Vers Valparaiso, de Perrine Le Querrec
Tout comme La Patagonie qui s'attachait surtout à l'enfance massacrée mais délivrait aussi un art poétique (Les Carnets du Dessert de Lune, 2014), Vers Valparaiso réunit de nombreux fragments poétiques en prose ou en vers libres accompagnés ça et là de quelques photos de l'auteure.
Et ce riche recueil de soixante-douze textes, Perrine Le Querrec le consacre entièrement à interroger et éclairer son écriture. Une écriture chaotique en mouvement, tourmentée et douloureuse, périlleuse et combattive, éternellement recommencée. Un voyage sans fin de l'ombre à la lumière avec toujours l'espoir d'atteindre ce havre, ce "Val Paraiso" (Val du Paradis) après le cauchemar de la traversée. Et peut-être d'atteindre enfin consolation et bonheur.
Vers Valparaiso, titre dont «l'apparition sur la page lumineuse» porte l'engagement - «langagement» - d'une nouvelle et houleuse traversée, nous renvoie d'abord au film du réalisateur néerlandais Joris Ivens (1) décrivant cette cité portuaire étagée dont les habitants s'épuisent à monter et descendre dans une ronde continue. Et il évoque bien sûr aussi la célèbre citation du poète chilien Pablo Neruda : "(...) le voyage, à Valparaiso, ne prend fin ni sur la terre ni dans les mots."(2). Car l'écriture, comme Valparaiso, est un voyage sans retour...
1) A Valparaiso (1963), documentaire en noir et blanc irrigué par le leitmotiv des escaliers et des ascenseurs et se terminant sur quelques séquences en couleur (de légers cerf-volants colorés s'élevant notamment dans le ciel) que l'on peut visionner sur le site de l'auteure : ici
2) « (…) el viaje de Valparaíso no termina ni en la tierra, ni en la palabra.» (Obras escogidas, Volume 1, p.569)


© Argos Films, A Valparaiso
Perrine Le Querrec n'écrit pas une «belle poésie Tupperware» avec «(...) odes à la nature/ Aux petits riens, au quotidien» dans laquelle «Tu ne risques pas de te blesser en soulevant/ le couvercle», mais une poésie inventive, écorchée, à la beauté dérangeante et bouleversante, dont «chaque mot, si petit soit-il, engage le corps entier».
Sa main «(...) s'arme d'un crayon élague enlève allège sublime courage lèvres pincées muscles bandés t-shirt mouillé elle taille des tombeaux jusqu'au berceau les racines pivotantes fil à retordre qu'elle tord détord avec patience». Et au bout de son crayon : «la mine des mots» qui perce, creuse, attaque «le marbre dur de la page». «Des mots si chair» qui «du savant dépeçage au lent remplissage» transfèrent dans un épuisant corps à corps toute la chair du monde sur le papier. Car écrire c'est accéder au monde :
«Je vois le monde au pied de ma lettre ».
C'est repousser sans cesse les limites de sa langue, les limites de son monde (3).
Prose à la rare ponctuation (se réduisant à quelques points et rarissimes virgules) creusant des espaces nouveaux ou poèmes, c'est une poésie «d'une haute liberté d'expression» qui pulvérise la syntaxe. Un jaillissement continu amenant les mots à se dénuder et s'entrechoquer en développant de nouvelles interactions au travers de leurs rapprochements sonores ou scripturaux, à articuler des sens différents. Une écriture qui met «en pièces et reconstruit l'univers», qui tente d'empiler et de s'élever, assemblant des formes naissantes pour briser «l'horrible silence du réel».
3) Cf l'épigraphe de Ludwig Wittgenstein :
Les limites de ma langues sont les limites
de mon monde

Photo de Perrine Le Querrec
"Je regarde par le trou de mes mains /(…) Je regarde par le trou de ma bouche"
(...)
Je m'attaque aux rainures du monde
ce qui dégoûte ce qui déroute
envoûte
Je m'attache aux ordures du monde
justement
justement parce que c'est dangereux
justement parce que c'est juste
justement je m'ajuste
(Rainures p.16)
L'écriture de Perrine Le Querrec se faufile dans les interstices, plonge dans les failles du monde, dans l'invisible, l'ignoré, pour ériger ce «beau chaos de mots venus de l'autre côté» «dans une verticalité offerte».
Des mots qu'elle pousse devant elle comme le bousier :
«(...) je le pousse devant moi le langage je le pousse de mon museau de mes griffes de mes moignons de cris de rires je le pousse».
Et c'est un travail d'inlassable Sisyphe :
«Je commence et décommence et
recommence toujours
Et ainsi sans cesse
Au sang à l'encre les yeux fermés les bras
tendus, j'avance»
(L'errante, p.74)

Sisyphe, Le Titien
(...)
Sous-jacente et rampante s'insinue l'interrogation glaciale du sujet le Qui ? a écrit mais quel geste mais quelle main mais quel cri quelle femme recourbée sur sa feuille déposant mots brûlants des blessures des folies envies
(Quarantaine, p.15)
Mais qui écrit au juste ces fragments qui alternent le "je" et le "elle" - et parfois la deuxième personne de l'adresse ?
«Laquelle aujourd'hui qui je serais qui est là ?»
«Une lettre sur deux c'est elle qui appuie si doucement sur les lettres ses muscles tétanisés moi hypnotisée je la laisse appuyer comme elle veut».
Piégée par la «nasse des émotions», par des expériences qui ne sont pas les siennes mais la sidèrent, Perrine Le Querrec se projette dans l'autre, devient l'autre et lui donne voix. Elle «traîne sur le trottoir, rejoint les femmes seules dans la nuit seules dans la vie seules sur le trottoir qui est leur maison leur matelas leur heure venue»...
«L'écriture n'attend pas le froid pour parler / des femmes chaque nuit elle pense à vous.»
Assise solitaire à sa table de travail «en face d'elle de moi», elle refuse d'oublier tous ces marginaux, ces fragiles, ces fracassés de la vie, et ses mots «procèdent à des évasions», fuyant la violence et la misère du monde.
Elle essaie ainsi sans cesse de «redresser de ramasser tout ce qui tombe tous ceux toutes celles (...)», cherchant à escalader «la paroi la plus haute de la page», poussée par le besoin de les mettre à l'abri. De leur offrir une consolation.
Une poétique empathique et politique.
Vers Valparaiso, Perrine Le Querrec, Editions Les Carnets du Dessert de Lune, février 2020, 102 p.