L'envol du sari, de Nicole Giroud
Les crashs aériens, notamment sur de hautes montagnes enneigées difficilement accessibles, ont toujours exercé un étrange pouvoir de fascination. Disparitions soudaines dans des conditions floues souvent à jamais inexpliquées, rares traces concrètes éparpillées réapparaissant parfois longtemps après à la faveur de l'été : de quoi stimuler la curiosité des chercheurs de vérité et l'imagination des raconteurs d'histoires ! Surtout quand s'y mêle l'exotisme de contrées fabuleuses et que les catastrophes semblent étrangement se répéter.
Le Malabar princess d'Air India qui s'était écrasé en 1950 dans le massif du Mont Blanc à plus de 4500 mètres d'altitude avait ainsi déjà inspiré à Henri Troyat son roman Neige en deuil et à Hergé son fameux Tintin au Tibet (1). Et en 1966, le Kangchenjunga en provenance de Bombay et appartenant à la même compagnie explosa en plein vol quasiment au même endroit, de nombreux restes humains, débris d'avion ou objets ayant appartenu aux victimes - dont des pierres précieuses - étant régulièrement recrachés depuis par le glacier des Bossons.
La journaliste Françoise Rey enquêta notamment sur les deux catastrophes, écrivant deux livres à leur sujet (2), tandis que Daniel Roche, alpiniste aventurier obsédé par ce deuxième crash, arpenta le glacier en récoltant une multitude d'objets et restes divers, et réalisa en 2010 un film, Les sanglots indiens du Mont blanc, multipliant toujours les conférences et exposant même les vestiges récupérés.
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tintin_au_Tibet
2) Crash au Mont blanc, les fantômes du Malabar princess (Glénat 1991), Crash au Mont Blanc, la fin des secrets (Glénat 2014)
Le glacier des Bossons
Partant de l'énigme du Kangchenjunga et portée par cette Inde fascinante à la fois réelle et fabuleuse, Nicole Giroud construit, elle, un roman très bien documenté qui donne néanmoins la part belle à la fiction - jusqu'à abandonner parfois la vraisemblance pour confiner à la légende. Dans L'envol du Sari, elle nous plonge dans l'Inde des années 1950 et dans une famille parsie, tentant de redonner chair aux victimes en imaginant une belle et intelligente héroïne nommée Rashna : "la création". Et elle met en scène cette histoire en déployant une habile et malicieuse mise en abyme autour du personnage de l'écrivain qui la raconte.
Le roman est ainsi narré à la première personne par Quentin, un écrivain quarantenaire d'une «petite notoriété honorable» mais sans grande ambition littéraire - dont la femme avait rêvé pour lui d'une «grande carrière médiatique» et le père espéré le voir écrire autre chose que ses «petites histoires calibrées». Engrangeant avec organisation sur ses fiches la documentation historique, géographique et politique nécessaire au cadre de ses romans et les «petits faits véridiques» lui permettant de construire ses personnages, il n'avait jusqu'ici «jamais eu de problème pour trouver le fil conducteur».
Mais, son père venant de mourir et Chloé ayant décidé de le chasser du foyer car il la trompait avec la jeune stagiaire de sa maison d'édition, s'inquiétant de plus pour sa propre santé, il se retrouve désormais anxieux et désemparé dans la demeure paternelle savoyarde, et en total manque d'inspiration. Heureusement, suite à la conférence donnée par «un archéologue spécialisé dans les restes des catastrophes aériennes», il va pouvoir se remettre au travail et retrouver goût à la vie.
Alors qu'elle regarde dans une des vitrines exposant les vestiges du crash du Kangchenjunga «un sari rose intense avec des oiseaux brodés d'or épinglés sur le fond gris», il remarque en effet la vive émotion d'une mystérieuse indienne à la peau très blanche. Sentant qu'il tient enfin son sujet, il entre en contact avec celle qui se révélera la fille de Rashna, cette femme à la longue tresse noire retrouvée nue il y a près de cinquante ans sur le glacier, et uniquement vêtue de bijoux aux dires de Xavier - un ancien guide de montagne ayant participé à l'époque aux recherches.
Anusha acceptera de lui livrer ses lointains souvenirs et de lui apporter des documents variés (photos ou papiers ayant appartenu à sa mère) pour qu'il puisse tenter de combler les vides et de reconstituer dans toute sa singularité la vie de cette belle héroïne parsie hantant désormais ses rêves, et d'approcher son mystère.
Tel l'écrivain chasseur de papillons Nabokov, Quentin va ainsi «traquer les vibrations, les chaos intimes et les faiblesses, les fragilités et les révoltes de ceux qui s'agitent dans le monde réel», les recomposant dans un roman, refaçonnant la réalité entrevue et interprétée par Anusha grâce aux pouvoirs de l'imagination. Et cette collaboration romanesque s'inscrit pleinement dans la structure narrative de l'auteure qui nous fait passer - au travers d'échanges par e-mail et d'envoi de pièces jointes - des récits d'Anusha à l'écriture progressive des chapitres du roman, en intégrant les commentaires de chacun. Une structure habile permettant d'articuler beaucoup d'éléments tout en déployant une mise en abyme de la création romanesque, renforcée avec beaucoup d'autodérision par le narrateur, mais aussi d'instaurer une relation de plus en plus intime entre les deux protagonistes collaborateurs.
Campant une héroïne attachante et complexe mue par un immense appétit de vie et de liberté, et sachant instaurer une atmosphère mystérieuse tenant tant à la catastrophe qu'aux lourds secrets enfouis par cette famille indienne parsie, Nicole Giroud réussit à entretenir, avec une langue fluide teintée d'une ironie légère, un suspense tenant en haleine son lecteur. Et L'envol du sari s'avère un roman non seulement dépaysant et divertissant mais aussi instructif car il explore minutieusement toute cette culture parsie (3) souvent méconnue, éclairant cette petite communauté de religion zoroastrienne venue de Perse qui s'est «intégrée en douceur dans une contrée étrangère en préservant son identité» et se montre très présente dans l'administration, la culture et l'économie indienne, notamment à Bombay.
Un roman sans prétention littéraire mais de très bonne facture qui se lit avec intérêt et plaisir.
3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Parsis
L'envol du sari, Nicole Giroud, éditions Les escales, octobre 2019, 272 p.
Franco-suisse, Nicole Giroud a fait ses études de lettres à Lyon, puis elle a enseigné le français pendant 32 ans à Genève avant de se consacrer totalement à l'écriture. Elle tient un blog littéraire intitulé Papiers d'arpèges.
On peut lire les premières pages (p.9/28) : ICI