Les excursions de l'écureuil, de Gyrðir Elíasson
Poète, romancier et traducteur, Gyrðir Elíasson est un écrivain islandais important et reconnu. Publié en français seulement en 2017 par les éditions québecoise La Peuplade, Les excursions de l'écureuil, son premier texte écrit en prose il y a plus de trente ans (1), fut très remarqué lors de sa sortie car il rompait avec la littérature islandaise de l'époque.
Pourtant cette courte et étrange fiction poétique s'inscrit bien pour nous dans cette Islande dont la lumière déclinante et les brumes sont propices aux fantasmes, et à laquelle semble aussi nous renvoyer l'épigraphe de l'écrivain ferroïen William Heinesen évoquant "la lueur de l'univers au-delà de l'univers". Elle reflète bien cet esprit du Nord que l'on retrouve aussi dans les romans d'Auður Ava Olafsdóttir : cette façon de mêler imaginaire et réalisme, légendes et vie quotidienne - ou de faire étrangement cohabiter un peuple invisible dans un monde parallèle (2).
1) Gangandi íkorni, Dimma 1987
2) Cf ce "Huldufólk", ce "peuple caché" vivant dans les montagnes et les roches auquel beaucoup d'Islandais croient encore plus ou moins : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hulduf%C3%B3lk
Nous sommes ainsi transportés dans une Islande froide au soleil rare et au brouillard fréquent qui suinte l'humidité. Dans une campagne profonde proche de la mer, dont la végétation rabougrie est dominée par une «Montagne» sombre, inquiétante, et sa falaise - qui pourrait bien abriter un peuple caché prêt à émerger. Car «la blessure de la roche a toujours l'air fraîchement ouverte»...
Sigmar, un petit garçon dont on ne sait pas grand chose, vit dans une ferme isolée, seul avec un couple âgé peu expansif (Björg et Ágúst étant sans doute sa famille d'accueil) semblant avoir perdu autrefois un enfant qui n'est jamais nommé, le mystère de sa disparition pesant lourdement. C'est un petit «gars à part» qui ne tient pas en place et ne parle pas beaucoup, toujours muet sur ses bêtises qu'il tente de dissimuler, et surtout un enfant angoissé souffrant d'une profonde solitude. Une sorte de petit lutin virevoltant qui se réfugie dans ses lectures et ses rêves.
«DES SOLEILS DE REVE me réveillent et l'espace d'un instant, je ne suis pas sûr d'être dans un monde ou dans l'autre.» (incipit, p.9)
Se réfugiant dans l'imaginaire, Sigmar va ainsi chercher la lumière et la chaleur manquantes au-delà, sa lampe de lecture à piles fendant les ténèbres et emplissant sa chambre «de créatures fantasmagoriques» avant qu'il ne s'enfonce chaque nuit dans des rêves nourris de ses lectures, le retour au matin dans le monde réel s'avérant brutal.
«Elle met la table dans les salon, sous le plafonnier dangereusement pendu. Une toile cirée ornée de biches énigmatiques, perdues dans un labyrinthe. J'ai essayé de leur indiquer la sortie de l'impasse de la pointe de mon couteau, mais me suis toujours heurté à un mur infranchissable.» (p.13)
Et le monde dans lequel il évolue dans la journée, avec sa chape de silence amplifiant les bruits de la ferme, lui semble trop souvent une impasse. Alors il le peint aux couleurs de ses peurs et de ses rêves. Grimpant sur les toits, bondissant, sautant et gambadant par monts et par vaux, ou s'enfermant dans le grenier, dotant le moindre espace ou objet quotidien d'une étrange ambigüité, il s'affranchit ainsi de la pesanteur du réel.
L'histoire nous est racontée par Sigmar avec simplicité, à hauteur d'enfant. Nous plongeons ainsi facilement dans son monde, dans ses mondes qui se succèdent et se chevauchent et ne coïncident pas avec celui des adultes.
Rédigé au présent et divisé en courts chapitres dont les premiers mots en capitales et caractères gras font office de titre, le texte se présente comme une sorte de journal de bord. Et la page blanche qui sépare chacun de ces nombreux chapitres, faisant face à la page noire imprimée serré, tangible, semble ouvrir une porte à l'imaginaire, matérialisant en quelque sorte ce contraste entre deux mondes.
L'écriture précise et détaillée, riche d'images insolites, juxtapose les phrases en épousant le flux de conscience de l'enfant, et elle éclaire aussi bien la vie rurale quotidienne de cette Islande encore traditionnelle du milieu du XXème siècle que les projections fantasmagoriques de son jeune héros. Parfois cependant résonne moins la voix intérieure de l'enfant que celle de l'auteur au travers notamment de certaines réflexions sur «le sentiment du sacré» ou de quelques envolées lyriques :
«Malgré la pluie, la terre poudroie dans l'air calme quand les corbeaux raides et bruyants survolent la surface dénudée et l'égratignent de la pointe de leurs ailes.»
