Miss Islande, de Auður Ava Olafsdóttir
Le sixième roman d'Auður Ava Olafsdóttir se déroule dans les années 1960 dans une Islande encore traditionnelle malgré un essor économique dû à l'industrialisation de la pêche, dans cette petite île encore en majorité rurale et peu ouverte sur le monde qui fut sans doute celle de la génération des parents de l'auteure à la mémoire desquels il est dédié.
C'est un roman féministe au sens le plus large (1) qui s'ancre profondément dans cette terre islandaise, dans la nature et la culture de cette île volcanique éruptive balayée par les vents et riche de poètes - nom se déclinant rarement au féminin. Et son titre Miss Islande, renvoyant à un concours de beauté entrant de manière anecdotique dans son intrigue, s'avère le malicieux symbole de cette double dimension.
1) Terme entendu dans le sens qu'en donne l'auteure pour qui il s'étend aux "deux sexes" puisque signifiant pour elle qu'on "partage les devoirs, les responsabilités et les bénéfices." (Cf son interview : ici)

Peinture de Jóhannes Sveinsson Kjarval
Le roman, tout en exaltant amoureusement la démesure sauvage de la nature islandaise comme la beauté de nombre de poèmes - et parfois de peintures - qui l'ont célébrée, éclaire le conservatisme social d'une époque et la brutalité du capitalisme à laquelle l'avenir semble condamner l'île. C'est un livre sur la difficulté à réaliser ses rêves, sur le prix à payer pour être libre, qui porte une belle et concrète réflexion sur l'écriture et la littérature et regorge de citations et de références littéraires.
A vingt et un an, Hekla, baptisée par son père d'un prénom prémonitoire de volcan, quitte la ferme familiale des Dalir - qui servit de cadre à la célèbre "Saga des gens du Val-au-Saumon" (2) - pour accomplir son destin.
Avec pour tout bagage sa machine à écrire Remington et quelques manuscrits, elle débarque ainsi à Reykjavik où son meilleur ami et confident Jòn John, homosexuel rêvant lui de quitter l'Islande pour devenir costumier, l'héberge pendant qu'elle cherche un petit emploi pour survivre. Et dans cette capitale où abondent librairies et cafés fréquentés par des écrivains, elle retrouve aussi Isey son amie d'enfance qui, entraînée dans une vie de mère de famille qu'elle n'a pas vraiment choisie, noircit en cachette de son mari les pages d'un journal lui permettant de se maintenir à flot. Tandis qu'elle-même n'ose encore avouer qu'elle écrit au séduisant jeune-homme se voulant poète qu'elle vient de rencontrer...
2) "La région de Dalir est une séparation entre la péninsule de Snaefellsnes et les fjords de l’Ouest. C’est un couloir vallonné de champs de lave et de rivières" , une région qui servit de "cadre pour la Laxdæla Saga*", la plus populaire des sagas médiévales islandaises (Cf : ici)
* ou "Saga des gens du Val-au-Saumon"

Portrait du poète Davíð Stefánsson (1895 – 1964)
Pour aborder les paradoxes nous constituant en tant qu'êtres humains complexes et ces différences qui au-delà des ressemblances nous rendent uniques, l'auteure développe magistralement le thème du double et de la dualité tout au long de son roman. Et, comme son héroïne dont l'apparence tranquille masque un volcanisme intérieur s'apparentant au feu de la création, elle pense que l'écriture est organisation du chaos, bricolage d'un bric à brac d'observations, d'émotions et de pensées surgissant du quotidien le plus infime. Aussi attache-t-elle beaucoup d'importance à la construction de ses romans (3).
3) On l'avait notamment déjà remarqué dans L'embellie , chroniqué récemment sur ce blog.
Après un préambule donnant la parole à la mère de l'héroïne narratrice, Miss Islande se divise en deux parties inégales. Globalement chronologique, le récit y est mené dans un vivant présent de narration et, curieusement éclaté, morcelé, il juxtapose de multiples petites séquences dont les titres entrent en résonance, s'entremêlant, se répondant ou se superposant. Auður Ava Olafsdóttir fait ainsi progresser le lecteur en établissant entre ces moments moins un fil linéaire qu'une sorte de «maillage» l'emprisonnant tout en le laissant respirer et lui donnant une certaine liberté. Et sa courte deuxième partie se mue judicieusement en roman épistolaire.
On retrouve avec plaisir l'écriture poétique teintée d'humour de l'auteure (même si cet humour s'avère moins fantaisiste et loufoque que dans L'embellie), et cette manière singulière de reprendre certains motifs et de filer avec légèreté des métaphores, de jouer sur les décalages – sa tendance à accoler étrangement certaines phrases, outre son effet parfois comique, laissant notamment au lecteur le soin de creuser (ou non) entre les mots. Une écriture qui saisit de plus avec précision toutes les petites choses de la vie pour en faire émerger un sens universel, donnant subtilement aux observations et situations les plus simples une dimension symbolique.
Même si l'auteure a mis visiblement beaucoup d'elle-même, non seulement dans son héroïne Hekla et sa façon d'aborder tant la lecture que l'écriture mais aussi dans son amie inséparable dont le journal déborde des limites de l'intime, Miss Islande n'est pas pour autant un roman autobiographique. Et à travers son couple de héros cherchant à trouver leur place dans une société qui n'est pas encore prête à les accueillir, ce roman résonne plutôt comme une sorte d'hommage rendu à l'audace et au courage de ces pionniers qui ont ouvert la voie et ont permis à Auður Ava Olafsdóttir de prendre son envol. De s'affirmer en tant qu'écrivain.

