Les myrtilles du Moléson, de Giovanni Orelli
Romancier et nouvelliste de langue italienne, mais aussi poète restant le plus souvent attaché à son dialecte maternel, le grand écrivain suisse tessinois Giovanni Orelli a vu l'ensemble de son œuvre littéraire couronnée par le prix Schiller en 2012 avant de mourir en 2016 à l'âge de quatre-vingt-huit ans.
Paru en Italie en 2014 sous le titre original I mirtilli del Moleson (Aragno) - aujourd'hui épuisé semble-t-il (1)-, Les myrtilles du Moléson s'avère le dernier ouvrage écrit en prose par l'auteur – deux ultimes recueils de poèmes ayant été publiés l'année suivante (2).
1) Raison pour laquelle, n'ayant pu me procurer la version italienne, je l'ai lu en français, ce que je n'ai finalement pas regretté vu la densité et la complexité de ces textes qu'a si habilement traduits Renato Weber - dont la connaissance de cet auteur semble inégalable
2) Accanto a te sul pavimento (Interlinea, 2015) et Un labirinto (ADV alla chiara fonte, 2015) non traduits à ce jour.
Le Moléson
Avec les années qui passent, trop de choses sombrent dans le noir. L'abjecte vieillesse commence à emporter tant de noms.
(incipit de la première nouvelle éponyme)
Ce recueil de neuf nouvelles revient sur le terrain du passé d'un écrivain et poète octogénaire qui dresse une sorte de bilan d'une vie consacrée à la littérature en reparcourant les thèmes de son œuvre :
«Je regarde en arrière : ma poésie, non ma vie».
Sa thématique principale tourne autour du «vertige» de la vie et de la mort car «naître, c'est risquer de mourir». Et son narrateur semble «resté en vie entre deux frères morts», comme si à sa «passerelle au-dessus de la rivière, on avait enlevé les deux barres, les mains-courantes».
Elle tourne ainsi autour de ces trois moments marquant la condition humaine (naissance/ jeunesse et amour/ vieillesse et mort) - mais aussi celle des animaux qui, ne pouvant les «solenniser», les résument à «naissance-copulation et mort».
Dans cet ouvrage tardif, l'auteur - qui n'a rien perdu de la vivacité de son esprit ni de la vitalité de son écriture - nous offre donc neuf récits (plus que des nouvelles à proprement parler) où il enrichit ses souvenirs d'une imagination des plus fantaisistes.
Il n'hésite pas ainsi, dès le premier récit éponyme, à faire revenir en songe dans un banquet d'octogénaires une ancienne camarade peut-être morte (dont il n'a plus de nouvelles depuis soixante-cinq ans), revivant ensemble le paradis de leur adolescence en analysant avec le recul de l'âge leur vision du monde et leurs désirs d'alors.
Et, dans d'autres récits, il s'amuse à récrire «l'histoire à l'envers» en accordant vengeance aux «néo-Sabines», ou à donner la parole à des animaux, renversant les rôles de manière carnavalesque en les métamorphosant en humains, et faisant même philosopher les veaux !
Harold Lloyd dans le film muet américain Safety life
(…) comme elles étaient nombreuses, les crevasses dans le glacier du monde !
Même s'ils sont dans leur grande majorité narrés à la première personne, ces récits n'ont rien d'une partition individuelle. Ce sont avant tout des textes polyphoniques foisonnants, pleins de vie, où le narrateur, outre qu'il se parle volontiers à lui même – émettant les questions comme les réponses -, cède la parole à d'autres voix. A d'autres personnages qui discutent, argumentent, s'opposent et se différencient.
Des récits qui, jouant avec humour sur les stéréotypes, font apparaître les préjugés, les hypocrisies et les difficultés de communication qui nous divisent, toutes ces «crevasses» qui séparent les mondes. Qui séparent les paysans et les bourgeois, les habitants des montagnes, des campagnes et des villes, les religieux (soeurs et prêtres) et les libres penseurs, comme les différentes identités composant une Suisse fédéraliste multilingue et riche de dialectes ou les Italiens de Rome et les Helvétiques italophones...
Et en éclairant ainsi toute la diversité de ces mondes passés face à un monde présent uniformisant, c'est toute la richesse, toute la diversité et la complexité du monde qu'il exalte.
Il ne faut pas oublier que l'auteur, né dans une famille paysanne pauvre, a été poussé à quitter son village montagnard où l'on parlait le dialecte pour étudier à la ville et a reçu une éducation très catholique. Ni qu'après des études de lettres et de philologie, il a enseigné à tous les échelons, notamment dans ces classes primaires villageoises à huit niveaux, avant d'être professeur de lettres au lycée de Locarno.
Et si la foi et la religion (son enseignement imposé répétitif et ennuyeux, comme le problème de Dieu et du mal ou de la grâce et de la rédemption) et l'école (et notamment celle disparue d'autrefois) s'avèrent pour lui des thèmes importants, c'est surtout la culture et la langue qui semblent au centre de ses préoccupations.
