On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, de Laure Limongi
Laure Limongi a déjà publié une dizaine de livres entre fiction, essai ou poésie, certains étant écrits en collaboration avec des graphistes. Elle n'a commencé à sonder la veine autobiographique que récemment dans Anomalie des zones profondes du cerveau (Grasset, 2015), tout en dépassant largement l’autofiction. Et elle continue avec On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, un dernier roman semblant lui s’inscrire dans une quête identitaire.
Née à l’époque de la création du FLNC (1) dans une Corse en proie au romantisme révolutionnaire qui la bercera ensuite de ses «nuits bleues» (2), l’auteure quitta dramatiquement son île natale suite à la mort de sa mère il y a plus de vingt ans. «Ame perdue» ayant désormais du mal à trouver sa place, l’exilée se décide enfin à entreprendre le voyage vers l’abîme de ces «limbes corses», à la recherche de «cette histoire tatouée en signes incompréhensibles» dans sa chair. A la recherche des secrets ayant plombé son enfance et sans doute du trésor d’un héritage, d’une appartenance, dans un roman familial creusant la matière-même qui l’a construite et l’a faite écrivaine. Une matière lourde de silences, de non-dits et de tabous…
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Front_de_lib%C3%A9ration_nationale_corse
2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Nuit_bleue_(expression)
Le livre démarre sur le "je" du récit intime, l’auteure semblant peiner à trouver «l’angle adéquat» pour raconter l’histoire de cette «famille de drames» pas très nette et évoquer ce monde flottant sur «des sables mouvants» dans lequel elle a grandi. Et, la vérité semblant difficile d’accès, Laure Limongi opte judicieusement au bout d’une quinzaine de pages pour une fiction à la troisième personne. Elle inventera donc «un antidote au secret» et tirera juste un fil «tissé parmi l’écheveau bigarré des possibles» pour nous entraîner dans un récit mythique. Dans un conte terrifiant nourri des multiples romans échafaudés par sa jeune héroïne et double fictif, comme des histoires racontées plus tard par les différents protagonistes familiaux.
Huma, dont le nom surgi de nulle part fut «déposé en cadeau par un corbeau bavard» hantant les rêves de sa mère Alice, vit dans la grande villa construite sur les hauteurs de Bastia par un arrière-grand-père ayant fait fortune au Vénézuela. Une villa qui abrite quatre générations écorchées aux origines régionales et sociales diverses car le clan Pietri s’est allié aux débrouillards Italiens Benedetti puis aux Livert et aux Rocher, rameau populaire ouvrier et métissé de la Ciotat : des individus que séparent et réunissent tant la Méditerranée, source inépuisable d’histoires, que nombre de vérités enfouies…
Dans cette maison à la fois secouée par des «disputes homériques» que seule couvre le bruit de la télé diffusant ses informations tout aussi violentes et incompréhensibles, et grevée par un silence annihilant toute velléité de questions, il est difficile pour cette «gentille petite fille sage» d’exister, d’être «actrice de sa vie». Alors «son jeu favori, c’est d’inventer une maison dans la maison», de faire naître «des milliers d’histoires» la sortant de son enfermement et lui offrant «sa liberté à portée d’imagination».
La construction de ce livre qui s’attarde surtout sur l’enfance d’Huma dont elle épouse le ressenti fragmenté tente peu à peu de combler les trous de l’histoire familiale. Elle éclaire ainsi ces bribes de scènes surgies des souvenirs par des éléments épars rapportés plus tard, inventant, retissant librement des liens pour donner progressivement cohérence à l’ensemble. Et la narration ne prend son élan que sur la fin quand Huma devient adulte et s’émancipe. La langue, émaillée de nombreuses paroles corses et de quelques termes populaires, renvoie à l’aspect bigarré de cette famille et l’auteure, qui se montre friande de listes et d’énumérations, puise avec bonheur dans tous ces souvenirs olfactifs qui semblent la relier viscéralement à cette Corse familiale de son enfance. Toujours adepte des camaïeux, elle décline de plus sa douloureuse nostalgie en multiples nuances, lui apportant ainsi une certaine légèreté.
«Insulaire sans terre» cherchant un lieu où elle se sente pleinement chez elle, Laure Limongi se livre à une sorte de variation sur le thème de la maison, de ces mondes (réels ou imaginaires) érigés et engloutis, disparus. Franchissant un «rideau magique» abolissant le temps, on passe ainsi de la maison familiale mythique et monstrueuse, signe de l’ascension sociale des Pietri, dans laquelle a grandi Huma à la maison du village de Castagniccia - où reposent les morts du clan dans le cimetière -, tandis qu’Alice «fait et refait le plan des maisons qu’elle n’aura jamais les moyens de construire». Et nul doute que l’auteure continue de s’inventer une maison comme sa jeune héroïne trouvant réconfort dans le bruissement des pages. Que la littérature, la lecture et surtout l’écriture s’avèrent le lieu où elle se sent véritablement chez elle : "in casa soia".
Alors que les prénoms de la «petite fumée» Huma et de sa mère, la «vaporeuse» Alice (toute de «merveilles») dotée d’un grand «humanisme» paraissent interchangeables, Laure Limongi semble recouvrer pleinement dans ce livre son «héritage immatériel». Et, comme notamment son roman Soliste, et même son essai Indociles, On ne peut pas tenir la mer entre ses mains exalte la résistance et la combativité au travers d’un "memento mori" se muant en "memento vivere". Un "memento vivere" qui, à l’instar de celui de Tom Reisen dans son recueil de nouvelles Les Bulles, se combine avec l’érection d’un tombeau.
Ce roman familial pénétrant avec sensibilité le monde de l’enfance et évoquant la Corse par petites touches, brosse en effet un magnifique portrait d’Alice, l’auteure offrant un lumineux tombeau à cette mère dont on ne peut épuiser le mystère. Et, son titre résonnant alors différemment à l’oreille, il semble avant tout une tentative de comprendre et retenir cette mère en défiant l’impossible, ce que seule permet la littérature.
On ne peut pas tenir la mer entre ses mains, Laure Limongi, Grasset, 28 août 2019, 290 p
https://fr.wikipedia.org/wiki/Laure_Limongi
On peut feuilleter les premières pages (p.9/22) sur le site de l’éditeur : ICI