Miss Islande, Auður Ava Olafsdóttir, traduit de l'islandais par Eric Boury, Zulma, 5 septembre 2019, 288 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Au%C3%B0ur_Ava_%C3%93lafsd%C3%B3ttir
EXTRAIT :
I LA TERRE DE NOS MERES
1963
p.29/31
Poète est un nom masculin
L'autocar de Reykjavik laisse dans son sillage un nuage de poussière. La route en terre, tout en creux et en bosses, serpente de virage en virage et bientôt, on ne voit presque plus rien par les vitres sales. Le cadre de la Saga des Gens du Val-au-Saumon aura bientôt disparu derrière un écran de boue.
La boîte de vitesses grince à chaque fois qu'on descend ou qu'on gravit une colline, et j'ai comme l'impression que l'autocar n'a pas de freins. L'énorme fissure qui traverse le pare-brise de part en part ne semble pas gêner le chauffeur. Il n'y a pas grand monde sur la route. Les rares fois où nous croisons un autre véhicule, notre conducteur klaxonne vigoureusement. Au passage d'une niveleuse, il doit se déporter sur l'accotement où il vacille un peu. Les Ponts et chaussées ont décidé de remettre en état les routes de la province des Dalir, ce qui donne aux conducteurs l'occasion de discuter un bon moment les vitres baissées.
- Je pourrai m'estimer heureux si je ne perds pas un essieu dans tous ces cahots, déclare le chauffeur de l'autocar.
Nous avons à peine quitté le village de Bùdardalur, mais en fait je suis à Dublin. Mon index repose sur la page vint-trois de l'Ulysses de Joyce. On m'avait parlé d'un roman plus épais que la Saga de Njàll qu'on pouvait se procurer à la librairie anglaise de la rue Hafnarstraeti. Je me suis fait livrer à la ferme.
- Ce que vous dites, c'est du français , monsieur ? Demanda la vieille femme à Haines.
Il lui répondit longuement, avec assurance.
- De l'irlandais, observa Buck Mulligan. Où il est passé votre gaélique ?
- Je me disais bien que c'était de l'irlandais, répondit-elle, je reconnaissais les sonorités.
Ma lecture avance lentement, entravée par les bringuebalements de l'autocar autant que par la médiocrité de mon anglais. Le dictionnaire est ouvert sur le siège inoccupé à côté du mien, mais cette langue est plus ardue que je ne le soupçonnais.
Je cherche un coin de la vitre qui ne soit pas couvert de boue pour regarder le paysage. N'est-ce pas dans cette ferme qu'a vécu une poétesse autrefois ? Avec cette rivière impétueuse aux eaux gris anthracite chargées de sable et de boue qui murmurait au creux de ses veines ? Ses vaches en pâtissaient, disait-on.
Pendant qu'elle couchait sur le papier des amours et des destins tragiques, s'échinant à convertir les couleurs des brebis en couchers de soleil sur le Breidafjödur, elle oubliait de les traire. Or il n'y a pas pire péché que de ne pas vider des mamelles gorgées de lait. Quand elle rendait visite aux habitants des fermes voisines, elle ne voyait pas le temps passer, elle déclamait des poèmes ou se taisait des heures durant en trempant des morceaux de sucre dans son café. Il paraît qu'en écrivant, elle entendait un orchestre symphonique. Ou qu'il lui arrivait de réveiller ses enfants en pleine nuit et de les prendre dans ses bras pour les emmener dans la cour de la ferme voir le ballet des aurores boréales onduler dans le ciel noir. Entre deux, elle s'enfermait dans la chambre conjugale, la tête sous la couette. Elle portait en elle tant de mélancolie que, par une claire soirée de printemps, elle a rejoint les profondeurs de la rivière argentée. La perspective de manger bientôt des œufs frais de macareux moine ne lui suffisait plus, car elle avait perdu le sommeil. On l'a retrouvée dans un filet à truites près du pont. La poétesse aux ailes rongées fut ramenée sur la rive, la jupe ruisselante, bas troués, le ventre gonflé d'eau.
- Elle a détruit mon filet, a protesté le paysan à qui il appartenait. Ces mailles sont faites pour attraper les truites, pas pour pêcher des poétesse.
Son destin était une mise en garde. Mais en même temps, je ne connais pas d'autre femme écrivain.
C'est que les poètes sont des hommes.
J'ai compris que je ne devais parler de mes projets à personne.