Estampe de Jacques Callot ( XVIIème siècle)
Giovanni Orelli est un intellectuel d'une grande érudition possédant une culture encyclopédique impressionnante. S'il a fréquenté assidûment les Evangiles dans lesquels il voit "un enseignement merveilleux", c'est surtout un grand connaisseur des auteurs latins, un adorateur de Dante et un admirateur de la littérature française pour laquelle il manifesta très tôt un grand attrait.
Et tous ces récits sont intimement tissés d'innombrables citations qui, d'une certaine manière, contribuent aussi à faire cohabiter les vivants et les morts en joyeuse compagnie.
Quelle chose compliquée que la langue !
Mais l'auteur aime les difficultés et la langue – les langues plutôt, embrassées dans une démarche comparative -, semble non un thème mais le sujet-même de ce recueil qui brandit chaque mot comme «un étendard de la liberté».
L'auteur y mélange volontiers les mots simples des paysans, «les mots nobles» des écrivains ou «le langage difficile dont usent les hommes vaniteux», ne s'interdisant pas quelques malicieux néologismes.
Et il bariole surtout son texte d'expressions et de phrases en latin et en français, en allemand ou anglais, et bien sûr de ce dialecte du Haut Tessinois imprononçable et incompréhensible pour les autres.
Il s'y livre de plus à moult commentaires concernant l'étymologie, les nuances sémantiques, l'orthographe ou la prononciation, tout en faisant l'éloge de ces figures grammaticales qui embellissent la langue (3).
Manière sans doute pour cet amoureux des langues et des lettres se voulant traducteur et passeur de contourner les pièges et lever ces obstacles à la communication, ces «malentendus » entre les hommes – ce qui semble la raison-même de son écriture.
3) Cf ces 2 vers de son recueil Un eterno imperfetto (Garzanti, 2006) :
"Un poco di grammatica fa più belli
Lo dice un Santo : San Giovanni Orelli "
Et cet amour de la langue et des lettres au sens le plus large culmine dans Alphabet où le professeur essaie de composer une poésie de Noël pour ses élèves qui ne maîtrisent pas encore les vingt-et-une lettres de l'alphabet italien, se privant, un peu comme Perec, non d'une voyelle, mais de nombreuses consonnes :
«avec quatorze lettres, tu peux déjà en dire des choses» !
Mais ce récit magnifique, empli de poésie et de dérision, ne se limite pas à un exercice de style, le poète jouant avec «l'énergie atomique des grumeaux de mots» : de ces mots qui fondent notre ancrage dans le monde.
Dépassant son objectif premier, il va en effet peu à peu réduire «l'opération à l'os», s'approchant de manière bouleversante d'une «poésie blanche, immatérielle, légère comme une hermine de Boiardo et plus fragile qu'un cristal de neige : comme la paix». Un dépouillement final lui faisant entrevoir sereinement le vide, tandis que s'enfuit «le noir, couleur de la mort».
Quant au neuvième récit intitulé Une lettre pour une mère où le narrateur grand-père, envisageant une seconde vie, déclare vouloir y être «porte-lettres», il montre combien Giovanni Orelli ne regrette rien de sa vie d'écrivain, confirmant que ce dernier est pour lui avant tout un passeur dont l'habileté et la beauté des mots œuvre à réunir les hommes et à toucher leurs cœurs.
Et ce dernier récit, bouclant la boucle, rejoint ainsi le premier où le narrateur adolescent, tel Cyrano, retouchait les mots d'amour de son camarade Julien pour la belle Fausta.
Recueil dense et complexe, Les myrtilles du Moléson semble de prime abord d'une lecture assez difficile. Car si l'écriture est pleine de vie et d'ironie, elle est si digressive qu'elle en devient déroutante, rebondissant et bifurquant sans cesse en se chargeant d'une cascade de citations et commentaires, certes passionnants, mais qui nuisent un peu au souffle des récits.
Il faut néanmoins persévérer car c'est bien là que réside le sel de cette lecture qui se révèle enchanteresse.
Les myrtilles du Moléson, Giovanni Orelli, traduit de l'italien (Suisse) par Renato Weber, éditions la Baconnière, 21 février 2020, 132 p.
