L'imitation de Bartleby, de Julien Battesti
Son ossature ébranlée par une maladie le condamnant à une immobilité temporaire, un étudiant en théologie de l'Institut catholique parisien de la rue d'Assas vit «coupé du monde» et «confiné dans le silence» de sa chambre, «étendu à même le carrelage» du matin au soir.
Sa vie mentale se met alors en mouvement, s'émancipant des frontières du temps et de l'espace et prenant «une sorte d'autonomie inhumaine». Et, des couches accumulées d'une mémoire palimpseste, surgissent soudain, comme éclairées par transparence, des bribes d'épisodes oubliés de sa vie qui repassent et s'effacent de nouveau, le faisant douter de les avoir réellement vécus.
Clinique Dignitas à Pfäffikon (Zurich).
Ce jeune héros-narrateur solitaire qui se défie de la parole - tout langage extérieur aux livres lui semblant «un tas de mots sans lien avec le souffle» qui les a produit - laisse ainsi divaguer et cogiter son esprit. Il pense notamment à Dolie (1), une étudiante qui lui avait recommandé un mystérieux roman américain intitulé Exit qui serait «la transposition de l'Exode (2) dans le monde contemporain, un peu à la manière de Joyce avec les aventures d'Ulysse».
1) Dont le prénom semble associer la douleur à la folie
2) Le livre de l'Exode, que les Juifs appellent "Shemot", ce qui signifie "les noms"
Si, en tapant ce mot-clé dans les moteurs de recherche, il ne trouva pas la moindre mention de l'existence de ce livre, il fut immédiatement renvoyé à la plus connue des associations suisses pour le droit à mourir dans la dignité. La seconde étant Dignitas, dont il visionna sur You Tube un film (3) montrant les derniers moments de Michèle Causse, une essayiste féministe française qu'il découvrit être la traductrice de la célèbre nouvelle de Melville, Bartleby the scrivener, a story of Wall-street (4). Un livre que justement il avait lu des dizaines de fois pour en percer le mystère, et sur lequel il avait rédigé autrefois des notes, échafaudant même toute une théorie interprétative en corrélation avec certains écrits bibliques.
Et sa délirante théorie, sorte de «variation» des théories que depuis trop longtemps il échafaudait sur lui-même, sur son propre mystère, se voit désormais augmentée d'une troublante correspondance «entre le livre de Melville et le destin de sa traductrice »...
3) https://youtu.be/JfyxUO4ZsDo
4) https://fr.wikipedia.org/wiki/Bartleby
Dans L'imitation de Bartleby, Julien Battesti s'attache à comprendre la mort de Michèle Causse qui choisit étonnamment de renoncer à la vie alors qu'elle n'était «en phase terminale d'aucune maladie incurable», comme celle toujours mystérieuse de Bartleby à laquelle elle semble faire écho.
C'est une sorte d'enquête qui, pour son héros nourrissant des affinités avec cet «insaisissable et abyssal» personnage avare de paroles, et ayant aussi certains points communs avec Michèle Causse (5), se révèle non seulement une quête de sens mais une quête de salut : une manière de donner sens à la vie grâce au souffle divin de la littérature et à l'éternité que confèrent «les phrases d'un livre».
5) Michèle Causse, les os fragilisés par l'ostéoporose était de plus en plus contrainte à l'immobilité et ce héros qui "s'est toujours senti absent du langage" la rejoint aussi d'une certaine manière dans sa "guerre verbale"
Ce premier roman de Julien Battesti se déroule ainsi avant tout dans ce lieu «faisant office de lieu naturel», dans ce «lieu le plus sauvage et le seul respirable» qu'est la littérature pour un héros-narrateur proche de l'auteur n'attendant d'elle «pas moins que la résurrection et la vie éternelle», l'écriture semblant pour lui majuscule.
Son titre pastiche L'imitation de Jésus-Christ, célèbre livre datant de la fin du Moyen-Age (6) qui invite également à renoncer au monde pour développer sa vie intérieure et à pénétrer «ce qu'il y a de caché dans l'Ecriture» (7). Et même si Melville avait, quand il écrivit sa nouvelle, «cessé de croire au salut de l'art biblique», et que Michèle Causse avait elle dans un petit essai (8) qualifié son héros de "suicidaire", il semble bien que ce roman soit pour l'auteur une tentative littéraire destinée à sauver Bartleby au travers de ses multiples interprètes «dont la liste se confond avec celle de ses doubles», ainsi que sa traductrice qui, dans sa souffrance d'exister, décida de "dénaître" par suicide assisté le jour anniversaire de ses 74 ans, tout en se sauvant lui-même.
