Les Yeux de Mansour, de Ryad Girod

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les Yeux de Mansour, de Ryad Girod

Auteur franco-algérien enseignant les mathématiques au lycée international d'Alger, Ryad Girod, qui se revendique volontiers soufi, a été il y a quelques années en poste en Arabie saoudite, dans ce riche royaume wahhabite que courtisent très cyniquement les Etats occidentaux, et notamment la France, alors que l'islam littéral rigoriste qu'il prône et met en pratique inspire directement l'idéologie salafiste djihadiste.

Cette expérience récente a sans doute en partie initié Les Yeux de Mansour, livre ambitieux et complexe dans lequel il donne une forme romanesque à une ample réflexion sur la compréhension du monde et sur l'auto-destruction du monde arabe actuel : un monde s'étant radicalement éloigné de cette civilisation arabo-musulmane rayonnante qui fut magnifiée par nombre de grands penseurs, philosophes et poètes soufis.

 

L'Emir Abdelkader

L'auteur nous entraîne ainsi dans les vertigineux méandres d'une méditation nostalgique et désenchantée éclairant le divorce entre deux types de compréhension qui autrefois cohabitaient harmonieusement avec vitalité, entre l'intelligence rationnelle et pragmatique et la spiritualité relevant du domaine de la contemplation et de l'intuition. Il nous remémore une sorte d'âge d'or arabo-musulman au travers de grandes figures historiques et culturelles et notamment de celle, très émouvante, de l'émir Abdelkader (1), ce mystique érudit fondateur de l'Etat algérien moderne. Et son livre résonne comme un magnifique éloge poétique du soufisme (2), cette «religion forte, intelligente, de beauté et d'amour» élevant l'homme à Dieu. Comme une révélation.
1) Voir aussi Le roman d'Abd el-Kader de Loïc Barrière

2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Soufisme

 

 

L'histoire servant à mettre en scène et articuler cette réflexion se déroule dans la Babel saoudienne de Riyad, symbole de la décadence du «peuple arabe» : une clinquante capitale matérialiste alignant ses «buildings étincelants et enseignes de luxe avec tout autour, un fourmillement de petites mains pour maintenir l'éclat artificiel de la ville». Une Babylone ayant perdu son âme, ayant oublié la grandeur de sa civilisation et l'appel lumineux du désert pourtant si proche, de ce «vide à perte de vue».

Deux jeunes amis syriens, le narrateur et Mansour El Djezairi - descendant en ligne directe de l'émir Abdelkader - sont venus travailler dans ce riche royaume. Mais si, lorsqu'ils étaient étudiants au lycée français de Damas, ils découvraient avec enthousiasme la puissance naissante de leur esprit, les choses ont bien changé car ils s'en voient tous deux dépossédés. Face à ce monde déroutant où tout s'accélère et devient compliqué, à ce monde incompréhensible sauf à posséder «la longévité d'Abraham» ou à acquérir «la vitesse et la puissance d'un ordinateur», le premier s'abime ainsi dans «un torturant souci de connaissance» le plongeant dans le gouffre sans fin de l'incertitude et de l'ignorance. Tandis que le second, frappé soudainement d'une maladie nerveuse dégénérative, voit ses facultés intellectuelles se réduire progressivement à celle d'un âne, devenant un abruti.

 

Mais cette maladie semble paradoxalement éveiller Mansour à une autre forme d'intelligence, le jeune homme trouvant un équilibre harmonieux en se réfugiant dans le silence et l'immensité du désert, dans une sorte d'abandon de soi et de fusion avec le divin. Absorbé dans «la contemplation de la beauté pure», il connaîtra ainsi «le ravissement de la foi» et «l'éblouissement de l'amour».

Lors d'une fête à l'ambassade de France - où l'on croise le Président Hollande et son sourire niais et tout son entourage venus tramer quelque plan secret sur l'avenir de la Syrie - , Mansour rencontre en effet Nadine, une Franco-libanaise mariée à un Australien «vive et belle à en mourir» qui l'apaise en lui lisant des vers de Hafez ou de Khayyam. Et ils vont s'aimer jusqu'à «ne plus faire qu'un avec l'Un».

