Au coeur d'un été tout en or, de Anne Serre
Au cœur d'un été tout en or est un recueil de trente-trois très courtes et singulières nouvelles au charme envoûtant. Ce ne sont pas véritablement des histoires mais plutôt des conversations rapportées, anodines en apparence, des images et des petites scènes du passé qui semblent soudain surgir d'un songe et dont les personnages aux trajectoires convergentes ou bifurcantes apparaissent comme des fantômes vivaces.
Un recueil dont l'atmosphère étrange pourrait se situer entre certains petits textes de Robert Walser - pour sa légère distance comique et sa façon de faire soupçonner une autre cohérence (1) -, le film The Ghost and Mrs Muir / L'aventure de madame Muir de Joseph Manckiewicz - et sa manière subtile de jouer avec les fantômes (2) - et Alice au pays des merveilles (3), Anne Serre lui donnant à dessein une tonalité Carollienne dès son titre en reprenant le premier vers du poème liminaire de ce célèbre roman (incipit également repris dans celui de sa nouvelle intitulée Ma chemise Tolstoï) :
"Au coeur d'un été tout en or,
Lentement nous glissons sur l'onde ;
(…)"
2)https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Aventure_de_madame_Muir
3) Dont on suivrait non le lapin mais un chat dans la nuit qui vous entraînerait «quelque part, devant une énigme à débrouiller» (Hyères). Et l'on croit même soudain voir surgir ce lapin vêtu non d'un gilet mais de guêtres au détour d'une expression surannée ! (Fort comme un Turc)

Narrés à la première personne mais avec distanciation par un "je" quasiment toujours féminin se révélant le plus souvent écrivain, ces récits ne sont pas pour autant autobiographiques, notion dénuée de sens pour l'auteure dont la narratrice s'insurge contre ces journalistes littéraires qui lui demandent toujours «si c'est autobiographique, ce qui bien sûr ne veut rien dire» (Sous le coude). La vie pour elle ne se distingue pas en effet de la fiction, nous y jouons plusieurs rôles différents et l'expérience vécue se mêle dans nos souvenirs à nos rêves et aux nombreux livres et films qui nous ont marqués.
Dans ces petits textes, laissant son imagination glisser au fil de l'onde, Anne Serre nous parle avant tout de la vie et de la littérature – et indirectement de son écriture -, la réalité et la fiction s'entrecroisant dans un tissage inextricable. Les sobres observations du narrateur, les impressions qui les sous-tendent et ses réflexions imagées et pénétrantes nous introduisent ainsi dans un monde mystérieux insoupçonné, car «les choses de la vie sont toujours beaucoup plus complexes et subtiles qu'on ne les décrit». Elles nous font entrevoir l'invisible, l'innommable (en son sens étymologique d'informulable), comme à l'héroïne narratrice de My God qui «regarde quelque chose mais ne sait pas quoi» et se demande toujours ce qu'elle a vu.
Et l'auteure que la «transe» de l'écriture semble faire passer de l'autre côté du miroir, nous confronte de manière fascinante à l'évidence de l'existence d'un sens caché, de quelque chose qu'on ne peut saisir, comme dans cette scène énigmatique de A la recherche du temps perdu qui la renvoie au film Belle de jour de Buñuel (Sur la pelouse), ou en décrivant cette ombre mystérieuse qui fait chuter un cycliste (Pas une once de soleil). Une auteure qui se délecte inlassablement à tendre ses collets et qui invente sans cesse à chaque histoire un nouveau dispositif permettant d'approcher fugacement ce qui se dérobe : «je posais mes collets, quelqu'un s'y prenait la patte et son histoire finissait là» (C'est une hypothèse).

