"Rouge tango", de Charles Aubert

Publié le par Emmanuelle Caminade

"Rouge tango", de Charles Aubert

Après Bleu Calypso, premier roman en forme de "polar doux" nous confrontant néanmoins à une incroyable série de meurtres - et au cours duquel son héros avait rencontré la piquante Lizzie -, Charles Aubert entraîne ce dernier dans de nouvelles aventures.

Rouge tango se déroule ainsi dans cette même zone d'étangs salins où Niels Hogan, ancien cadre dynamique tout imprégné de sagesse asiatique, a fui l'agitation des villes et ce monde où il ne trouve pas sa place pour y planter sa cabane, pêchant le loup ou circulant dans sa vieille VW181 et vivant grâce au succès de ces leurres de pêche artisanaux qu'il fignole pour les vendre sur internet – des leurres dotés de noms évocateurs * que l'auteur reprend comme titre.

Avec l'indomptable Lizzie, jeune journaliste indépendante et investigatrice hors pair tout juste revenue du Congo, il va à nouveau se lancer dans une enquête, le couple d'amoureux s'avançant bravement au-devant des périls, en collaboration toutefois avec le capitaine de gendarmerie Serge Malkovitch, leur «ange-gardien patenté».

* Rouge tango pourrait ainsi être associé à la liberté et à la passion, à cette marche, cette danse  d'un couple audacieux et confiant

 

 

Niels, cet attachant héros quinquagénaire et quelque peu misanthrope, doit parallèlement affronter une double crise, existentielle et professionnelle. Se sentant vieillir et voyant cette bulle où il s'est réfugié se désagréger tandis que ce monde désespérant semble «plus attiré par l'obscurité que par la lumière», il est conduit à s'interroger sur sa vie et sur ses choix. D'autant plus que sa «success-story» est en passe de s'essouffler face à la concurrence d'une jeune génération prompte à s'adapter aux changements techniques et moins exigeante sur l'esthétique.

Les ventes du Rouge tango qui avaient réussi à lui tenir la tête hors de l'eau en effet s'effondrent et il lui faudrait se renouveler mais il n'a pas d'idées : comment «se moderniser sans tomber dans la vulgarité» ? En attendant, Serge Malkovitch l'a convaincu de contacter son jeune webmaster et ami Malik, un geek «cyber-berbère» habitué du «darknet» et expert en cryptage, pour l'aider à rafraîchir son site internet.

Arrivé chez lui, il trouve la porte entre-ouverte et tout sens dessus dessous à l'intérieur, les ordinateurs envolés et du sang sur le plancher. Malik a disparu et nos enquêteurs amateurs et les gendarmes de la section Recherche de Montpellier ne sont manifestement pas les seuls à chercher le jeune homme...

Où est Malik et pourquoi a-t-il disparu, dans quelle dangereuse affaire s'est-il fourré ? C'est ce que nous finirons par apprendre, non sans multiples fausses pistes et rebondissements nous valant une poignée de cadavres.

 

C'est un thriller très bien construit et très équilibré qui, ponctué de dialogues, avance sans férir entre ses descriptions paysagères et gastronomiques, ses considérations psycho-philosophiques ou ses quelques retours sur le passé, entretenant le suspense jusqu'au bout sans jamais se montrer prévisible, et nous surprenant jusque dans l'épilogue.

Sa structure palpitante et miroitante enchaînant quarante chapitres dont la tonalité, la nuance particulière est malicieusement annoncée par un haïku en maintient le rythme rapide. Et, sachant arrêter souvent les chapitres à un point crucial qui ne sera résolu qu'au début du suivant, elle rappelle le découpage en épisodes des séries télévisées.

D'ailleurs le style de ce roman est si évocateur qu'on en visualise les scènes, beaucoup de comparaisons originales faisant de plus surgir des images amusantes. Et il y aurait certainement matière à une adaptation cinématographique.

La langue alerte et familière intègre aussi beaucoup de termes locaux et spécifique de cette culture japonaise dont le héros est friand comme de la pêche ou de l'informatique, tandis que nombre de citations, toujours appropriées, renvoient à des livres, des films ou des oeuvres musicales.