«Un deuxième garçon s'est coiffé du casque qui rend invisible (3), il a disparu .
3) Référence à la mythologie nordique (Les Niebelungen) et grecque (Hadès dans son combat contre les titans)
On peut distinguer, quoique non apparentes, deux parties très contrastées d'une cinquantaine de pages. La première, malgré ses dérives oniriques, s'ancre dans un quotidien réaliste, le petit garçon nous décrivant ses occupations, nous faisant part de ses observations et nous confiant ses réflexions et ses rêves. Tandis que la seconde largue brutalement les amarres pour nous faire passer avec son jeune héros métamorphosé en écureuil de l'autre côté du miroir.
A la fin du seizième chapitre en effet, Sigmar dessine un écureuil sur une grande feuille de papier et, entrant dans le dessin, semble s'identifier à lui. Jusqu'à ce que Björg fourre le papier dans le poêle...
Et dans les douze chapitres de la seconde partie nous suivons les aventures de ce double écureuil qui, de la forêt obscure où se tient sa cabane à la ville, nous entraîne dans un monde fantastique peuplé d'animaux rappelant les albums pour enfants, mais faisant écho (par de nombreux motifs) au monde plus réaliste dans lequel Sigmar évoluait précédemment.
Jusqu'à ce que, refaisant le chemin en sens inverse et semblant ainsi remonter le temps, il ne retourne à sa cabane et ne ressorte de «l'onde de feu» du poêle, les derniers mots du texte nous ramenant aux premiers, comme si toute cette histoire n'avait été qu'un rêve.
Il existe différentes focales pour appréhender le monde et l'auteur, dans ce texte où télescope, jumelles et lunettes prennent une place importante, joue du flou de la mise au point pour nous faire pénétrer la singulière vision du monde de son héros : une vision au temps suspendu, plombée par l'abandon et la mort et colorée de ses lectures.
L'histoire se déroule dans des paysages islandais typiques qui, de manière expressionniste, épousent les état d'âme du héros, sa glaçante solitude et son angoisse face à la mort : Montagne (majuscule) lugubre aux arêtes rocheuses menaçantes, étang glauque et vaseux, tourbières et boue dans laquelle on s'enfonce, campagne jonchée d'épaves de tracteurs, de torpilles rouillées ou de landaus abandonnés ...
A l'extérieur comme à l'intérieur, tout rappelle l'absence du «garçon qui a disparu, tout en étant partout présent». Et l'enfant, rêvant de têtes coupées, semble hanté par la décapitation, qu'il s'acharne sur le nounours Hildibrandur jusqu'à se débarrasser de sa «dépouille mortelle» ou aide Björg à chercher le linge quand le soir tombe :
«Le crépuscule rend les vêtements inquiétants. Les chandails pendus à l'envers battent des manches, l'absence de tête réveille des histoires de fantômes.»
Heureusement il y a les livres, et notamment la présence tutélaire rassurante des trois volumes de la biographie de Tryggvi Gunnarsson sur l'étagère. Et tout le monde, adulte, enfant ou animal semble lire : Ágúst s'endort avec un volume des œuvres complètes de la prolifique Théresa Charles (4), Sigmar, nourri des exploits du Prince Vaillant (5), feuillette les aventures d'Allan Quatermain (6) ou fantasme sur des albums représentant toutes sortes d'animaux. Tandis que, dans le monde de l'écureuil, Le journal d'un fou de Dostoïevski se tient en bonne place et qu'on y évoque Raskolnikov …
4) Pseudonyme collectif de l'écrivaine Irene Swatridge, née Irene Maude Mossop (1904-1988) et de son mari Charles John Swatridge (1896–1964).
5) Prince nordique de Thulé immortalisé par une célèbre BD américaine
6) https://fr.wikipedia.org/wiki/Allan_Quatermain
Gyrðir Elíasson, s'inspirant sans doute en partie du petit garçon qu'il a été (7), adopte ainsi une approche poétique très originale pour pénétrer intimement le monde de l'enfance face à celui des adultes dans cette Islande rurale profonde qu'il a connue. Et Les excursions de l'écureuil, petit livre fascinant s'adressant tant aux adultes qu'aux enfants, aurait tout aussi bien pu être publié en littérature jeunesse.
L'auteur lui donna en 2001 une suite indépendante intitulée Naeturlutkin mais ce roman n'a malheureusement pas encore été traduit en français.
7) Voir la vidéo de présentation du livre par l'auteur (en anglais sous-titré français) : ICI
Les excursions de l'écureuil, Gyrðir Elíasson, traduit de l'islandais par Catherine Eyjólfsson, La Peuplade, 2017, 110 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gyr%C3%B0ir_El%C3%ADasson
EXTRAIT :
On peut feuilleter les premières pages du livre (p. 9/20): ICI