Sur la route du Danube, de Emmanuel Ruben

Sorte de deuxième volet de la suite européenne initiée en 2014 avec le roman La ligne des glaces, reprenant comme héros narrateur son fameux cartographe Samuel Vidouble (qui n'est autre que l'auteur), Sur la route du Danube est un récit nourri des deux périples cyclistes accomplis à l'automne 2016 et à l'été 2017 par Emmanuel Ruben avec son compagnon de roue Benjamin Fournier, alors qu'il résidait à Novi Sad en Serbie.
Trouant «l'écran de la carte» et quittant son archipel de la Baltique et le cœur gelé de l'Europe pour un fleuve dont le long cours débouche au Sud-Est dans la Mer Noire, pour le cœur battant de l'Europe, l'écrivain-géographe - dont on connaît le tropisme européen comme l'obsession des frontières - y articule ainsi sa grande passion pour cette géographie indissociablement liée à l'histoire (1) à celle du vélo, «matrice» de toutes ses passions.
1) "La géographie pure, ressuyée de l'histoire, ça n'existe pas"», il n'y a pas de paysages "innocents"

Choisissant «l'itinéraire des invasions barbares» qui peuplèrent l'Europe, sorte de «fil bleu de nos provenances», l'auteur remonte le Danube à contre-courant, de son embouchure à sa source au sein de la forêt Noire. Toujours «au pixel près», il tente d'en suivre le cours, ouvert aux rencontres, à «toutes ces vies minuscules qui s'égrènent sur ses rives», «attentif à l'infiniment petit, aux peuplades imperceptibles d'Elisée Reclus (2), comme à l'infra-ordinaire célébré par Georges Pérec». Et, d'Odessa à Strasbourg, cette odyssée donquichottesque fera traverser à notre tandem une dizaine d'Etats (3)- dont certains sont en guerre où se relèvent d'une guerre récente - et parcourir en 48 jours plus de 4000 kilomètres de chaussées déglinguées, de voies ensablées et de levées embroussaillées, comme de chemins de halage, de pistes aseptisées ou de routes asphaltées...

Colonne de Trajan
Il ne s'agit pas pour autant d'un récit de voyage, ni même à proprement parler d'un "road novel" à la manière de Sur la route auquel l'auteur adresse, au-delà du titre, un clin d'oeil manifeste. Car même si cette forme kerouacienne initiale de rouleau le séduit (4), si le duo des protagonistes (5) y revêt par certains côtés un air de famille, et surtout si Emmanuel Ruben tente d'y récrire l'Europe comme Kerouac l'Amérique en la traversant d'Est en Ouest, on voit bien plus de choses en vélo qu'en voiture !
2) Ukraine, Moldavie, Roumanie, Bulgarie, Serbie, Croatie, Hongrie, Autriche, Allemagne, (France)
3) "Le véritable inventeur de la géographie humaine" – dont Thomas Giraud imagine le parcours dans Elisée avant les ruisseaux et les montagnes
4) "Oui je voudrais écrire une sorte de rouleau original du Danube ...", idée reprise dans la description de "l'hélice de l'histoire" s'inscrivant sur les bas-reliefs de la réplique de la colonne romaine de Trajan admirée au musée d'histoire de Bucarest
5) Le héros narrateur représentant l'auteur et son compagnon semblant aussi figurer une autre face de lui-même, ce que l'on retrouve, semble-t-il, dans le duo de Samuel Vidouble et de Vlad, son compagnon de route

Aquarelle d'Emmanuel Ruben
Il y a un Danube insoupçonné sous le Danube apparent qui n'est pas moins réel.
Sur la route du Danube se définit d'abord pour son auteur comme un «récit d'arpentage» venant prendre la vraie mesure de l'Europe en épousant «les caprices, les divagations, les fabulations du fleuve». Et pédaler à contre-sens du fleuve et des «vents dominants» (au propre comme au figuré), «à contre-courant de cette Europe que des Commissaires nous tricotent dans leur palais de cristal» et aux confins des songes et de l'ivresse, c'est ainsi pour lui montrer qu'il existe une autre Europe sous la fiction européenne, dont l'histoire est «un feuilleté de strates où se mêlent le réel et l'imaginaire». C'est «récrire l'Europe».