Et tout cela participe de l'atmosphère singulière de ce roman policier un peu hors normes dans lequel les paysages souvent brumeux de cette fin d'été s'acheminant vers l'automne, en osmose avec l'état d'âme d'un héros mélancolique très sensible à la nature, s'avèrent beaucoup plus qu'un décor.

 

 

Rouge Tango n'est pas qu'un polar bien ficelé et bien écrit, c'est aussi un roman qui, au travers de son héros-narrateur «pétri de contradictions» manifestement proche de l'auteur - et dont la sincérité du "je" facilite l'empathie du lecteur -, nous propose une réflexion sur notre monde moderne, sur notre rapport au travail et à la nature. Mais aussi sur la famille et la paternité, sur notre rapport à l'autre, à l'amour et à l'amitié, comme sur la solitude.

C'est un beau roman qui incarne ce combat de la lumière contre l'obscurité dans lequel semble empêtré un héros ayant refoulé son enfance sous des «couches de sédiments», et célèbre les joies simples de l'amitié et la convivialité, le partage d'un bon repas, ou d'une bonne bouteille accompagnée de spécialités régionales dans un lieu aimé. Qui célèbre aussi l'amour au travers de la figure étincelante de cette femme aimée éclairant ses nuits «comme un phare dans la brume».

On dévore et savoure ainsi Rouge Tango, espérant pouvoir suivre le ténébreux Niels Hogan et la lumineuse Lizzie dans de prochaines aventures. Et on ne doute pas que le troisième roman de Charles Aubert portera encore le nom d'un de ces leurres qui permettent de capturer toutes sortes de loups : «vert samba» peut-être ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Rouge Tango, Charles Aubert, Slmatkine & Cie, 2 janvier 2020, 315 p.

 

A propos de l'auteur :

Charles Aubert est diplômé de la Faculté de droit et de science politique d'Aix-Marseille. Responsable des assurances professionnelles à Generali France, il était directeur commercial d’une société d’assurances. À la faveur d’un plan social, il décide de quitter la ville et s’installe au sud de Montpellier, avec femme et enfants. Il choisit une cabane au bord de l’étang des Moures. En 2012, il crée le Canotage, un atelier de fabrication de bracelets pour montres.

Charles Aubert est auteur d'un premier roman, "Bleu Calypso", publié aux éditions Slatkine & co en janvier 2019.

(Babelio)

 

 EXTRAITS :


CHAPITRE 1

 

J'avance

Dans le vent d'automne

Vers quel enfer ?

Kobayashi Issa

 

 

C'était l'heure du thé. Il soufflait un vent doux aux odeurs de terre humide et d'iode. L'été s'éloignait. Je songeais aux nuages qui se formaient au-dessus de la mer, la teinte gris bleu que prenaient leurs ventres lourds. Je songeai au lido sous les assauts des vagues, l'intensité vibrante du silence après la tempête. J'avais envie de rejoindre les grandes profondeurs. Le monde de surface ne me réussissait pas. Ses règles, ses enjeux, je ne les comprenais pas.

L'année précédente, trois gars s'étaient installés et avaient créé leurs marques. Trois malheureux gars ! Ca avait suffi pour me mettre dans le rouge. Leur stratégie commerciale était simple, une politique tarifaire agressive. Parfois, il suffit d'un rien. Ils proposaient des leurres pour la pêche qui ressemblaient à ceux que je fabriquais mais à des prix systématiquement inférieurs de -20, -30, -40, quelque fois jusqu'à -50%. C'est sûr, ils devaient se prendre pour des petits génies et crouler sous les bons de commande. En réalité, c'étaient des putain de blancs-becs qui traînaient encore dans les jupes de leurs mères. Ils se déplaçaient en skate-board ou en trottinette, pendant que je conduisais une voiture qui consommait plus de douze litres aux cent. Pas les mêmes charges, pas les mêmes seuils de rentabilité, pas exactement les mêmes aspirations non plus. Ils voulaient s'enfoncer au cœur de ce monde confus et artificiel, je préférais vivre à sa lisière. Et si je me démenais encore pour gagner de l'argent, c'était moins pour mener grand train que pour racheter sa part au silence.

