Calendariu/Calendrier, journal poétique de l'année 2018, de Norbert Paganelli

Ce n'est pas la première fois que Norbert Paganelli part de la presse insulaire pour amorcer ce «rêve éveillé qui est l'habituel état de grâce du poète». Dans Un sel d'argent / Mimoria arghintina, il s'était notamment inspiré d'une série de vieux de clichés de presse en noir et blanc datant du dernier tiers du XXème siècle. Délaissant le passé, il s'est astreint pour cet ouvrage à «l'humble lecture matinale» de Corse-Matin durant toute une année, tirant cette fois-ci des titres, faits divers et commentaires de cette actualité éphémère prétexte à ses vagabondages poétiques. Pour lui en effet, on peut trouver «de la poésie dans les journaux» (1).
Et le décompte de cette année en mois et jours donne tout naturellement à Calendariu / Calendrier sa structure, chacun des douze poèmes mensuels de ce journal poétique de l'année 2018 regroupant une suite de petites strophes numérotées correspondant à leur nombre de jours.
1) Cf l'article de Philippe James sur Corse Net Infos : ici
Ce qui est nouveau par contre, c'est la place que Norbert Paganelli accorde formellement à la langue de ses ancêtres car chacun de ses poèmes est rédigé en français, mêlant toutefois en son sein quelques vers en corse, à l'image de l'usage déclinant de cette langue dans les lieux publics : «Aujourd'hui quelques mots seulement émaillent les discours spontanés».
Ce poète d'expression corse qui, par souci d'ouverture, a toujours opté pour une publication bilingue de ses textes, nous propose bien sûr en note de bas de page une traduction de ces quelques bribes de corse. Et il conçoit ce saupoudrage de corse sur une langue française dominante comme une sorte d'«hommage à cette lutte pour la survie d'une langue, tout en reconnaissant un rapport de force» qu'il déplore mais qu'il lui semble vain de nier.

Calendariu / Calendrier vient creuser d'une autre manière la thématique majeure de l'œuvre poétique de l'auteur : celle du passage du temps et, surtout, de la permanence et du changement - ce dernier venant scander comme un refrain tout le texte : «I tempi cambiani./ Les temps changent.», «I tempi sò dighjà cambiati./ Les temps ont déjà changé.», «Ciò chì cambia è ciò ch'ùn cambia/ Il y a ce qui change et ce qui ne change pas», «Tout change vous dit-on.» …
Le poète prend acte de l'évolution de son île, de ce qui reste et de ce qui a disparu, des traditions qui meurent mais aussi de celles qui naissent. Il dresse ainsi le portrait d'une «Madame Corse» en perte d'identité :
«Ma chì semu duvintati à u ghjustu ? / Mais qui sommes-nous devenus au juste ?»
Et il invite ses compatriotes insulaires à «réfléchir, rêver, réfléchir à nouveau et rêver encore (rifleta, sugnà, rifleta un'antra volta è sugnà dino)» à ce qu'ils sont.
Tout comme il avait coordonné une vaste anthologie de la poésie corse contemporaine, Musa d'un populu, qui dressait une sorte d'état des lieux poétique de son île, Norbert Paganelli semble faire un état des lieux de la Corse actuelle saisie, non à travers les mots des poètes mais de ceux véhiculés quotidiennement par les journalistes insulaires.
Loin de s'enfoncer dans une sombre nostalgie, d'édicter des condamnations sévères ou de se lancer dans des prédictions apocalyptiques, il préfère aborder le présent avec dérision, lui qui revendique le doute («Francamenti u' a socu mica ! Franchement je ne sais pas !»), balayant l'amertume pour éclairer simplement l'île avec lucidité.
Calendariu / Calendrier s'inscrit ainsi avec constance dans une tonalité ludique humoristique, le poète s'employant à jouer sur les mots dans toutes leurs composantes, rebondissant avec malice sur certaines expressions pour confiner à l'absurde et interroger le sens. Pour mettre en lumière ce qu'ils disent en profondeur d'une Corse brusquement entrée dans un monde globalisé :
«La modernité s'impose brutalement
face aux polyphonies.»
D'une Corse encore tiraillée entre modernité et tradition même si elle est désormais pleinement entrée dans cette modernité marchande, administrative et linguistique uniformisante, ce que certains refusent encore d'admettre.
Et Calendariu / Calendrier, ouvrage totalement imprégné de la réalité quotidienne de l'île, prend néanmoins une portée universelle car «...en Corse comme ailleurs,/ il faut reprendre son souffle/ ou plutôt en trouver un nouveau.»

Calendariu/Calendrier, Journal poétique de l'année 2018, Norbert Paganelli, A fior di carta, Musa, 2019,115 p.
http://plus.wikimonde.com/wiki/Norbert_Paganelli
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/paganelli-norbert.html
Janvier / Ghjinnnaghju
15 .
A Bastia le bio explose
A l'heure du dépôt des armes c'est surprenant.
Mais comment peut-il en être autrement ?
C'est l'heure où tout explose à l'exception
des partis politiques qui eux implosent.
Avril / Aprili
18 .
U travaddu ci hè... 40
Le domaine de Murtoli recrute :
chefs de cuisine, sous-chefs,
chefs de partie,chefs de rang...
Rien que des chefs en Corse.
Qual' semu no' altri ? 41
40 : Il y en a un travail...
41 : Qui sommes-nous ?
Juin / Ghjunghju
16.
Induva Hè u nostru sangui ?
U sangui ciorsu, u veru ! 62
9600 poches récoltées sur les 12600 nécessaires...
62 : Où est passé notre sang ? Le sang corse, le vrai !
Août / Aostu
21 .
Il y a des traditions qui meurent
Il y a des traditions qui naissent
La tradition des insurgés du Fiumorbu se meurt.
Tandis que celle du blocage voit le jour.
Il ne saurait y avoir ici d'insurgés du bocage.
Septembre / Sittembri
28.
A l'heure où tout part en fumée
les jeunes Corses sont accros à la cigarette.
Ils y mettent même le paquet.
Comme tout part aussi en brioche,
ils sont moins accros à la farine
de châtaigne devenue pourtant aussi chère
que le tabac.