La lucina / La petite lumière, de Antonio Moresco
La Lucina / La petite lumière, comme l'explique Antonio Moresco dans la lettre introductive qu'il envoya à son éditeur, n'était à l'origine qu'une petite scène annotée ne devant pas occuper plus d'une demi-page dans Gli increati qu'il publia deux ans après en 2015 (roman qui n'a pas encore été traduit en français). Mais elle travailla en secret, tant elle rejoignait chez lui une zone intime et profonde. Et c'est ainsi que "cette petite créature siamoise", exigeant son autonomie, "s'est détachée du corps plus grand dans lequel elle s'était initialement nichée".
Sono venuto qui per sparire, in questo borgo abandonato e deserto di cui sono l'unico abitante. / Je suis venu ici pour disparaître, dans ce village abandonné et désert dont je suis l'unique habitant.
D'emblée l'incipit condense l'essentiel du sujet, du héros, et du lieu où se déroule ce petit roman en forme de fable contemplative s'apparentant parfois à une sorte de rêve éveillé.
Vivant dans un hameau de montagne entouré de bois, un territoire de ruines reconquises par la végétation où la présence humaine peu à peu s'est effacée, laissant place aux seuls animaux, le héros narrateur semble ainsi un exilé volontaire retourné dans sa solitude foncière, en marge de ce monde et à la frontière d'un autre inconnu. Un homme entre deux mondes "à même distance de tout et de l'espace et du temps et de [sa] vie et de [sa] mort".
Et, entre veille et sommeil, ce héros dont on ne saura jamais le nom - et auquel chacun d'entre nous peut s'identifier - va nous relater et nous décrire dans le moindre détail la découverte et l'exploration de son nouveau territoire. Un récit rythmé par ses occupations de survie quotidienne, où il nous fait part de ses observations et de ses réflexions comme de ses rêves et, surtout, des multiples questionnements qui l'assaillent et dont il n'aura jamais la réponse.
Une fois ses activités journalières terminées, ce héros solitaire et tourmenté s'assoit au crépuscule sur la balustrade de pierre surplombant la gorge pour observer la crête d'en face. Il y guette cette obsédante petite lumière qui chaque nuit à la même heure s'allume et palpite dans une sorte de percée vers l'au-delà au milieu de cette barre de montagnes noires recouvertes de bois à perte de vue.
Un jour enfin il se décide à la rejoindre. Prenant sa voiture et descendant enquêter au village où il fait habituellement ses courses, il finira à force de persévérance par découvrir une trace de chemin sur laquelle il s'engagera, et qui le conduira à une petite maison isolée comme la sienne où habite un étrange petit garçon en culotte courte aussi solitaire que lui. Et, s'acheminant vers l'hiver, il l'apprivoisera lentement, avec une grande douceur, franchissant l'abime qui les sépare pour le rejoindre. Pour affronter la mort et son mystère de manière apaisée.
Photo du film La Lucina ( avec Antonio Moresco dans le rôle du héros)
(...) ogni tanto mi manca il fiato, come se stessi precipitando su un'altalena dalle corde fissate in qualche punto infinamente lontano dell'universo / parfois j'ai le souffle coupé comme si je chutais sur une balançoire fixée par des cordes en quelque point infiniment éloigné de l'univers.
Dans une perception plus large de l'espace et du temps, et creusant le territoire de l'enfance comme un retour à l'innocence première, La Lucina nous interroge sur le vertige de notre présence en ce monde, sur l'énigme éternelle de la vie et de la mort, illustrant le parcours précaire des hommes dans un univers plus grand qu'eux qui semble se perpétuer en les ignorant, tandis que les hirondelles zébrant le ciel et rasant le sol dans une folle et incompréhensible agitation semblent amorcer une frêle ébauche de communication.
Avec une grande justesse d'écriture, Antonio Moresco use de phrases interrogatives en rafales pour traduire l'anxiété de son héros - questions adressées tant aux bêtes, aux insectes ou aux oiseaux qu'il croise qu'à lui-même et indirectement à nous – et dont beaucoup adoptent ce futur hypothétique (1) marquant l'incertitude.
Il souligne la petitesse de l'homme perdu dans cet univers angoissant, dans cette "immensité végétale" comme dans tout "ce noir à perte de vue" et cet " énorme silence", par une très forte récurrence de l'adjectif «piccolo» (petit) et de ces suffixes diminutifs (en -etto,-ino ou -ello,) si caractéristiques de la langue italienne (2). Un parti pris de répétition signifiant - se retrouvant également dans la reprise de nombreux mots et expressions - qui donne aussi au texte sa petite musique singulière.
Et un lexique savant cherchant à expliquer cet univers primordial, sa matière et son énergie vient parfois contraster avec les mots courants, concrets et précis désignant les choses, les animaux et les plantes qui entourent le héros, chaque expression, chaque scène se chargeant de plus, au-delà de sa simplicité, d'une portée symbolique éclairant la profondeur du mystère.
1) «Che cosa sarà quella lucina ?» «Che bambino sarà ?»...
2) Concernant le hameau abandonné où vit le héros («piccolo borgho, piccola radura, muretto, canceletto, scaletta, casina, chiesina ...»), comme le petit cimetière («cimeterino») du village encore habité, mais aussi en écho la maison où le petit garçon vit à l'ancienne («piccola casa, cameretta, finestrella...»), comme lui-même («piccole gambe, piccole mani, vocina, dentino...») ou les objets qu'il utilise («scatolina, piccola palla...»)
Lumière et obscurité
Chaque soir, le héros regarde ainsi "le monde se faire avaler par l'obscurité" et devenir "invisible et noir comme une grande éponge nocturne".
