Un monde sans rivage, de Hélène Gaudy

Le monde change et les cartes ne présentent plus de "terra incognita" à découvrir et conquérir. A l'heure du réchauffement climatique où fond la banquise et se métamorphosent les paysages, cette fascinante étendue blanche des pôles qui nourrit nos imaginaires d'enfant par le biais des romans de Jules Verne et des nombreux récits d'expéditions dans l'Antarctique ou dans l'Arctique est en voie de disparition.
A la faveur d'un été très chaud ayant entraîné une exceptionnelle fonte des glaces, on retrouva en 1930 dans l'île Blanche, KvitØya, au nord de l'archipel du Svalbard, les restes de Salomon August Andrée, Knut Fraenkel et Nils Strindberg, mystérieusement disparus en cherchant à joindre le pôle Nord en ballon en 1897. Et l'on y découvrit notamment plusieurs rouleaux de négatifs, le journal de l'expédition et les lettres écrites par Nils à sa fiancée Anna (1).

A partir de ces fragiles photographies révélant l'empreinte de corps semblant miraculeusement surgis de l'épaisseur du temps et de ces divers objets retrouvés leur ayant appartenu – ainsi que de tout ce qui fut écrit au sujet de l'expédition Andrée -, Hélène Gaudy tente d'imaginer dans Un monde sans rivages le dernier périple de ces explorateurs de la fin du XIXème siècle qui, une fois chutés du ciel, durent marcher plusieurs mois sur la banquise. Dans un monde qui «n'a plus de bords», plus de contours ni de direction, plus d'horizon. Dans une vaste étendue d'une lumineuse blancheur «où tout se reflète et se mêle», apparaissant comme une sorte de linceul éternel, de «drap posé sur les yeux d'un mort».
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9dition_polaire_de_S._A._Andr%C3%A9e

Chemin parcouru d’abord en ballon vers le nord, puis à pieds vers le sud
Se raccrochant à ces fragments telle une archéologue ouvrant une mémoire anesthésiée par le froid, faisant des hypothèses en s'arrimant au visible pour pénétrer l'invisible, l'auteure ravive leurs traces, tout en forant parallèlement les strates du temps. Et elle réveille ainsi une époque oubliée où l'on croyait à la permanence des paysages, où l'aventure, cette "exploration passionnée de l'inconnu" (comme la définissait Milan Kundera) était encore possible. Un monde «mort bien après eux dans leur sillage» mais qui «a été le nôtre» aussi.
Happée par cette histoire lui offrant un «point de contact» avec le lieu où cette dernière a «commencé à se dissoudre dans le paysage», Hélène Gaudy se laisse dériver dans un temps suspendu vertigineux. Et son roman se ramifie en amont et en aval au travers des générations qui se succèdent, isolant et reliant d'éphémères trajectoires de vie auxquelles elle redonne leurs couleurs. Celles de tous ces explorateurs qui, reprenant le flambeau pour repousser les limites du territoire, «ont participé à cette grande entreprise d'apprivoisement du paysage», se faisant avaler «par les marges d'un désir inachevé». Celles plus largement de tous ces hommes et femmes mus par leurs désirs d'élargir le monde, par une quête obstinée qui les dépasse - l'auteure tenant notamment à redonner leur place à ces femmes trop souvent occultées. Et elle déroule ainsi un «lent ruban à l'extrémité duquel nous nous tenons».

Au départ, il y a a donc avant tout ces photographies résultant manifestement d'une mise en scène et dont on ignore tout du hors champ. Des clichés qui disent que "la mort est passée" (2) et témoignent de l'existence des trois protagonistes mais ne racontent rien de "la totalité cachée" dont ils procèdent. Et cet écart s'avère un formidable déclencheur de récit pour l'auteure, d'autant plus que cette histoire la touche, lui permettant de renouer avec une très ancienne mémoire et de fouiller en soi, de gratter, semble-t-il, là où on ne «savait pas qu'il y avait une plaie».
Ainsi le "je" adopté, s'il tend à pénétrer tour à tour les sensations, les pensées et les rêves des protagonistes, paraissant même parfois s'identifier à Anna - qui, même après avoir refait sa vie, resta sans doute dans l'attente et le manque, dans la douleur de l'incertitude -, se charge-t-il de toutes ses préoccupations et ses obsessions.
Narré dans la permanence d'un vivant présent, le récit, scandé par des extraits du journal d'Andrée - qui semblent aussi vouloir s'affranchir de la réalité - s'ouvre à mille fictions possibles grâce à l'emploi fréquent du futur et du conditionnel, assorti de nombre de tournures hypothétiques et de questions sans réponses.
Dérivant dans les méandres d'une structure très fragmentée et digressive, l'auteure semble emportée elle aussi par cet océan mouvant sous la banquise. Mais, avec le recul du temps, une ligne directrice personnelle vient faire sens, tandis que la grande fluidité de l'écriture relie tous ces fragments. Et l'on goûte particulièrement l'aspect très pictural de cette écriture attentive aux couleurs et aux matières, aux textures et aux formes, qui ranime les paysages et donne chair aux personnages.
2) Cf Jérôme Ferrari, citant Mathieu Riboulet dans A fendre le coeur le plus dur
Un monde sans rivage s'avère ainsi une réflexion profonde sur l'absence et la perte, une émouvante lutte contre l'effacement. C'est une magnifique errance poétique et mélancolique qui nous renvoie à l'intime et à ce lieu où personne ne peut nous suivre : à cette «zone blanche qu'on porterait en soi comme une île».

Un monde sans rivage, Hélène Gaudy, Actes Sud, 21 août 2019, 320 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9l%C3%A8ne_Gaudy
On peut lire un les premières pages du livre (p. 9/32) : ICI