L'homme qui brûle, de Alban Lefranc

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

 

 

 

 

 

 

Dramaturge et traducteur, Alban Lefranc s'est aussi illustré en écrivant cinq romans dans lesquels il réinventait les vies de figures fascinantes comme celles de la chanteuse allemande Nico, de Rainer Werner Fassbinder, Mohamed Ali, Andreas Baader ou Maurice Pialat. Une manière pour lui de se livrer à des sortes "d'autobiographies fantasmées" en "prenant d'assaut ces vies avec ses propres affects" et développant les thèmes qui lui sont chers, de tisser les faits de façon singulière en tirant parti de tous les possibles, de ces "milliers d'hypothèses qui coexistent" (1).

Dans L'homme qui brûle, il tente d'y "aller plus franchement en déplaçant la focale du Fascinant au Fasciné". Mais si, cultivant la mise en abyme, il fait apparaître son héros Luc Jardie comme une sorte de double, ce "je" n'en reste pas moins de même une "surface de projection", un personnage de roman à part entière - ce que nous signifie aussi ce nom symbole de résistance (2).

 

1) Cf https://www.raison-publique.fr/article901.html

2) Luc Jardie est un personnage de L'Armée des ombres de Joseph de Kessel (adapté au cinéma par J.-P. Melville) qui s'avère le "Grand Patron" à l'identité secrète d'un réseau de résistant

 

 

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Eduqué dans un milieu étriqué, «respectable et triste» de Catholiques petits-bourgeois du bocage Bas-Normand, avec un père effacé et sous la coupe étouffante d'une mère autoritaire envahissante et éructante, Luc Jardie, cet enfant aux résultats scolaires étincelants, a été programmé pour devenir une «brique dépourvue de corps et d'affects» capable d'accéder à la réussite matérielle en écrasant les autres. Pour devenir un «projectile prêt à fracasser les murailles dressées autour des millions».

Découvrant son corps à l'âge de quinze ans et réussissant à s'échapper, à «repousser l'enfance» grâce à la puissance des mots, de ces «mots en tortue romaine, durs et bardés», il est devenu traducteur et écrivain et vit désormais à Paris. Une ville en proie aux attentats qui, dans un contexte guerrier international angoissant, est sécurisée et militarisée à outrance, chaque déplacement y étant soumis à un contrôle d'identité, en attendant les tests génétiques. Un univers cadenassé et coercitif, terrifiant et infantilisant, le renvoyant à l'enfer de son enfance.

Le héros a obtenu une bourse pour un projet de roman sur les millénaristes (3) dont Thomas Münzer, prédicateur révolutionnaire du début du XVIème, semble au départ la pierre angulaire. Mais Megan Smile, son actrice fétiche dans le cinéma porno californien, comme une certaine Mavra perturbent son travail. Et au bout de presque six mois, malgré ses efforts, «entre des centaines de masturbations en échangeant des messages et photos avec Mavra» et «dix à vingt mille heures d'absorption fascinée des films de Megan Smile en alternance avec les catastrophes planétaires en cours», il n'a réussi à écrire que cinq ou six pages où sa «mère terrorisante, surgissait comme un diable de sa boîte».

L'oeil de «maman» est partout et elle semble dotée comme Allah de quatre-vingt-dix neuf noms. Il lui faut donc parler de maman pour la «surmonter», faire remonter de rares «bulles de souvenirs» pour ouvrir une série de possibles capables d'éclairer l'inconnu et d'exorciser cette figure.

3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Mill%C3%A9narisme

 

 

 

Bien que l'auteur entretienne délibérément un certain flou sur les dates, plusieurs indices signalent que nous nous situons à l'époque contemporaine, avec un très léger décalage nous portant vers le début des années 2020. Mais ce roman n'est pas pour autant un roman d'anticipation tant cette dystopie d'un monde au bord de l'apocalypse, grossissant avec humour le réel grâce au grotesque et à l'absurde (4), s'avère à peine caricaturale. Prophétisant l'imminence de la fin du monde au présent de l'indicatif, il éclaire surtout l'urgence à réagir maintenant. A sortir de son état de sidération.

