Pourquoi les hommes fuient ? , de Erwan Larher

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après Le livre que je ne voulais pas écrire, Erwan Larher invente à nouveau une langue pour questionner l'humain et le monde. Mais en redevenant le créateur d'histoires, d'intrigues et de personnages qu'il était dans ses cinq autres romans, du premier, Qu'avez-vous fait de moi ?, à Marguerite n'aime pas ses fesses, en passant par Autogenèse, L'abandon du mâle en milieu hostile et Entre toutes les femmes.

 


La tentation de disparaître. Devenue besoin. Petit à petit, au fil des déceptions, des trahisons. De moins en moins te reconnaître dans tes semblables. Où trop te reconnaître, au contraire. Dans leurs lâchetés et leurs petitesses, leurs démissions. Qui sont aussi les tiennes.
Alors la tentation …
… de …
...disparaître.
(p.8)

Disparaître, annonce l'incipit. Comme le font au Japon ces milliers d'individus qui délibérément s'évaporent chaque année pour se reconstruire autre en essayant d'oublier le passé (*). Cesser de combattre et fuir la dureté de la vie et la violence du monde, refuser d'affronter les douloureuse vérités …

Pourquoi les hommes fuient ? d'emblée s'adresse à un de ces évaporés, de ces "johatsus", qui s'incarnera très vite dans le personnage multiple et insaisissable de Jo. Erwan Larher tente d'y approcher cette énigme fascinante de la disparition, à défaut de l'élucider, car le monde intime de l'autre nous restera toujours un mystère. Et à travers ce "tu", c'est aussi à chacun de nous, comme à lui-même, qu'il semble s'adresser.

* Un thème qu'avait développé Thomas B. Reverdy dans son roman Les évaporés (Flammarion 2013)

 

 

L'intrigue démarre sur une improbable rencontre au Salon du livre de Paris entre un écrivain à groupies, prolixe et sûr de lui, sortant de son microcosme intellectuel et une jeune hôtesse y faisant «un peu tache» qui pourrait être sa fille.

Jane (prononcer [ʒ ɛ n ] avec un d devant), «vingt-cinq ans à tout casser» (en fait à peine vingt-et-un), est une fille libre et "nature", espiègle et impulsive, appartenant à cette «génération qui grandit face aux écrans» et ne lit aucun livre, et il en émane une «force sauvage». Il l'invite à dîner : «un truc de vieux». Elle accepte pourtant : «J'ai pas réfléchi. J'ai même pas fait mine de. # yolo»

Il parle, il parle, et elle s'ennuie. Mais le décalage entre leurs deux mondes, leurs deux générations et leurs deux langues, les représentations erronées de «l'Ecrivain», vont l'ébranler. L'amener à s'interroger sur son passé et à entamer la recherche de son père pour lui demander compte, elle qui gère et trace en ne vivant qu'au présent, fuyant le sentiment de culpabilité d'avoir été abandonnée.

Ce père inconnu a quitté sa mère quand elle avait quatre ans, et cette dernière avant de mourir n'a laissé filtrer sur lui qu'un seul indice : il était musicien. Jane, qui est une fille des temps nouveaux, va alors se lancer (essentiellement via internet) dans une longue et difficile enquête qui, de recherches en hasards et de rencontres en intuitions, va la diriger vers "Charlotte Corday", petit groupe provincial de rock du milieu des années 1980. Puis va se resserrer sur ses guitaristes et chanteurs Joris et Johann, deux anciens amis dont les parcours ont curieusement divergé suite à une obscure trahison, et ayant disparu il y a une quinzaine d'années sans quasiment laisser de traces...

 

 

Erwan Larher connaît son métier et sait entretenir la tension par le biais de cette quête/enquête aux multiples rebondissements, s'amusant de plus à intégrer plusieurs personnages de son cinquième roman : la prude Marguerite, bien sûr - qui n'aime toujours pas ses fesses -, son obsédé de Jonas, et surtout sa mère, la pétulante Billie et même son amant du moment le flic Jacek...

Il sait donner du rythme et du souffle à ce roman où la langue prime. Un roman galvanisé par la dynamique de celle de sa jeune héroïne toujours en mouvement : une langue haute en couleurs qui mêle verlan et anglicismes, acronymes et abréviations ou langage informatique... Une langue qui pulse, moderne et vivante, imprévisible car en invention permanente. Et la jeune et insolente Jane ne se prive pas de "ringardiser" celle de l'Ecrivain, se moquant de ses expressions toutes faites, vieillies, en les prenant à la lettre, comme de ses préoccupations puristes.

 

Pourquoi les hommes fuient ? entrelace habilement les voix, alternant sans cesse les points de vues d'un chapitre à l'autre – et même parfois à l'intérieur d'un même chapitre – tout en entremêlant aussi divers registres ou tonalités.

Le "je" de Jane s'y avère le fil narratif principal, le moteur nous entraînant vers l'éclaircissement de l'énigme : une voix spontanée, brute, dans le ressenti immédiat. Le recul, lui, est donné par un fil narratif à la troisième personne qui englobe les scènes dans une vision plus large, omnisciente et surplombante. Tandis qu'un fil à la deuxième personne du singulier, assez vite appelé "Jo" s'adresse au disparu avec un "tu" qui réussit à rendre proche cet inconnu solitaire si lointain, bousculant et interpelant le lecteur.

Le roman est fragmenté en une soixantaine de chapitres aux transitions soignées - certains intégrant les éléments trouvés sur la toile. Sans compter ces suspensions (...) semblant s'adresser à ce mystérieux Jo avant même qu'on ne l'identifie, lui, son double ou cet avatar de Joseph Samsa auteur d'un tube du début des années 1990. Des suspensions ou des respirations qui continuent ensuite tout au long du livre, résonnant alors comme une sorte d'écho, de complément ou de questionnement.
 

 

Ce livre est l'occasion pour l'auteur de porter son regard aigu et caustique sur notre société. De pénétrer ce monde de la musique qu'il connaît bien, du plaisir à jouer ensemble aux rêves de gloire individuelle, du petit groupe à l'industrie musicale et à sa logique commerciale pervertissante. Et d'aborder aussi, non sans autodérision, le monde de l'Ecrivain.

C'est également pour lui l'occasion d'explorer avec beaucoup d'humour, le plus souvent, mais aussi de sérieux (dans le fil narratif à la deuxième personne), et de manière non manichéenne, des univers éloignés et contrastés comme ces antiques mondes ruraux ou ces mondes provinciaux étriqués et ce monde parisien branché et tape-à-l'oeil. Ou ce monde "jeune" sans cesse connecté, peu concerné par l'actualité nationale ou internationale et la politique, qui vit dans une sorte de bulle sociale et langagière...

De tout cela, Erwan Larher n'a pas peur de faire émerger des valeurs humaines en perdition : ces valeurs de simplicité et d'authenticité, d'ouverture à l'autre, qui facilitent le vivre-ensemble. Il ose même redonner ses lettres de noblesse à la gentillesse – une gentillesse qui se révélera  malicieusement «aphrodisiaque» !

Et, au travers de ses deux magnifiques personnages de Jane et de Jo - qui jusqu'au bout conservera une part de son mystère -, il réussit à creuser en profondeur des mondes intimes, ce que seule peut tenter de faire la littérature.

 

 

 

 

 

 

 

 

Pourquoi les hommes fuient ?, Erwan Larher, Quidam, 22/08/19, 356 p.

A propos de l'auteur :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Erwan_Larher

EXTRAIT :

 

On peut lire le premier chapitre "Un truc de vieux" (p.11/12) sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction

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