Après cent ans, de Jean-Yves Acquaviva
Publié en corse sous le titre Cent'anni, centu mesi ... en 2014, le deuxième roman de Jean-Yves Acquaviva vient de paraître enfin en français dans la fidèle traduction de Bernadette Micheli. Relisant ce petit ouvrage cinq ans après ma première découverte dans sa langue originale et y trouvant de nouvelles résonances, je suis ainsi amenée à enrichir mon article initial et le récrire en partie .
Après cent ans est un roman d'apprentissage atypique, un conte plus philosophique qu'initiatique rendant poreuses les frontières du rêve et de la réalité. Et on ne peut s'empêcher de le mettre d'emblée en parallèle avec Le garçon (Zulma, 2016) (1) tant l'argument de départ et la démarche sont étonnamment similaires, la comparaison ne nuisant aucunement à l'auteur dont la courte fiction ne s'avère pas moins marquante que le long roman de Marcus Malte.
Sa mère étant morte en lui donnant naissance, le héros a été élevé dans un pâturage de montagne par un berger muet et solitaire. A la mort de ce premier père, cet enfant privé de parole et même de nom se retrouve comme un chien brusquement abandonné par son maître, comme un enfant innocent chassé de son paradis : de ce monde limité par sa «pierre-oiseau» sur la crête dominant l'immense «étendue turquoise» qui mêle dans le lointain le bleu du ciel et de la mer. Franchissant «le col défendu», sorte de seuil de la connaissance, il part à la découverte du vaste univers et de son humanité et, de renaissances en métamorphoses, son parcours s'achèvera par un retour à l'origine et à la solitude première. Se défaisant alors de son humanité pour retourner au silence et au néant, le héros se dénudera jusqu'à l'os tel le Peer Gynt d'Ibsen parvenu au sommet de la pyramide de ses rêves.
1) Livre découvert, en raison de sa publication postérieure, après ma première lecture en corse

Jean-Yves Acquaviva adopte une construction non seulement cyclique mais aussi à rebours, ce qui permet à son héros narrateur d'analyser sa vie avec le recul de l'âge et de l'expérience et surtout du langage, de la pensée et de la conscience qu'il n'acquit que progressivement.
Le livre s'ouvre quand, devenu Alexandre, il arrive à son tour au terme de sa vie et s'apprête à s'affranchir de cette humanité, à échapper à sa prison terrestre pour regagner enfin la sérénité du néant. Pour retourner à la source, comme l'indique le titre faisant référence à un proverbe corse : "Après cent ans et cent mois, l'eau retourne à sa source".
Et l'on est saisi, dès le premier chapitre, par la très belle image de cet homme se frayant à grand peine un chemin dans le maquis dense de ses souvenirs. D'un homme traçant son récit les mains en sang, l'encre de son écriture semblant écarter ces ronces qui recouvrent et effacent tout. Une image nous renvoyant au premier des Récits de la Kolyma, à la neige de cette page blanche sur laquelle Chalamov trace symboliquement sa route, nous invitant à le suivre.
Entre ce premier chapitre intitulé "Avant de partir" et le dernier "A rebours", l'auteur, sautant de manière elliptique d'un chapitre à l'autre, retrace par la voix de son héros un parcours incomplet fait de rencontres et d'expériences marquantes, enchaînant quatorze moments forts plus que des étapes progressives : des moments de plaisir et de souffrance, de paix ou d'espérance, d'ennui, et surtout de désillusion et de désespoir qui semblent le lot de la condition humaine. Un parcours tout en alternances et en contrastes, émaillé de rêveries et de réflexions, et s'inscrivant dans une temporalité cyclique où les événements se répètent sous d'autres formes.
Et ce récit initiatique n'apporte pas vraiment de réponses pour affronter la vie, pour trouver sa place dans le monde car le héros y est surtout confronté aux contradictions et aux paradoxes, à la vanité des certitudes, au doute...

