Mon petit-fils Benjamin, de Ludmila Oulitskaïa
Généticienne de formation, Ludmila Oulitskaïa, après avoir été dessaisie de sa chaire universitaire pour des motifs politiques dans les années 1970, se tourna vers le théâtre, collaborant notamment avec le Théâtre musical juif, dès ses débuts dans l'écriture. Et les éditions Gallimard qui publient régulièrement en France la célèbre romancière russe s'attaquent désormais à son œuvre théâtrale dans leur collection Le manteau d'Arlequin.
Après Confiture russe en 2018, nous pouvons ainsi lire aujourd'hui Mon petit-fils Benjamin (publié en Russie en 2010), toujours dans une traduction de Sophie Benech.
L'action de la pièce se déroule à Moscou dans les dernières années de l'URSS (et donc avant l'indépendance de la Biélorussie).
Deux actes marquant une ellipse temporelle de plusieurs mois y font se succéder une quinzaine de tableaux nous faisant passer pour la plupart alternativement d'un appartement à l'autre : ceux d'Esfir, fière et autoritaire septentenaire qui fut autrefois couturière et de sa cousine Elisavéta du même âge, humble et douce sage-femme sans enfant.
Et face à ce duo antinomique appartenant à une génération ayant vécu la guerre, mené allègrement par une Esfir haute en couleur au fort tempérament, la naïve et malléable Sonia d'à peine dix-huit ans, ainsi que Vitia, son ancien camarade de classe un peu falot, ne font pas le poids.
Noces, Marc Chagall
Les deux cousines germaines sont les seules descendantes d'une famille juive biélorussienne de Bobrouisk dont les nombreux membres sont «tous morts le même jour». Et Esfir, rêvant d'un petit-fils reprenant le nom de son défunt mari Benjamin, s'est mis en tête de marier Liova, son fils célibataire de trente-quatre ans, à une jeune fille juive de la ville de ses ancêtres - qui y étaient implantés depuis le XVIII ème siècle. Une ville dont la forte population juive fut anéantie suite à cette date fatidique du 22 juin 1941 marquant l'irruption de l'armée allemande du IIIème Reich : «Ils ont tous péri, tous. Les Vinaver, les Braude, les Ekhelevitch... Il ne reste plus personne. Rien que toi et moi, Fira.»
Elle découvre pourtant miraculeusement une certaine Sonia, fille de Sima Vinaver, une des rares rescapée du génocide qui fut cachée enfant par une Juste, et elle la fait venir chez elle. Il lui faut en effet à tout prix empêcher la lignée de s'éteindre : «Je veux que mon sang ne disparaisse pas sur cette terre !»
Mais si les choses semblent bien s'engager, Liova, tout juste de retour de Novossibirsk - où le retenait son travail - pour le jour du mariage, disparaît juste après la cérémonie, laissant sa femme et sa mère dans l'attente ...
Ruines de l'ancienne synagogue, Bobruisk
Mon petit-fils Benjamin est une comédie alerte servie par les personnages bien campés et les dialogues incisifs d'une auteure bien rodée à cet exercice qui, tout en glissant malicieusement quelques allusions au contexte de l'époque (crise du logement, pénuries, conception différente du travail par la nouvelle génération …), s'amuse à jouer sur les stéréotypes.
Ludmila Oulitskaïa exploite ainsi d'abord à fond le cliché de la mère juive, un classique de l'humour juif déjà beaucoup utilisé au théâtre et au cinéma, comme tous les clichés du racisme ordinaire (dans la bouche de Vitia). Et elle détourne aussi ironiquement le concept judaïque d'élection, de "peuple choisi", à la conception de son destin personnel par son héroïne.
Mais cette comédie un peu appuyée dont les rouages fonctionnent parfaitement s'avère plus profonde qu'il n'y paraît.
Elle permet en effet à l'auteure de s'interroger sur l'identité juive. Un thème s'articulant, au-delà des stéréotypes, à celui de la mémoire et de l'altérité comme de la transmission.
Transmettant ainsi par sa pièce un certain héritage, elle nous remémore le triste sort des Juifs de Biélorussie dont la quasi totalité fut exterminée, notamment dans des massacres de masse sur place. Et elle restaure aussi tout un monde disparu, ravivant de manière émouvante la vie joyeuse de cette petite ville, de ce "schtetl" où les familles juives, toutes investies dans le métier de tailleur ou dans la couture, occupaient deux rues, se recevaient avec un grand sens de l'hospitalité et se mariaient entre elles.
Et cette identité juive ne semble finalement pour l'auteure nullement reliée au sang, ni même à la religion, mais plutôt à la perte et au malheur. Un malheur qui distingue mais aussi rapproche de l'autre, du non-juif. Mais, prônant une «maison juive» ouverte, sa protagoniste principale n'abandonne cependant jamais l'espoir de la venue d'un nouveau Benjamin, prénom hébreu soigneusement choisi car signifiant "fils de la main droite" : "fils de la fortune".
Mon petit-fils Benjamin, Ludmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, 28 février 2019
On peut feuilleter les premières pages sur le site de l'éditeur : ICI