L'aventure de Mme Muir, film de Joseph Manckiewicz
S'insérant dans un espace littéraire marqué par l'imbrication constante de l'expérience vécue et de l'imagination, ce recueil de mini nouvelles trouve également son unité en gravitant autour du thème majeur de la pluralité de l'être, et par son inscription dans une sorte de temps suspendu.
Je décris un processus mental dans lequel la mémoire et l’imagination se rencontrent comme deux rivières qui s’écoulent soudainement ensemble. C’est un peu un mystère parce que, pour moi, cela ne se produit jamais que par écrit. On peut comparer cela à un enfant qui joue. Quand un enfant prétend être un personnage et invente une situation, il est à la fois lui-même et le personnage inventé.
(Interview d'Anne Serre par Tristan Foster (3))
3) https://www.asymptotejournal.com/blog/2020/01/29/fiction-as-seduction-an-interview-with-anne-serre/
Cette auteure à l'imagination débordante semble manifestement comme ses narratrices «très habile à la production de rêves», de «rêves narratifs» qui «sont de véritables romans ou plus exactement des nouvelles» (Sous le coude). Des rêves ou des rêveries qui n'ont rien de flou mais fourmillent au contraire de détails, et qui se défont à la fin de chaque nouvelle «comme un chapiteau qu'on démonte» pour se remonter ailleurs à la suivante (Nous accordons beaucoup d'importance à toutes ses choses).
Et tous ces souvenirs «encombrés, recouverts ou remplis de [ses] lectures», de sa grande culture littéraire ou cinématographique, semblent «des images [qui] se sont construites comme [ses] romans» (Un coup de dés), ou comme des films. Une conception qui rappelle celle de l'écrivain grec Yànnis Palavos exprimée dans Blagues, son dernier recueil de nouvelles traduit en français : "la mémoire est le meilleur des films, on y fait soi-même le montage".
L'écriture s'avère pour Anne Serre un espace de prédilection où "l'imagination se mêle à l'expérience", où peut se réaliser le "mariage de ces éléments" qui à ses yeux "disent la réalité de ce que nous vivons"(4) : le seul espace où elle puisse retrouver la liberté d'un enfant jouant à être un autre tout en restant lui-même. L'auteure semble ainsi écrire dans une sorte de langue primordiale, et elle nous entraîne avec bonheur de l'autre côté du miroir comme si la vie n'était qu'un rêve.
4) Voir l'entretien avec Pierre Ahnne sur son blog : ici

illustration de David Sala pour la BD Le joueur d'échecs
D'emblée la citation de Fernando Pessoa en exergue du livre nous annonce que "chacun d'entre nous est plusieurs à soi tout seul". L'auteure aurait pu aussi y ajouter une deuxième épigraphe de Shakespeare affirmant que "le monde entier est une scène" sur laquelle "chaque homme en sa vie joue plusieurs rôles"(5). Et c'est avec délectation que, aimantés par le son des voix qui la traversent, nous suivons Anne Serre sur son petit théâtre foisonnant.
Ses nouvelles regorgent en effet de personnages multiples (Selma vit ainsi «comme si elle était à elle seule huit ou dix personnes» dans Rompre à mon tour), ou qui se prennent «pour un autre qui parlerait à un autre» (Cet été là). Des personnages qui changent selon les situations (l'amant n'ayant pas le même visage avec sa femme qu'avec sa maîtresse dans Fort comme un Turc) ou au cours du temps, le père affichant quasi simultanément les sourires de plusieurs âges de sa vie : celui d'un «garçon de six ans, puis juste après son sourire de jeune homme de seize ans» (Papa est revenu).
Et la narratrice en voyant notamment réapparaître ses proches dans des situations particulières les confond un peu avec des acteurs cinématographiques ou des personnages romanesques. Sa mère lui évoque ainsi Liz Taylor (Plus mystérieuse, plus inconnue), sa cousine «a l'air de sortir d'un film de Hitchkock» et Lotte semble «assise comme Audrey Hepburn dans Le petit dejeuner chez Tiffany» (My God). Tandis que Charles lui «fait penser à Renny Whiteoak dans Jalna ou à Heathcliff » (A travers champs)...
Une narratrice dotée d'ironie, jouissant de cette possibilité d'être multiple mais souffrant parfois de se sentir déchirée : «tout mon être ou presque disait non, (…) une petite partie de moi disait oui» (Un bon exemple de fuite). Et qui appréhende, en reprenant ses anciens carnets, de découvrir «une parfaite inconnue» : «on n'aime pas, tout de même, être trop divisée» (Un coup de dés).
5)"The whole world is a stage / …/ and in his lifetime a man will play many parts" As you like it, Acte II, sc.7)