Mais "toute l'obscurité du monde" («tutto il buio del mondo») "pullule de lumière", d'étoiles scintillantes, et des myriades de lucioles clignotent en été au milieu du feuillage épais et noir comme "de petits corps transfigurés". Tandis que, quand il descend au village endormi, seules brillent les lueurs étranges des lumignons du petit cimetière.
Et si cette petite lumière palpitant de l'autre côté du ravin dans cette "immensité noire" l'appelle et le guide, c'est peut-être parce qu'il devine "une porte de lumière" qui s'ouvrirait dans la lumière :
«Chissà se la luce non è anche lei dentro un'altra luce ? / Qui sait si la lumière n'est pas elle-même dans une autre lumière ?»
"Qui sait si le ciel n'a pas au-dessus de lui un autre ciel ?", se demande le héros tandis qu'il est assis sur sa balustrade bordant le précipice.
Le combat furieux et muet de la vie et de la mort
Alors que sous la croûte terrestre de "grandes roches et parois de terre et de marbre se précipitent les unes contre les autres" dans une lutte de Titans dont les secousses telluriques réveillent régulièrement le héros la nuit - ou qu'il perçoit dans un demi-sommeil -, tout le roman vibre au diapason du "combat furieux et muet de la vie et de la mort", d'un "pullulement désespéré (…) à travers le temps et l'espace".
Ce sont la miraculeuse floraison après tout le travail chimique dans le bulbe sous terre, "puis d'un coup le gel", et les plantes rampantes s'enroulant comme des serpents qui "embrassent les arbres de leur étreinte mortelle". Mais aussi la poussée des ronces sortant des ruines, arrachant "un peu de sève à ce monde minéral suspendu dans l'espace" pour s'élever vers le ciel, ou les rejets vert tendre surgissant des troncs de châtaigniers morts. Et toute cette féroce chaîne alimentaire perpétuant la vie, tous ces insectes traversant d'inimaginables métamorphoses, afin que "d'autres puissent continuer à se reproduire et voler quelques semaines pour peu de temps".
«Continuano a morire e a rinascere, a morire di nuovo, ogni cosa dentro lo stesso cerchio del dolore creato. / Ils continuent à mourir et à renaître, à mourir de nouveau, chaque chose au sein du même cercle de douleur créé.»
Une formidable pulsion de vie, inéluctable et incompréhensible.
Un récit cyclique
Plusieurs cycles de longueurs différentes se superposent dans ce roman qui déroule les saisons, évoquant le printemps et l'automne pour s'achever avec l'hiver, quand la neige efface les traces et que les arbres morts ne se distinguent plus des vivants.
Et si le héros accomplit quotidiennement ses activités sur un rythme lent et répétitif – ponctué néanmoins de quelques imprévus – chaque jour effaçant sa trace pour laisser place au lendemain, le petit garçon de même s'attache à tout laver et ranger avant de clore chaque journée et d'en recommencer une autre.
Quant au parcours du héros, au-delà des nombreux allers et retours pour rendre visite à son jeune compagnon, il semble boucler l'accomplissement de son cycle terrestre. Il doit rejoindre en effet, semble-t-il, son double oublié - cet enfant mort lorsqu'il se métamorphosa en adulte - comme un jumeau dont il aurait été séparé et qu'il doit retrouver pour partir ensemble vers une destination inconnue. Vers ce "silence absolu", vers ce "monde blanc" où les limites entre "la fin de la route" et le commencement du "reste du monde" sont floues.
La lucina / La petite lumière s'avère ainsi un court roman très singulier qui, abolissant les frontières du temps et de l'espace, de la vie et de la mort comme du rêve et de la réalité, aborde avec simplicité et fraîcheur des problèmes existentiels et métaphysiques en nous plongeant dans un univers poétique mystérieux et enchanteur.
La lucina, Antonio Moresco, Mondadori 2013, 168 p.
La petite lumière, traduit de l'italien par Laurent Lombard, Verdier, 2014, 128 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Moresco
1
p.9/10
Sono venuto qui per sparire, in questo borgo abandonato e deserto di cui sono l'unico abitante.
Il sole è appena scomparso dietro il crinale. La luce si sta spegnendo. In questo momento sono seduto a pochi metri dalla mia piccola casa, di fronte a uno strapiombo vegetale. Guardo il mondo che sta per essere inghiottito dal buio. Il mio corpo è immobile su una seggiola di ferro dalle gambe che sprofondano sempre più nel terreno, eppure ogni tanto mi manca il fiato, come se stessi precipitando su un'altalena dalle corde fissate in qualche punto infinitamente lontano dell'universo.
Il cielo è attraversato dalle ultime rondini che volano qua e là come fresce. Rasentano la mia testa, piombando a capofitto su vaste sfere di insetti sospesi tra cielo e terra. Sento il vento delle loro ali contro le tempie. Vedo distintamente di fronte a me il corpo nero di un bombo mentre viene inghiottito da una rondine che lo inseguiva col becco spalancato, lanciando grida. Il silenzio è tale che riesco persino a sentire il clangore del suo corpo che continua a soffrire stritolato e smembrato dentro il corpo dell'altro animale mentre risale inebrato nel cielo.
Resto ancora per molto seduto qui. La luce a poco a poco scompare, tutto questo mondo vegetale diventa sempre più buio di fronte a miei occhi. Si cominciano a levare da ogni parte i versi degli animali notturni, invisibili dentro il nero fogliame.
Non un segno di vita umana.
Solo, quando il buio diventa ancora più fitto e si cominciano ad accendere le prime stelle, dall'altra parte di questa stretta gola a strapiombo, su un tratto più pianeggiante del crinale di fronte, incavato in mezzo ai boshi come una stella, ogni notte, sempre alla stessa ora, si accende improvisamente una lucina.