Nul ne peut dire si Michèle Causse savait «que le jour de sa mort on raconta l'histoire de Marthe, femme inquiète, et de son frère Lazare» - né (ou du moins fêté) comme elle, coïncidence ultime, un 29 juillet - mais, cet excipit rejoignant la citation de Melville (9) en exergue du livre, il semble évident que c'est bien de renaissance qu'il est question dans ce roman.
6) https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Imitation_de_J%C3%A9sus-Christ
7) Cf première épigraphe tirée de L'imitation de Jésus-Christ (feuilleter le livre via le lien en fin d'article)
8) Petite Réflexion sur Bartleby
9) Cf seconde épigraphe de Melville (idem)
Le livre s'articule donc autour d'un héros de papier ayant fait couler beaucoup d'encre (de l'essai de Deleuze à la théorie déroutante d'un héros-narrateur innommé ayant bricolé sa «propre exégèse»), et de sa traductrice et sans doute imitatrice proposant pour seule biographie qu'on la lise. Ce que fit consciencieusement notre héros-narrateur, se lançant dans l'analyse de ses écrits pour aborder sa vie et tenter «à défaut d'approbation, d'apporter un demi-démenti» à son épitaphe.
Analysant son maître livre, Contre le sexage et sa théorie du langage (10) et, plus largement, de nombreux textes, livres, ou films (11), se référant au Livre de Job où à l'histoire de Moïse, «le scribe de la loi divine», imaginant les rencontres de Michèle Causse avec Violette Leduc ou Djuna Barnes, ou nous entraînant à Zurich qui abrite la clinique de Dignitas mais aussi la tombe de Melville - ce qui nous vaut un savoureux portrait de la ville -, Julien Battesti nous entraîne avec lui dans un parcours palpitant.
Et ce premier roman foisonnant, érudit et plein d'humour, porté par une langue d'une grande tenue recourant avec brio à de longues phrases riches de points-virgules, tient toute sa cohérence de sa structure narrative. Une structure non linéaire mais "à tours et à détours", qui épouse les divagations mentales d'un narrateur procédant par association d'images et d'idées et rebondissant habilement sur de simples détails. Une structure éclatée et totalement maîtrisé par un auteur qui ne perd jamais son cap et qui, se faisant l'apôtre du «hasard objectif», nous entraîne, d'une coïncidence, d'une allusion transparente, d'un cryptage ou d'un anagramme saisissant à l'autre, sur un troublant «chemin de signes» faisant sens.
10) Sur l'oeuvre de Michèle Causse dont Contre le Sexage : ICI
11) Notamment, outre le petit film de Dignitas déjà évoqué, l'adaptation cinématographique de Bartleby par Maurice Ronet : ICI
Texte «téologico-biographique» consacré à Michèle Causse par un héros-narrateur en affinité avec le héros de la nouvelle de Melville et sa traductrice féministe - qui se serait elle-même identifiée à Bartleby -, ce livre «bizarre» s'avère, comme la plupart de ceux de Melville, un «roman allégorique».
Un roman dans lequel ces trois personnages incarnent et déclinent leur douleur d'exister et cette rupture d'avec le monde les acheminant peu à peu vers le grand vide. Et au travers de ce copiste s'affirmant comme "l'être du rien" (12), de cette essayiste et traductrice se rendormant délibérément «dans le ventre du néant» et de ce héros-narrateur, «homme de peu de foi» si ce n'est en la littérature et sa «syntaxe ascensionnelle», semble se révéler un primo-romancier tentant d'écrire lui aussi ce grand «livre-sur-rien» dont rêvent «les meilleurs écrivains».
Avec ce premier roman réjouissant, tant par la maturité de son propos et l'originalité de son agencement que par son érudition et sa maîtrise stupéfiante, Julien Battesti, jeune écrivain corse trentenaire, fait ainsi une entrée en littérature fracassante.
12) Cf la chronique de Ludivine Sereni : Bartleby ou l'être du rien
Julien Battesti est né en 1985 à Ajaccio. L'imitation de Bartleby est son premier roman.
On peut feuilleter les premières pages du livre : ICI