Salvador Dali, La persistance de la mémoire
La narratrice de Sur la pelouse a vécu son enfance «dans les ors» «ternis par le temps» d'une vieille maison bourgeoise où l'on vivait au XXème siècle comme au XIXème : «quelque chose qu'il vaut mieux taire par les temps qui courent, qui sont idiots comme tous les temps qui courent».
Cette nouvelle éclaire ainsi à la fois cette fascination d'Anne Serre, dont le regard se tourne toujours vers l'arrière, pour les ors perdus du passé, de l'enfance, ainsi que cette distorsion temporelle et ce refus du passage du temps qui émanent de ce recueil.
On y évolue en effet «comme dans un conte, frappé par l'arrêt du temps, qui a tout pétrifié, tout laissé en l'état de sommeil magique» (Rompre à mon tour). Dans un temps suspendu qui n'aspire qu'à être réveillé, la narratrice d'Irène et moi se disant à la recherche d'un temps singulier appartenant certes au passé mais qui serait «un autre temps qui n'existe pas».
Et l'auteure que «les histoires chronologiques (…) ont toujours laissée sceptique» (Sous le coude) explore «les plis» de ce temps «pareil à une immense couverture» qui forme «ici et là des poches, des coudes, des tunnels obscurs où résident et subsistent mille de [ses] petites expériences et tous leurs objets» (Il y a quinze ans à Londres), se livrant à une sorte de montage cinématographique la laissant libre de faire défiler le film en accéléré et à rebours.
Anne Serre attache une grande importance à la composition de ses nouvelles qui s'avère particulièrement signifiante. Et elle construit ses histoires en peu de mots dans un lieu, un décor simple comme au théâtre, donnant ainsi plus d'ampleur aux paroles et aux gestes les plus infimes des personnages que décrit le narrateur.
Les titres de ses nouvelles, à quelques rares exceptions près, ne mettent curieusement en lumière qu'un détail, parfois dérisoire, reprenant un fragment de phrase disséminé dans le texte, comme s'il s'agissait de contraintes d'écriture. Et nous découvrons d'ailleurs en annexe que l'auteure apprécie ces dernières puisque qu'elle a repris les incipit d'ouvrages aimés de sa bibliothèque (dont elle nous donne la liste) pour commencer la plupart de ses nouvelles (25 sur 33). Comme si, à partir d'une phrase trouvant écho en elle, elle aimait se lancer dans l'inconnu, sans savoir où elle va, tournant ainsi peut-être plus facilement autour du mystère de la vie.
Ces nouvelles n'ont enfin pas vraiment de chute, laissant la plupart du temps la fin en suspens dans une sorte d'éternité. Car si «dans les nouvelles, les romans, il y a souvent des chutes en forme d'explication qui permettent d'avaler une histoire et de la digérer. Dans la vie, il n'y en a pas.» (A travers champs).
La lecture d'Au cœur d'un été tout en or est ainsi vraiment un régal et le jury du prix Goncourt de la nouvelle, sensible aux exceptionnelles qualités de ce recueil, vient judicieusement de le couronner, ce dont on ne peut que se réjouir.

Photo de Sophie Bassouls
Au cœur d'un été tout en or, Anne Serre, Mercure de France, 28 mai 2020, 144 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Anne_Serre
On peut lire les deux premières nouvelles : ici