(…)

 

p.14/15

(…)

Ce jour-là, quand on a tapé à la porte de ma cabane, je n'ai pas bondi sur mes deux pieds. Je n'ai pas bandé mes biceps en poussant des cris suraigus non plus. On était encore loin du 20 octobre. Je ne me faisais aucune illusion, je me doutais bien de l'identité des deux gus que j'allais trouver sur le palier : Vieux Bob qui cumulait les titres de meilleur ami, voisin de cabane et père de la femme que j'aimais, et Serge Malkovitch, Capitaine à la Section de Recherches de la gendarmerie de Montpellier et ange gardien patenté. Depuis quelques temps, ils avaient pris l'habitude de débarquer chez moi, bras dessus, bras dessous. Ils se pointaient avec un bon petit plat et une ou deux bouteilles de vin, et c'était comme s'ils avaient décidé de laver mon esprit à grande eau.

Je n'en revenais pas de la vitesse à laquelle ces deux-là étaient devenus amis. Malkovitch, entre deux enquêtes, s'était mis à la pêche et était devenu le coéquipier officiel de Vieux Bob chaque fois qu'il sortait son bateau. Je devais reconnaître que tout ça me rendait un peu jaloux. En plus, depuis que je vivais avec sa fille, Vieux Bob avait mis de la distance entre nous. Je ne peux pas dire qu'il me faisait la gueule, mais je voyais bien que ce n'était plus comme avant. Parfois il s'amusait à m'appeler «le vieux beau», «le mec de Lizzie» ou encore «mon très cher gendre». Ca avait le don de me mettre les nerfs en pelote.

(…)

 

p.17/18

 

(…)

Une demi-heure plus tard, je faisais voler les graviers de l'allée qui menait à la villa des parents de Malik. J'ai mis le frein à main. Du feu coulait dans mes veines. J'ai enfoncé la sonnette du studio que Malik avait aménagé dans le garage avec le même regard que le dernier modèle de Terminator devant la porte de Sarah Connors.

Une trentaine de secondes est passée. Personne... Je me suis dit que Malik devait être en vadrouille. C'était surprenant car il n'était pas coutumier du fait. Je le connaissais bien, il était devenu un ami. Je savais qu'il était plutôt un oiseau de nuit. Tant pour la pêche au loup que pour draguer les filles, il avait l'habitude d'opérer bien après le coucher du soleil. On le voyait rarement dehors en pleine lumière. J'ai sonné une nouvelle fois quand mon sang s'est glacé d'un seul coup. La porte était ...entrouverte. J'ai appuyé ma main suer le panneau.

A l'intérieur, tout était sens dessus dessous. Le vrai Terminator avait dû passer juste avant moi. Ca m'a rappelé instantanément la scène que nous avions découverte, Lizzie et moi, l'année précédente chez la veuve Lazare*. Depuis cette histoire, je gardais une certaine fragilité, quelque chose comme une fêlure à l'âme. J'avais vu beaucoup trop d'horreurs. Je faisais des cauchemars récurrents dans lesquels des cadavres à moitié décapités dansaient le menuet avec des noyés à la peau laiteuse et translucide.

J'ai respiré un bon coup et je me suis avancé au milieu des meubles fracassés et des tiroirs retournés. On aurait dit qu'une tempête tropicale était passée par là. Plus loin, il y avait un espace curieusement vide. J'ai soudain réalisé que la rangée d'ordinateurs avait disparu. Je me suis encore avancé et je suis tombé sur ce que je redoutais. Sur le plancher, il y avait une tache de sang. Aussitôt quelque chose a disjoncté à l'intérieur de mon cerveau. Impossible de réagir. Je suis resté figé. Une idée saugrenue venait et revenait sans cesse, comme un diamant d'électrophone qui bute sur la rayure d'un vinyle. Je trouvais que la tache ressemblait aux contours des Etats-Unis d'Amérique.
Et puis, j'ai remarqué la casquette en tweed que Malik ne quittait jamais. Elle était positionnée exactement à la place où aurait dû se trouver l'Alaska.

* Voir Bleu Calypso, Slatkine& Cie 2019, Pocket 2020

Publié dans Fiction

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