"A mains nues" de Amandine Dhée
L'émancipation est au cœur du travail d'Amandine Dhée, comédienne et écrivaine féministe engagée qui s'inspire beaucoup de son environnement et de sa vie quotidienne et s'attache à ces normes sociales avec lesquelles chaque individu doit sans cesse composer. Si elle aimait "mettre en voix" ses premiers textes essentiellement destinés à la scène, l'auteure exploite désormais la veine de l'autofiction depuis La femme brouillon (1) où, s'interrogeant sur la transmission, elle donnait un éclairage politique à son expérience intime de la maternité. Et A mains nues s 'inscrit ainsi dans le prolongement de cet ouvrage.
Dépassant mes réticences envers ce genre littéraire, j'ai été séduite par ce récit car l'auteure, certes se raconte au plus près de ses sensations, de ses réflexions et de ses contradictions, mais elle le fait avec le constant recul d'un humour décapant et avec une grande sincérité, «avançant bravement au devant de tous les clichés»:
«Finalement je me demande pourquoi la seule façon d'obtenir le label couple libre est de coucher avec quelqu'un d'autre.»
«Certaines personnes rejettent le couple et ses carcans, puis se précipitent dans un groupe politique.»
Partant de son expérience personnelle pour questionner plus largement cette société dans laquelle nous vivons et le carcan de son prêt-à-penser, elle tente ainsi de tracer son propre chemin au milieu du discours dominant et de s'affranchir de l'imaginaire collectif pour éclairer la voie d'une réelle émancipation au travers de celle d'une femme, d'une «individue» enfin libre de ses désirs. Et A mains nues semble se revendiquer comme un récit honnête, sans artifices, où l'on appelle «un chat un chat».
1) La femme brouillon, La contre-allée janvier 2017 (Folio, novembre 2018), prix Hors concours

Une forme de routine peut être désirable, car c'est depuis cet ancrage que l'on peut se déployer, prendre des risques.
Une femme presque quarantenaire, féministe issue d'une «famille à trous» ne lui ayant pas donné de modèles très propices à une «autonomie affective», forme désormais un couple stable et une famille avec son compagnon et leur jeune fils, s'enfonçant dans cette routine qui forcément s'installe quand on doit mener de front vie familiale et professionnelle. Quand l'absence de temps et la fatigue menacent le désir, «la précipitation des corps» et ce sexe inventif, cet «appétit de vie» pour elle essentiel :
«On pique des crises d'agenda. Le temps du couple devient sa variable d'ajustement», il y a «compétition de fatigue» au sein du couple et la vie sexuelle passe «à la trappe».
Ce n'est ni du couple ni de la vie de famille dont j'ai assez, c'est simplement moi que je cherche.
Dans une sorte de bilan, d'examen de conscience, elle tente de reprendre la main, de se recentrer en s'interrogeant sur sa vie et sur la femme qu'elle est devenue, sur le couple libre et la famille, l'éducation et la transmission, et surtout sur le désir, osant même aborder cet amour au nom si galvaudé, cette «immense confiance» qu'on ne peut accorder à l'autre que si l'on parvient soi-même à se «donner de la tendresse», que si l'on réussit à «colmater [ses] brèches».
Avec un regard sans concession plein d'humour et d'autodérision elle analyse sa vie présente tout en revenant sur la place qu'occupaient le désir et le plaisir, sur la perception qu'elle avait de son propre corps et l'image qu'elle se faisait de la femme dans son enfance et son adolescence, comme sur ses expériences sexuelles et affectives de jeune femme, se projetant même dans la vieillesse.

