Une vie en l'air, de Philippe Vasset

Publié le par Emmanuelle Caminade

Une vie en l'air, de Philippe Vasset

Voici plus d'un demi-siècle, dans le contexte de croissance économique et démographique des Trente glorieuses qui influa fortement sur les politiques d'aménagement du territoire mises en place, un projet d'aérotrain (1), véhicule «conçu comme le vecteur d'un monde nouveau», fut agréé par l'Etat français qui construisit notamment, entre Saran et Artenay au nord d'Orléans, un tronçon d'essai perché à sept mètres au-dessus du sol afin d'expérimenter le prototype de son inventeur Jean Bertin.

Mais l'administration pompidolienne revint finalement sur cette décision et le projet fut définitivement abandonné vers la fin des années 1970, laissant à l'abandon ce rail de dix-huit kilomètres de long ne menant nulle part, comme «le vestige d'un avenir radieux qui n'a jamais été ». Comme une «ruine du futur» (2).

1) Véhicule à grande vitesse se déplaçant sur coussins d'air et guidé par une voie spéciale en forme de T inversé : https://fr.wikipedia.org/wiki/A%C3%A9rotrain

2) Une expression peut-être empruntée au titre de l'essai d'Yves Stourdzé publié en 1979, ou à celui d'une exposition d'art contemporain au château d'Oiron datant de 2010 qui le reprenait

 

 

 

C'est cette rampe de béton oubliée déroulant incongrument ses arches au milieu des champs de la Beauce et disparaissant parfois sous la futaie que Philippe Vasset, écrivain des marges et des territoires, s'appropria dans son enfance, en faisant un repaire où il se réfugiait avec ses livres et sa musique, et se livrait à ses rêveries solitaires en embrassant le paysage alentour. Une «terrasse sur le monde» dont il n'est jamais vraiment redescendu.

Et il a fallu qu'en 2017 l'Etat, dans un soudain regain d'intérêt, projette sérieusement de recycler et revaloriser ce patrimoine du XXème siècle et qu'il en soit vraiment dépossédé pour que l'auteur décide, au risque de rompre l'enchantement, de nous parler de ce rail de béton nu couvert de tant de signes pour lui et de tenter de les déchiffrer, se penchant sur l'énigme fondatrice de sa «vie en l'air».

 

 

Je voudrais comprendre ce qui s'est joué là-haut, et pourquoi je ne suis jamais descendu, trouvant partout, entre le monde et moi, la belle distance qu'a instauré ce portique, et dont je n'ai jamais su me défaire.

 

Une vie en l'air relate ainsi avec une pointe d'émotion et une certaine auto-dérision un parcours personnel indissociable de celui de cette rampe désaffectée de l'aérotrain capable de changer le rapport d'un individu au monde. C'est un récit non avare de détails techniques ni d'épanchements oniriques qui adopte une structure narrative non linéaire et fortement digressive. Il voit en effet déjà sa temporalité éclater du simple fait que la mémoire ne peut que recomposer le sens comme un puzzle. Et ceci d'autant plus que cette «vie perchée» solitaire et secrète de l'auteur était «étanche à son existence» et que, «sur le môle, le temps échappe à la mesure».

Philippe Vasset, s'étant considérablement documenté pendant deux ans, disposait de plus d'un très riche matériau concernant l'aérotrain, son inventeur et le contexte urbanistique, mais aussi les récupérations ultérieures de son site - militantes ou artistiques notamment - ou des expériences obsessionnelles similaires (3)... Et il a malheureusement tendance à se montrer très généreux, trop à mon sens, en digressions, ce qui rend parfois son récit un peu fastidieux.

3) Comme celle, fascinante, de Maria et de ses carrés de pelouse 

 

Quatre parties introduites par des citations de chansons tirées d'albums "new wave" ou "pop" - manière peut-être de leur donner une tonalité chantant sa nostalgie -, viennent néanmoins souligner les étapes fondatrices éclairant l'origine de sa vocation d'écrivain et de son goût pour l'appréhension des marges et des territoires, tout en déclinant plusieurs manières d'habiter le lieu.

C'est d'abord la découverte de la liberté sur ce rail devenu pleinement son domaine qui se révèle un formidable «accélérateur de fiction». Le jeune adolescent laisse ainsi vagabonder son esprit en s'inventant et ressassant sans fin moult histoires inspirées de ses lectures d'alors mais aussi de ce point de vue «de biais» qui lui est offert sur le monde, comme de sa position de voyeur invisible.