L'enfant sauvage, film de François Trufaut
Le choix judicieux d'une sorte d'enfant sauvage fait de ce héros enfermé dans son monde une métaphore de l'insularité renvoyant sans doute à la Corse mais aussi à la solitude foncière de l'homme. Elle permet de plus à l'auteur d'aborder les questions philosophiques essentielles sous un angle original, et d'appréhender le parcours de son héros à la fois comme un voyage intérieur à la recherche de soi et comme celui de l'humanité entière.
Cet enfant, proche au départ d'un état animal où priment l'instinct et le besoin de l'instant, de cet "état de nature" antérieur à la société des hommes, va ainsi peu à peu découvrir l'autre et l'ailleurs, se confronter à d'autres mondes, être initié au langage et développer une pensée, accéder au désir et à l'imagination, au choix.
Il rencontrera plusieurs pères de substitution, découvrira la sexualité et l'amour, mais aussi et surtout toute la face sombre de l'humain. La violence et la cruauté, l'horreur de la prison..., tous ces durs rapports de domination et de soumission qui semblent la loi des hommes étant parfois compensés par de beaux instants d'amour et surtout d'amitié, d'intense communion avec la nature, de rêveries et de contemplation.
L'aspiration du héros à la liberté, à la beauté et la pureté, soulève ainsi ce récit dans ses moments les plus noirs, le rendant aussi paradoxalement lumineux. Les ravages de cet enfer créé par l'homme l'emportent cependant sur ces quelques ravissements et la sauvagerie primitive apparaît finalement plus enviable que la prétendue civilisation.
Et nous suivons le héros au plus près de ses sensations, de ses sentiments et de ses idées avec une empathie facilitée par la narration à la première personne. Nous suivons l'évolution de sa représentation et de sa compréhension du monde comme son accès à la conscience et à la connaissance de soi. Mais qu'est-ce qu'exister, et qu'est-ce qu'un homme ? Qu'est-ce que la réalité de ce monde ?

scène de travail au Goulag
L'auteur peint les états d'âmes comme des paysages, superpose les strates de sens, et son texte tisse de multiples résonances. Son écriture sobre, fine et sensible, sonne juste et se montre d'une grande puissance évocatrice. Sa langue poétique, très ancrée dans la nature, se montre attentive aux parfums, aux odeurs et aux saveurs et laisse parler les images. Et cette langue évolue judicieusement de la fraîcheur des premières formulations naïves de son héros à une expression gagnant en assurance au travers d'une ironie rageuse et d'un verbe percutant ou de références mythiques et littéraires de plus en plus érudites, tandis que lyrisme et onirisme prennent de l'envergure et que la tension va crescendo, culminant dans les deux magnifiques chapitres (10 et 11) intitulés Gris et Blanc. Le gris évoquant les notes de Tchekhov sur le bagne de Sakhaline (2) tandis que le moment de grâce de cette neige tombante remplissant les hommes d'ivresse au cœur de leur malheur nous renvoie à Tout à coup (3), l'émouvant poème de Benjamin Fondane dans Le mal des fantômes.
Après cent ans s'avère ainsi un tout petit livre d'une extrême richesse qui nous fait dériver dans le maquis de la mémoire et de l'imaginaire, dans une «Babylone» ouvrant des horizons infinis.
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27%C3%8Ele_de_Sakhaline
3) Cf le dernier extrait suite à l'article du blog sur Le mal des fantômes

Après cent ans, Jean-Yves Acquaviva, traduit du corse par Bernadette Micheli, Colonna édition, 01/06/19, 100 p.
1. Avant de partir
p. 7/8
L’aube est calme et un homme va mourir. Il n’y aura ni plaintes, ni cris, ni douleur. Peut-être le sang de mes genoux écorchés en rampant ou celui de mes mains ouvrant un chemin au milieu des ronces.
Sans aucun souvenir de ce que j’ai vu hier, sans aucune espérance en ce que sera demain, une conscience piétinée, brisée, jetée en pâture aux lions d’une éternité nouvelle. Voici le voyage, les pas faits à reculons pour oublier et me laver de toute humanité. Je reverrai la jeune fille au sourire angélique et je l’oublierai. Je sentirai l’affection du sage, l’amour du père et je m’en détacherai. Je connaîtrai la tristesse, cette putain qui broie le cœur, l’envie folle de ne plus être seul et je les abandonnerai.
J’embrasserai la solitude, je me donnerai à elle et je vivrai. Une vie sans artifice, faite de soleil ardent, de feuilles mortes, de froid et de renaissance, un temps qu’on ne mesure pas, qui s’écoule, qui ne connaît ni les secondes ni les heures, ni les mois ni les ans. Des instants, clairs de lune ou ciels sombres, nés du souffle d’un monde tantôt paisible tantôt déchaîné. Une vie simple, une vie d’animal. Aujourd’hui un homme est mort mais mon cœur bat toujours.