Arrêté et jugé au Tribunal des mœurs pour adultère, un de ses propos lors de son procès fait scandale et il est condamné à la décapitation pour hérésie. Un simple «Je suis Lui» le conduit à la mort «comme si personne, aucun je, ne pouvait se purifier, se réduire, s'alléger et s'élever jusqu'à Lui. Comme si rien de grand ne pouvait plus, ou même ne devait plus, provenir d'un autre Arabe. Hormis le prophète, tous les autres devaient rester à l'état de Bédouins vicieux rustres, sans culture et sans grandeur».

 

 

Toute la construction narrative comme l'écriture de Ryad Girod tend à donner à ce roman une forme profondément signifiante, étirant et suspendant le temps dans une sorte d'éternité et soulignant l'état d'esprit de ses héros.

L'action principale se déroule sur une seule journée dont les secondes semblent interminables. Le narrateur, s'adressant de loin à son ami, observe et accompagne sa marche vers le supplice qui doit avoir lieu au centre de la place de la pureté, interrogeant le mystère de son regard clair, vide et apaisé au milieu des cris de haine d'une foule impatiente : que voit-il de si grand au-delà ? «Est-il possible de voir autre chose que le centre de cette esplanade?»

 

La narration sinueuse, ondoyante, s'échappe sans cesse de ce fil linéaire tout en étant régulièrement - et habilement - rappelée à la réalité présente par la scansion des cris de la foule, par ces «Gassouh ! Gassouh !» (Coupez-le ! Coupez-le !) tranchants comme une lame. Elle retrace ainsi le parcours récent des deux amis, remontant dans les souvenirs du narrateur, décrivant notamment la beauté miraculeuse de ces escapades dans le désert au coucher du soleil où Mansour gravissait les dunes pour «répondre à ce qui semblait un appel», et elle introduit avec fluidité de nombreuses digressions politiques et historiques, insérant aussi des poèmes arabes ou des extraits de lettres...

Une narration envoûtante traçant des cercles concentriques autour de Mansour, qui semble épouser tant le désordre de l'esprit d'un narrateur «perdu dans le paquet de nœuds de ses réflexions» que la transe tournoyante des derviches soufis, et finissant par revenir «au même point (…) mille ans en arrière», lors du martyre d'un autre Mansour, le mystique soufi Mansour Al-Hallaj (3).

3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Mansur_al-Hallaj

 

L'auteur étire son écriture dans de longues et somptueuses phrases, jouant de l'élan des reprises et des répétitions. Mais il est dommage à mon sens qu'il laisse parfois trop apparaître sa technique, abusant de certaines formules (4) ou de ces points de suspension dont la redondance s'avère trop systématique - même si elle traduit aussi l'incertitude et le trouble d'un narrateur incapable d'approcher la vérité et se noyant dans cette «bouillie incompréhensible» qu'est devenue le monde. Une belle écriture néanmoins (malgré ces quelques réserves), très poétique, où l'image approche l'idée et l'émotion devient message.

4) Un emploi à mon sens trop appuyé de ces formules hypothétique ou dubitative ("ou bien, ou peut-être, ou peut-être pas, ou plutôt …") finissant par faire procédé, tandis que l'emploi systématique de "c'est à dire" pour allonger encore la phrase finit par confiner au tic verbal

Je cherche les yeux de Mansour parce qu'ils ont le pouvoir magique de nous sauver.

Les Yeux de Mansour, ce troisième roman de Ryad Girod, s'inscrit dans une perspective bien sombre, résumant notamment avec une profonde lucidité et tristesse ce qu'est devenu le peuple arabe :

«des riches et des millions de pauvres qui ne vivent que pour devenir riches, voilà le flux, avec, transversalement, des milliers de pauvres convaincus qu'ils ne seront jamais riches et qui veulent tout faire sauter, et des centaines de riches qui subventionnent cette entreprise désespérée au cas où celle-ci deviendrait un jour rentable».

Mais si notre monde moderne s'avère de plus en plus noir et incompréhensible, et si la mort de Mansour semble sonner le glas d'un monde arabe autrefois flamboyant, le martyre de cet «idiot magnifique» dont le regard majuscule nous fait approcher l'insaisissable révèle peut-être aussi pour l'auteur la seule voie de salut restante : celle de la compréhension mystique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Yeux de Mansour, Ryad Girod, (Barzakh, octobre 2018) P.O.L., mars 2019, 220 p.

A propos de l'auteur :

http://www.editions-barzakh.com/auteurs/ryad-girod

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter le premier chapitre, p.9/13 : ICI

 

Publié dans Fiction

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