Fitzcarraldo, film de de Werner Herzog
Nous pédalons dans un ciel bleu qui célèbre nos retrouvailles avec l'enfance.
A ce récit d'arpentage s'ajoute pour l'écrivain une tentative (réussie) «de retrouver le chemin de l'enfance», de remonter aux sources de son écriture, aimanté par cette "Zyntarie" originelle qu'il avait cartographiée à neuf ans à l'époque de la chute du mur de Berlin, et qui jusqu'à quinze ans a alimenté ses rêves. Et dans ce Vlad le guidant et l'encourageant qui a conservé «un visage et un sourire d'enfant», dans cet «éternel adolescent» dingue de vitesse, ce «conquistador de l'inutile»(6), on peut voir une sorte de double enfant de l'auteur. Samuel et Vlad sont si souvent «rivés l'un à l'autre», «roue dans la roue» et «ombre dans l'ombre», même s'ils se dissocient et se dédoublent en prenant parfois des itinéraires différents, que le passage du "je" au "nous" associant ce (réel) compagnon de route au récit résonne plus comme un "je" pluriel réunissant en une même entité ces anciens "je" qui ont permis l'éclosion de l'homme et de l'écrivain.
Sur la route du Danube s'affirme ainsi également comme un roman initiatique vers cette terre inconnue qu'Emmanuel Ruben s'était promise enfant. Et ses protagonistes y donnent chair aux territoires de ses rêves en les arpentant, y réconcilient les différents âges qui ont construit l'adulte et portent ce dernier vers une maturité pleinement européenne.
6) Ce Fitzcarraldo de Werner Herzog nous rappelle cet enfant n'hésitant pas à prolonger son Danube sur l'autre versant de la forêt Noire en le faisant couler d'aval en amont !

La courbe du Danube (Hongrie)
… oui, il faudrait écrire un roman fleuve car les fleuves sont ce qu'il y a de plus libre, un vrai livre doit être comme une rivière qui fabule, divague, digresse et se ramifie dans les plaines, mais il doit être aussi celui qui tranche, dézingue, érode, traverse les montagnes – il faudrait uniquement écrire des livres sans contraintes et sans intrigues, qui se jouent de tous les genres, de tous les styles, de tous les tons ...
Oui, c'est bien finalement un roman fleuve qu'a écrit Emmanuel Ruben, un roman qui charrie «des pages de géographie arrachées aux reliefs traversés» et découvre sous ses remous «des strates et des strates d'histoire» et de légendes. Un roman mouvant et visuel faisant défiler des kilomètres de paysages dans des descriptions picturales, gourmandes ou visionnaires transcendant le simple aspect purement géographique, croquant les portraits attachants de tous ces gens rencontrés et déployant le bestiaire à la fois «magique et ordinaire des animaux sauvages ou domestiques» croisés. Un roman musical aussi rendant la rumeur du fleuve, adoptant son tempo et répercutant ses secousses et ses palpitations. «Un chant des pistes hybridé du chant du monde, grossi des pensées qu'il suscite et des souvenirs qu'il ressuscite», «un très long tissage de chants divers et de rythmes variés» : une «rhapsodie danubienne» combinant «extase géographique» et retour sur soi.
Et pendant six cents pages Emmanuel Ruben, en proie à une sorte de transe inspirante parfois décuplée par la vitesse du vélo, communique au lecteur son ivresse, l'emportant dans le tourbillon de son écriture. Une écriture foisonnante scintillant des mille reflets des eaux danubiennes et ricochant des multiples échos de leurs galets.

