Des routes, de Carole Zalberg, vu par Anne Gorouben
«C'est la petite qui a retrouvé le caillou.»
Il était une fois un caillou égaré dans un «tiroir à tout et n'importe quoi», merveilleuse trouvaille d'un petit «lutin» joyeux, – comme de l'auteure – qui va permettre à la mère de ranimer ses souvenirs pour les transmettre à sa fille, et à Carole Zalberg d'amorcer son récit. Un «caillou rouge-sang» arraché à sa terre d'origine, à sa maison, par une toute jeune fille d'à peine dix-sept ans poussée par des parents aimants à fuir l'enfer.

La jeune Azria, s'échouant sur une plage avec d'autres réfugiés, y avait rencontré la mère qui passait avec insouciance et légèreté ses vacances d'été sur cette île touristique. Elle lui avait conté son histoire, puis confié ce précieux caillou avant de continuer sa route vers le Nord. Pour qu'elle se souvienne «des routes inquiètes (…), des routes harassantes et souvent périlleuses, des routes parfois vaines avec, au ventre, bête increvable, l'espoir tapi».
Et voilà que, libéré de la boîte où il était enfermé, ce caillou va se mettre à murmurer à l'oreille de la mère, réveillant la voix d'Azria et revivifiant son récit afin qu'elle le transmette à sa fille. Une mère qui semble porter en elle l'histoire d'Azria, comme si elle était aussi cette jeune fille qui aurait vieilli et se serait reconstruite, et dont la petite fille peut désormais dire : «aujourd'hui, chez nous, c'est ici!»
Carole Zalberg nous fait ainsi retrouver et dérouler le chemin suspendu de la mémoire en nous offrant dans Des routes le récit d'une «trajectoire contrariée», de l'arrachement et la séparation à la rencontre et l'instauration d'un nouveau "chez soi" : une histoire d'exil et de résilience qui se répète car «tout le monde vient de ça quand on fouille un peu». Une histoire sombre mais illuminée par l'amour et la tendresse (1).
1) Azria part parce qu'elle est "démesurément aimée"par ses parents ; la mère, ouvrant ses bras à Azria comme à son enfant, "la berçait rien qu'en l'écoutant" ; et l'amour unissant la mère et sa petite fille sourd de la tonalité pleine de douceur, de respect et de confiance de leur conversation

Aquarelles d'Anne Garouben
Porté par des mots simples et justes, ce court texte poétique et musical faisant la part belle à l'oralité (2) se situe délibérément du côté du conte. L'auteure y alterne deux fils narratifs contrastés. Le premier, tenu au passé par un narrateur extérieur laisse une place prépondérante au dialogue plein de fraîcheur et de tendresse de la mère qui se remémore et de sa fille. Tandis que le second, au présent, redonne vie au "je" d'Azria s'exprimant (en italique) dans un long et douloureux monologue. Et les questions et les remarques alertes de la petite fille font avancer le récit en en reliant les deux fils, dans un subtil tissage de ces trois voix féminines.
2) Il a notamment été fait une lecture musicale de ce récit dans le cadre du festival Raccords 2019 : https://quefaire.paris.fr/74040/des-routes-lecutre-musicale
Azria n'est pas sans rappeler la petite héroïne de Chez eux (Phébus 2004, remanié pour Actes Sud/Babel en 2015), roman inspiré de l'histoire de la mère de l'auteure qui connut l'exil et fut une enfant cachée arrachée à la douceur de son foyer familial pour survivre à la guerre et l'occupation nazie. Et l'on retrouve dans Des routes les thèmes nourrissant toute l'oeuvre de Carole Zalberg : ceux de l'exil et de la résilience, de l'amour et de la transmission - la mère y occupant toujours une place importante.
Publiée par les éditions du Chemin de fer - une maison d'édition renouvelant le livre illustré en proposant des livres dont les deux voix singulières, littéraire et picturale, se font écho - cette fiction est accompagnée de belles aquarelles (3) d'Anne Gorouben, desquelles émane une profonde sensation de tristesse et d'enfermement due à leurs tons opaques et à leur absence de blancs. Ces nombreux portraits de femmes, d'enfants et de groupes qui semblent l'envelopper, lui servir d'écrin, tout en la ponctuant parfois ça et là, n'ont pas été peints spécialement pour le texte. Mais ils ont été choisis par l'artiste parmi ceux réalisés lors de son travail dans la "jungle de Calais" où elle s'attacha à mettre un nom et un visage sur les réfugiés qu'elle côtoyait.
Si une petite entorse a été faite à la ligne éditoriale, les images n'ayant pas véritablement été initiées par le texte, cette publication consacre néanmoins (contrairement au premier texte publié par Carole Zalberg chez cet éditeur en 2011 (4)) la rencontre de deux univers. Une rencontre forte même si, à l'exception de la première œuvre - seul paysage où un rai de lumière semble vouloir lever la chape angoissante d'un ciel plombé s'abattant sur une terre éteinte -, celui d'Anne Gorouben, né de la confrontation directe à la dure réalité, est beaucoup plus sombre.
Privilégiant les mondes intérieurs, ceux du ressenti, pour aborder un sujet tragique dont la banalisation finit par nourrir l'indifférence, ce livre à deux voix, pudique et émouvant, s'avère une grande réussite.
3) Occupant 10 pages entières et 8 doubles pages
4) L'invention du désir, vu par Frédéric Poincelet, magnifique texte que le dessinateur, dans une curieuse démarche, s'était amusé à illustrer en en prenant le contre-pied ...

Photo d'E. Caminade, Montémlimar, Octobre 2019
Des routes, Carole Zalberg vu par Anne Gorouben, Les éditions du chemin de fer, novembre 2018, 72 p.
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/zalberg-carole.html
https://fr.wikipedia.org/wiki/Carole_Zalberg
EXTRAIT :
On peut feuilleter les premières pages (images et texte) : ICI