C'est l'histoire d'un héros érudit et solitaire (5) en permanence connecté qui, dépossédé de lui même et totalement addictif à son «appareil vibrant» comme aux écrans en général, est hanté par ses fantômes et ses obsessions, des Californiennes à Alain Delon, tueur impassible à gueule d'ange dans Le Samouraï de Jean-Pierre Melville. D'un héros anéanti par la violence maternelle mais avide de vie, qui a du mal à exister, à survivre dans un monde courant lui-même à sa perte. D'un héros liquéfié, débordant de ses contours, qui néanmoins cherche à tenir, à résister et à avancer au travers de l'ossature de son «PROJET».

Sans cette «colonne vertébrale», cette «cathédrale où [il]se rassemble», il se répand en effet à tout va «en petites gouttes sans lendemain».

 

4) Imaginant notamment des groupes du GIGN à l'affût avec "la Constitution dans leur sac à dos, prêt à refonder la République à tout moment", prenant l'effacement du père à la lettre, au risque de marcher dessus, ou entamant l'énumération incantatoire des 99 noms de la mère ...

5) Il semble n'avoir qu'un seul ami d'enfance, Jérôme - dont on doute parfois de la réalité (Jérôme qu'il a "toujours dans [son] oreille" étant aussi son "deuxième prénom"), tout comme de celle de son colocataire Alexandre souvent absent, dont on ne sait jamais s'il est vivant ou mort...)

 

Thomas Münzer avant la bataille de Frankenhausen (gravure 1860)

 

Grâce à une structure baroque et chaotique embrassant de nombreux éléments disparates venant se télescoper et se superposer, comme divers lieux et époques, Alban Lefranc réussit à saisir les remous incessants qui s'agitent sous le crâne de ce héros à la rage impuissante assailli d'images et de mots, et dont les pensées divaguent en permanence. Et son écriture aux registres multiples nous entraîne dans ce flux tumultueux tandis que son narrateur «la tête pleine de gros plans d'organes génitaux» parle aux absents et soliloque, entretenant des conversations imaginaires; qu'il se remémore des bribes de son enfance, ses lectures et ses notes ou qu'il écrit mentalement ou corrige ses textes; qu'il téléphone, consulte internet ou échange des messages, s'imagine autre (5) ou rêve des scènes les plus folles ...

L'auteur nous plonge ainsi au cœur d'une tempête faisant poétiquement écho au fracas du monde. D'un monde de plus en plus dur et déshumanisé où le virtuel supplante la vraie vie, où on ne touche plus les corps et où la langue s'appauvrit, se disloque et se désagrège, introduisant un vide effrayant entre les mots et les choses (ce que soulignent notamment les contrastes avec la beauté et la profondeur toujours actuelle des textes anciens, tout comme les variations de traduction). Une langue contaminée par les anglicismes et la langue informatique ou réduite à des acronymes quand elle n'est pas détournée.

5) S'identifiant à d'autre personnages, même d'autre sexe ou d'autres époques (de Alain Delon ou Megan Smile au prophète "élu" Thomas Münzer …)

 

L'homme qui brûle s'avère ainsi le reflet d'un monde qui brûle. Et ce dense et foisonnant roman dont le corps et la parole semblent le ciment exalte avant tout la vitalité de la littérature, sa capacité à nous faire sortir de notre torpeur et à éveiller le désir d'un autre état des choses :

«Rendre vivant, voilà à quoi sert la parole vivante.»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'homme qui brûle, Alban Lefranc, Rivages 21/08/19, 270 p.

 

 A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Alban_Lefranc

 

EXTRAIT :

 

On peut feuilleter les premières pages (p.9/27) : ICI

 

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