Puis, après avoir goûté cette liberté, c'est son refus de descendre quand il fut contraint de quitter Orléans et de développer une certaine sociabilité en rejoignant «la vie d'en bas» dont «les échéances [le] tiraient par la manche». Naît alors un «sentiment d'exil» dans lequel s'enracinera son écriture, répondant à ce besoin de reprendre possession du lieu quitté qu'il n'arrive pas à assouvir autrement.

Voyant ensuite son domaine confisqué, l'auteur se retrouvera «orphelin de territoire», n'habitant plus rien, et il se verra acculé à passer de son obsession solitaire à la révélation publique, de passer enfin «des soliloques à la littérature» pour «figer, dans le texte, l'endroit que l'on voulait [lui] arracher» et le faire sien.

Mais la littérature n'étant pas seulement pour lui un art du temps mais surtout un «art de l'espace», il lui faudra des «livres libérateurs» pour s'autoriser à écrire. A écrire non sur le paysage mais pour habiter un espace plus grand que l'espace visible, une sorte d'«extension de son espace intérieur» où le réel s'élargissant à l'imaginaire ne vous enferme pas : «j'ai besoin d'un monde troué, parcouru de lézardes et creusé d'échappées.»

 

Et cette quatrième étape m'a laissée sur ma faim, car Philippe Vasset, et c'est bien dommage, ne parle guère de ces quatre livres libérateurs qu'il se contente de citer : Les eaux étroites de Julien Gracq, A rebours de Huysmans, L'homme qui dort de Perec et L'île de béton de J.G. Ballard. Des livres et des auteurs pourtant autrement passionnants que ceux qui enchantèrent son enfance et alimentèrent son imaginaire (des BD de Michel Vaillant ou Tintin aux aventures d'Arsène Lupin ou de science-fiction) sur lesquels il prend visiblement un plaisir rétrospectif à s'étendre dans les parties précédentes mais qui, du moins pour le lecteur, présentent un intérêt bien moindre... Et j'aurai ainsi attendu de plus amples développements sur le riche thème de la littérature comme  art de l'espace.

 

Richard Serra’s “Shift” (1970), King City, Ontario

 

On ne peut s'empêcher en lisant ce livre de se remémorer le magnifique récit tant poétique que documentaire d'Anthony Poiraudeau publié en 2013, Projet el Pocero, dans une ville fantôme de la crise espagnole, et de se demander s'il n'a pas influencé par certains côtés l'auteur. Un récit qui au travers des dérives urbanistiques libérales de l'Espagne du début du XXIème siècle, reflétées par cette ville de béton en plein désert dont l'inachèvement renferme un large potentiel imaginaire, interrogeait de même notre manière d'habiter le monde.

Totalement déconnectée de son contexte environnemental et de toute utilité sociale, à l'instar de la rampe beauceronne de l'aérotrain, surgie de nulle part, cette ville fantôme apparaissait alors comme une forme pure, un jeu énigmatique de lignes, de matières et de couleurs dans l'espace lui rappelant parfois les sculptures contemporaines monumentales de Richard Serra. Tout comme pour Philippe Vasset, «la morphologie de la Beauce, corrigée par l'aérotrain» devient «un espace abstrait», lui faisant envisager ce rail comme une œuvre d'art conceptuel comparable aux sculptures de Bernar Venet et de Donald Judd, ou lui évoquant un artiste du Land art comme Robert Smithson et ses cascades.

Et cette expression de «ruine du futur» employée pour désigner le vestige de cette «utopie avortée » nous renvoie aux "ruines à l'envers" d'Anthony Poiraudeau - citant ce même Smithson auquel il emprunte le terme - pour qualifier ce qui s'élève déjà en ruines avant d'avoir été construit et bouleverse ainsi la logique temporelle, ouvrant un large espace où peut s'engouffrer le rêve.

 

Une vie en l'air s'avère ainsi un récit intime semblant d'abord destiné à son auteur – même s'il n'est pas inintéressant de comprendre ce qui fonde l'univers d'un écrivain et a motivé son écriture. Un récit onirique qui prend aussi une dimension politique et philosophique en témoignant d'une époque au travers des choix d'aménagement du territoire, et en abordant plus largement notre rapport au monde et notre manière de l'habiter.

 

 

 

 

 

 

 

Une vie en l'air, Philippe Vasset, Fayard, août 2018, 190 p.

 

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Vasset

 

EXTRAIT :

On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur (p.9/20) : ICI

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