtés à cet emballage du Reichstag par Christo (3), même si la littérature s'avère moins éphémère : une installation qui emballe tout pour révéler ce qui est toujours présent mais caché, ce qui est proche mais que l'on ne voit plus.

3) Cf dernier extrait ci-dessous

 

 

 

 

 

 

 

 

Retour à Budapest, Gregor Sander, traduit de l'allemand par Nicole Thiers, Quidam, 3 janvier 2019, 248 p.

 

A propos de l'auteur :

Gregor Sander est né en 1968 à Schwerin. Après une formation de serrurier et d'infirmier, il a fait des études de médecine. Puis il a suivi des cours à l'école de journalisme de Berlin avant de commencer une carrière littéraire de nouvelliste et de romancier en 2002.

 

EXTRAITS :

 

Dans la forêt

p.9/10

On peut lire les deux premières pages du livre sur le site de l'éditeur : ici

 

Dans le jardin ouvrier

p. 92/93

(...)

«Il manquait plus que ça» pense Astrid. «Il ne manquerait plus que ça, que je chante fort sous la douche ou que je rencontre Julius Herne aux thermes Gellért. A quarante-quatre ans, avec mon bikini turquoise.» En tout cas, il est neuf et très chic. Astrid l'a choisi avec son amie Vera et après de longues hésitations s'est décidée pour ce deux-pièces classique. «Il fait bien ressortir tes fesses», avait dit Vera, et Astrid se dit que, si elle voit Julius, elle pourra toujours lui tourner rapidement le dos. Elle ne peut s'empêcher de rire et décide en pouffant bruyamment de se détendre une bonne fois et de ne pas se faire de bile. Si jamais Julius était dans la salle du petit déjeuner, il serait encore possible qu'il ne la reconnaisse pas. Après tout, vingt-quatre années ont passé.

(...)

Emballage de grande envergure

p.194

(…)

- Vingt ans, Christo a travaillé vingt ans. Et convaincu ces idiots d'hommes politiques ouest-allemands. Ces petits-bourgeois foireux. Une partie du bâtiment se trouvait à l'Est, il a donc fallu d'abord que le mur tombe, vu que les Russes et la Zone, bien entendu, ne voulaient pas s'y associer. Puis il a fait fabriquer le tissu et les cordes et a tout emballé. Hitler, Goebbels, Guillaume II, l'Est et l'Ouest. Du balai, emballé! Il nous fait ce cadeau pendant deux semaines. Il l'a fait pour lui. Christo dit qu'il n'a fait ça que pour lui seul. Mais qu'il serait content que ça plaise aussi à d'autres gens.

Nous étions là, assises l'une à côté de l'autre au soleil, et je regardais cet immense paquet, la légèreté du tissu qui retombait et les reflets changeant de la lumière, et sa présence ici, comme quelque chose de totalement inouï, d'enfantin et d'absolument parfait. Le vent jouait avec le tissu scintillant et chaque tour, pourtant emballée séparément, se fondait néanmoins dans l'ensemble. Le vert foncé des arbres tout autour renforçait encore la luminosité.

(...)

Publié dans Fiction

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T
je connais pas encore cette auteur mais ce roman a l air intéressant
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