Le livre, très aéré, est divisé en vingt-six courts chapitres dotés d'une certaine autonomie et nous entraîne avec vivacité en alternant deux fils narratifs qui se rejoignent sur la fin.
Dans le premier l'auteure analyse au présent et à la première personne sa vie actuelle, nous faisant partager ses discussions et réflexions et nous invitant dans des conférences sur le plaisir féminin ou des manifestations féministes, chez la gynécologue ou la sexologue …Tandis que le deuxième fil remonte le temps de sa vie d'écolière avec ses fantasmes enfantins et de la collégienne en recherche de féminité voulant avant tout qu'on la regarde à celui de sa vie de lycéenne travaillée par son bouillonnant «désir de peau» et de jeune femme avide d'émancipation mais encore enfermée dans ses représentations et portant toujours en elle un gouffre affectif. Un fil narratif se donnant le recul de la troisième personne sans renoncer pour autant totalement au "je" qui cerne ainsi celle qu'elle était avec le regard distancié de l'adulte tout en la remettant parfois dans ses anciennes peaux.
Quand on parle de désir et de plaisir, se pose toujours la question du langage. Entre la langue crue, technique ou parfois éthérée de la chair et le vocabulaire galvaudé et souvent grandiloquent du sentiment, il existe encore des espaces vierges que sut explorer Carole Zalberg dans une courte fiction intitulée L'invention du désir . Une fiction résonnant comme un chant poétique et non une autofiction mais qu'A mains nues m'a cependant évoquée, non pour sa langue ô combien différente mais pour cette exploration du désir amoureux au sein du couple allant à l'encontre des clichés - celui notamment de «la routine» ("le frisson de la répétition" chez Carole Zalberg) et de cet ancrage permettant d'être enfin soi sous les yeux de l'autre.
Si Carole Zalberg inventa son propre langage "ni mièvre ni cru" jouant avec pudeur mais sans retenue sur des images simples et neuves et sur les sonorités pour traduire la surprise des corps, Amandine Dhée a préféré, quoique sans excès, s'en tenir à un langage direct mi technique mi cru.
Elle voudrait en effet pouvoir dire "pénis" aussi simplement qu'on dit "cheville", parle de "fellation" et de "cunnilingus" et refuse de se voiler la face :
«Avec les garçons, les caresses vont plus loin. Ils lui mettent les doigts, c'est comme ça qu'on dit, et tant pis pour la poésie.»
Un choix un peu décevant, à mon sens, car peu novateur mais que balaye heureusement le rythme de sa langue. Une langue elliptique (2) et concentrée qui intègre avec fluidité les dialogues et se montre sur d'autres plans inventive (3). Une langue incisive, tranchante et percutante qui, marquée par l'oralité du slam qu'elle pratiqua à ses débuts, nous ravit.
2) Ex: "Une femme doit désirer, mais pas trop, sinon c'est une.", "Ok, super, merci. Culotte, manteau, Chéquier." (fin d'une visite chez sa gynécologue)...
3) On notera l'efficacité de ses néologismes : "elle se couple" "manquaimer/aimanquer", "on s'évalue, on s'argus"...

A mains nues, Amandine Dhée, La Contre allée, 17 janvier 2020, 144 p.
https://www.lacontreallee.com/auteurs/amandine-dhee
p.8/9
(…)
Evidemment, sur le papier, on est tous d'accord. On ne veut pas vivre comme nos grands-parents, nous jurer fidélité avec des trémolos dans la voix, et signer pour trente ans d'exclusivité sexuelle. Non, on ne veut pas posséder l'autre, quelle idée mesquine. Pas question non plus de verser dans cette banale hypocrisie, prétexter des réunions tardives pour baiser ailleurs. On veut de la transparence, nous, de l'honnêteté. Assumer nos désirs, faire le deuil de la fusion et de l'amour romantique, être adultes, enfin !
La solution est connue, bien sûr. Elle s'appelle le couple libre.
Ce n'est pas compliqué, il s'agit de s'organiser. D'appeler un chat un chat, de distinguer le couple, les plans cul, et de s'autoriser les deux. Dialogue, pragmatisme, google agenda. Cette sexualité 2.0 me fait envie, soudain.
Il paraît que certains couples se disent tout. J'imagine les discussions une fois de retour au bercail, Tiens, c'est sympa d'avoir pensé aux croissants, alors tu as passé une bonne soirée, ah oui, c'est vrai qu'elle est super cette fille, mon poussin mange proprement s'il te plaît, tu mets des miettes partout là, et samedi prochain, tu te souviens que je couche avec David, on a eu un mal fou à trouver une date, nous deux on peut se retrouver mercredi soir, j'irai au badminton juste avant, demain il faut absolument racheter des BN, tu sais ceux à la fraise qui sourient, et au fait, à quelle heure nous attendent tes parents ce midi ?
Si seulement j'en étais capable.
(…)
p.13
Elle est assise à ses côtés sur le muret de la cour de récréation, à l'abri du regard des adultes. Toute la classe s'agglutine autour d'eux. De toute façon, sans spectateurs, à quoi bon relever le défi : fourrer sa langue dans la bouche d'un autre ? Elle prend une grande inspiration et, n'écoutant que son courage, elle plonge dans Sébastien. C'est chaud, humide, doux et dégueu. Commentaires techniques, rires et frissons de dégoût dans l'assemblée. Au bout d'une minute et vingt-neuf secondes, selon le décompte des camarades, ils s'arrachent l'un à l'autre et reprennent leur souffle comme deux sportifs de l'extrême. Chacun ensuite repart de son côté, auréolé de cette gloire : l'avoir fait. Il ne leur vient pas à l'idée de rester plus longtemps ensemble.
(...)