Un roman cyclique
«Et si un livre sur le Danube était forcément cyclique comme est cyclique l'aventure de la goutte d'eau ?»
Une construction en double boucle articule les deux parties du voyage autour d'une courte partie aux chapitres non datés en rompant la continuité - intitulée "Périphériques (printemps)" - qui entremêle les espaces et les temps en nous faisant flotter «quelque part aux confins du songe et du réel», dans une sorte de renouveau éternel.
Ce périple et ce livre ne commencent en fait «ni au kilomètre zéro de l'embouchure» (7) «ni au terminus de Strasbourg ni à Odessa, mais au milieu de nulle part», tout comme ce Danube dont on ne sait vraiment précisément où il commence, ni même où il finit. Et fin et commencement semblent se rejoindre et se fondre dans un certain flou.
Si pour la symbolique il fallait remonter le fleuve depuis Odessa - la ville d'Ulysse (8) et qui plus est la «banlieue aéroportée d'Istambul» - jusqu'à une «Ithaque imaginaire» et Strasbourg (où un bâtiment hélicoïdal accueille le parlement européen), le voyage réel s'effectua en deux fois de Novi Sad, «bercail» de l'auteur à l'époque. Tandis que le roman inverse l'ordre des voyages automnal et estival qui trouvent ainsi une continuité dans leurs vingt-quatre chapitres respectifs, alignant chronologiquement leurs étapes sans mention de l'année, et s'acheminant inéluctablement vers l'hiver.
La première partie commence à l'aéroport d'Odessa avant de pouvoir rejoindre le kilomètre zéro, et elle réenchante les Balkans, transformant «le cimetière en café» et y faisant «boire et danser tous nos morts, tous nos fantômes», puis elle semble nous ramener à la steppe ukrainienne du départ : «on se croirait de retour à l'Ukraine des commencements, sous le ciel bleu d'Orient, comme si cette odyssée de 2000 bornes à travers l'Europe buissonnière n'avait été qu'un long rêve de 24 jours et 24 nuits».
Quant à la troisième partie, elle s'ouvre «nel mezzo del camin » sur un chapitre 0 surnuméraire pour s'enfoncer dans la forêt obscure. On y pénètre «au cœur des ténèbres» dans une Europe glaciale et aseptisée, «une Europe suissifiée»(9) où les échanges se bornent à des regards vides et des paroles mécaniques. Et on sombrerait dans une profonde mélancolie si on n'y remontait pas aussi vers «l'insouciance de l'enfance» et n'y ressentait «l'émotion de la provenance».
Mais, curieusement, l'arrivée-même de ce voyage sera soudainement relatée au futur dans une sorte d'incertitude laissant ouverte la suite, comme dans une aventure sans fin ...
7) L'embouchure de Salina à partir de laquelle on mesure ce fleuve dont on mit si longtemps à trouver la source principale
8) L'auteur s'amusant à baliser son parcours de nombreuses allusions au récit d'Homère
9) Aussi n'est-on pas étonné d'y retrouver Lothar, le linguiste suisse de La ligne des glaces !

Dans le sillage Enardien
«Le plus dur , c'est de trouver le bon rythme, disait Vlad.»
Outre que l'on peut interpréter l'appellation de Vlad comme un clin d'oeil au Vladimir de L'alcool et la nostalgie, roman ferroviaire transsibérien remontant l'espace et le temps, l'incipit du prologue sans cesse repris en leitmotiv (cf ci-dessus) renvoie manifestement à la première phrase du premier livre de Mathias Enard, La perfection du tir : «Le plus important, c'est le souffle.»
«Tout est question de rythme, disait Vlad, pas seulement de souffle mais de tempo», et l'on sait combien ce dernier importe à l'auteur de Boussole qui se fixa même pour ce livre un "tempo de page".
Ce n'est pas le seul parallèle qu'on puisse relever entre le Goncourt 2015 et Sur la route du Danube, ces deux romans de grande envergure semblant unis en profondeur, même si dans le second, plus incarné, l'auteur pédale autant corporellement que mentalement.
Ils relèvent en effet tous deux d'un même geste politique pris dans des contextes similaires de crispation, de repli européen, suite au terrorisme et à la terreur djihadiste irraisonnée ou à la prétendue "crise des migrants". Ils viennent ainsi «témoigner que l'Empire ottoman fait partie de notre histoire», que l'Orient fut «agent majeur de civilisation». Et sur ce point, ils s'opposent tous deux à la vision européenne germaniste de Claudio Magris qui, dans son célèbre Danube, ne voit pas les mosquées et bâcle les Balkans.
Le roman d'Emmanuel Ruben se fait aussi l'écho de la tonalité et de la structure empruntées au Voyage d'hiver de Schubert qui sous-tendent Boussole. Il alterne en effet de même mode majeur et mineur, le pire côtoyant le meilleur dès le premier coup de pédale, la mélancolie de ce parcours allant «du Noir au Noir, de la mort à la mort», étant toujours compensée par l'ivresse de la vie. Et, dans son acheminement vers l'hiver - et plus précisément vers l'automne -, on retrouve les deux parties de Boussole correspondant à celles du cycle de mélodies, la première plus lumineuse et la seconde plus sombre. Tandis que les deux auteurs, se distinguant de la résignation schubertienne finale, préfèrent à l'achèvement de la mort l'espoir infini du printemps : celui de la reconstruction, de la réparation.
L'Orient s'avère donc également une "résilience" pour Emmanuel Ruben, et tout son périple salvateur exorcise les démons de la vieille Europe en faisant résonner l'espoir : celui de rallumer les étoiles d'une Europe qui «a renié ses idéaux des Lumières», de réunir ses peuples divisés.
Un roman qui s'inscrit brillamment dans le sillage Enardien.

Sur la route du Danube, Emmanuel Ruben, Rivages, 6 mars 2019, 608 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Emmanuel_Ruben
"L'araignée givrée", le site internet de l'auteur
On peut feuilleter longuement les premières pages du livre : ICI (cliquer sur "feuilleter")