https://it.wikipedia.org/wiki/Giovanni_Orelli
1
Les myrtilles du Moléson
p.5/6
Avec les années qui passent, trop de choses sombrent dans le noir. L'abjecte vieillesse commence à emporter tant de noms. J'en ai encore eu la preuve vers la fin d'un dîner pour les octogénaires de la contrée. Tu ne me reconnais plus? disait un en rigolant. Moi je t'ai vu à la télévision. Je ne le reconnaissais plus. Pourtant, tu es, ou tu as été, à ce qu'on dit, une projection de moi. Une projection ! Il nous restait à prendre le dessert et le café ; le non coretto (verbe, mode impératif, version négative chère aux médecins et aux épouses : pas arrosé) ; et moi, hic et nunc, ici et maintenant, à cause d'une pensée qui venait de me traverser l'esprit, Fausta viendra-t-elle ou ne viendra-t-elle pas ? Prénom jamais oublié, non, que dans les siècles passés j'appelais un peu Eve, un peu Amaryllis, à cause des myrtilles du Moléson. Amaryllis ou nos quinze ans. Ou la mort qui, un à un, en a déjà emporté tant de cet âge, l'aura-t-elle volée elle aussi, la fugitive Amaryllis, sans que j'ai vu l'avis dans le journal ? Moi qui suis en vacances pérennes. En l'honneur d'Amaryllis, j'ai demandé à la serveuse qui évoluait autour des octogénaires attablés s'il y avait, à la place du dessert, des myrtilles. Plus précisément, me corrigeai-je, des myrtilles du Moléson. Elle me fixa, celle-là, avec ses grands yeux de poupée, puis : non, nous n'avons pas cet article ! Vérité ou rhétorique (technique de l'argumentation) d'une armée de vendeuses de supermarché ? Elle continua (celle-là) à me regarder comme si elle allait me poser la question que me pose souvent parfois mon petit-fils (c'est moi qui la lui ai apprise) quand nous avons envie de rigoler : à quoi tu penses, papi, quand tu penses à rien ? S'il avait été là, à la place de la bénévole, je lui aurais dit que je pensais aux myrtilles du Moléson. Et à la place du petit-fils, ne voilà-t-il pas (je devrais le dire tout en majuscules ou le chanter avec des voix solistes, choeur et orchestre) l'octogénaire entre les octogénaires … :
Amaryllis ? En le disant, je tremblais comme une biquette à peine née avant Pâques. Moi je ne suis pas Amaryllis, je suis Fausta, tu ne te rappelles pas, la Fausta ? L'été 1943.
(…)
6
Le veau gras
p.83/84
(…)
L'idée du fils prodigue m'est venue depuis bien longtemps, dit le veau maigre, mais c'est une chose irréalisable pour les veaux comme nous. Le fils prodigue, en quittant sa maison, avait empoché sa part, autrement dit, il avait les poches pleines d'argent, et, pour cette raison suffisante, il était accueilli partout à bras ouverts. Un veau gras, lui, n'emporte que sa graisse. Non seulement il n'a pas un centime en poche, mais il n'a pas de poche du tout. Nous autres animaux, nous sommes des sans-le-sou, nous ne sommes pas comme les hommes, cotés un euro s'ils ont un euro en poche, cent mille s'ils en ont cent mille. Cet argument économique en est un qui nous découragerait de la façon la plus radicale, nous autres bêtes, je ne dis pas de prévoir, mais de nous laisser séduire par une aventure à la «fils prodigue». Ce serait un échec. Mais il y a un argument que j'appellerai théologique ou - plus laïquement - de raison suffisante, qui inverse ou renverse la situation, et qui dès lors encouragerait le veau gras à faire le veau prodigue. Le théologien dit (et les animaux qu'on appelle sauvages me reprocheront de me complaire à user du langage difficile dont usent les hommes vaniteux) que le problème de la théodicée, du mal dans le monde, est mal posé. Dieu a-t-il voulu le mal ? Le péché ? Dieu veut qu'il y ait le péché dans ce monde, parce que dans ce monde, avec le péché, il y a le sentiment, c'est à dire la rédemption, du péché. En effet, le repentir est un acte de plus grande valeur morale ??? le fait de persévérer dans l'innocence, et donc un monde où il y a péché et repentir réalise une valeur morale plus élevée qu'un monde où les hommes conserveraient toute leur innocence.
(…)
7
Alphabet
p.96/97
(...)
C'est facile, diront certains. Très facile, que je dis. Mais que mes éminents Contradicteurs, que mes chères Informées, essaient donc d'écrire sans S, sans C, sans G, vélaires ou palatales, sans F, Q, Z, sans CH, sans GN et ainsi de suite. On est toujours offside, hors jeu. Essayez donc d'écrire une poésie de Noël sans S, par exemple. Et voici une nuit de Noël sans étoiles, stelle, comme l'enfer de Dante. Et adieu l'étable, stalla, l'âne, asino, et pendant qu'on y est, pour être justes, on peut ignorer aussi les bœufs et compagnie. Pas de comètes, il faut passer sous silence le Christ, Jésus, les Rois mages. A cause d'un petit C, d'un G, pas moyen de parler de bougies, candele, de paix de Noël, pace, de chaleur, caldo, de berceau, culla, de mangeoire, mangiatoia, de chaude crèche, presepe caldo, de buée blanche, fiato bianco, pas de cœur, cuore. Un mot qui tombe, et c'est le vide qui entame la phrase, le texte : le monde. Cela donne le frisson de penser qu'avec un mot tu peux changer le monde, le monde, je l'admets, qui vient après la virgule (c'est vrai qu'on n'y pense pas beaucoup, à mettre le monde dans sa poche !).
(...)