L'Idiot, de Fédor Dostoïevski
Il y a longtemps que je voulais relire L'Idiot, un des romans les plus attachants et foisonnants de Dostoïevski, dans la traduction d'André Markowicz devenue désormais la référence. Une lecture que doit à mon sens compléter et éclairer celle des instructifs brouillons de l'auteur concernant sa première version avortée - qui nous est donnée en annexe dans la collection Thesaurus d'Actes Sud (1). Et il convient de s'arrêter d'abord sur la genèse particulière de ce chef d'oeuvre (évoquée notamment par le traducteur dans ses deux avant-propos).
1) Le troisième volume des œuvres romanesques complètes de Dostoïevski (1865/1868) qui comporte au total 1624 pages a le mérite, outre de proposer un format plus grand, d'ajouter L'Idiot, roman préparatoire, une centaine de pages reprenant les carnets de l'auteur. Il contient de plus les deux romans précédents de l'auteur : Crime et châtiment et Le joueur
Alors que son roman devait être publié en feuilleton dans Le Courrier russe à partir de fin janvier 1868, l'auteur, après avoir travaillé intensément durant l'automne 1867, décida brutalement en décembre de "tout jeter au diable". L'idée en effet d'un idiot violent et plein de haine à "l'orgueil incommensurable" (proche du futur Stavroguine des Démons) qui devenait peu à peu un "fol-en-Christ" "doux" et "de santé fragile" dans les dernières pages de ses carnets ne fonctionnait pas. Aussi décida-t-il, dans une sorte "d'illumination", d'écrire une nouvelle version scindant la part démoniaque et angélique de son héros en deux figures antinomiques (Rogojine et le prince Mychkine), faisant du dernier "l'image d'un Christ retournant dans le monde moderne", dans un monde dont les valeurs vacillent, en proie au matérialisme, au nihilisme et à l'athéisme. Et il lui fit endosser son épilepsie.
Représenter "un homme parfaitement beau", ce qui n'avait jamais été fait en littérature (2), était une vieille idée chère à Dostoïevski qui s'avérait pour lui un véritable défi, d'autant plus qu'il n'avait encore qu'une perception très floue de son personnage.
Commencé à la mi-décembre par un auteur exilé à Genève pour échapper à ses créanciers qui sera de plus affecté par la mort de sa fille et endurera plusieurs crises d'épilepsie, ce roman pléthorique de plus de sept-cents pages écrit dans l'urgence, "sans relire et à bride abattue", pour respecter les délais imposés par son éditeur - dont dépendait sa survie financière - (3) s'impose néanmoins par sa puissance et sa cohérence, ce qui constitue une stupéfiante performance.
2) Sauf sur le mode comique avec Don Quichotte (Cervantes) qui n'est donc pas un héros positif, la seule figure positivement belle étant celle du Christ dans les Evangiles
3) Les dernières pages furent quand même publiées avec un léger retard dans le supplément de février 1869 et les préoccupations financières constantes de Dostoïevski semblent se refléter dans ce roman où les personnages parlent sans cesse d'argent

manuscrit de L'Idiot
Il serait vain de vouloir résumer ce célèbre roman – que d'ailleurs tout le monde connaît peu ou prou - tant il comporte d'«affaires» embrouillées, de rebondissements inattendus, et regorge de riches personnages.
Dostoïevski bâtit une ample et luxuriante tragi-comédie à la fois sombre et lumineuse à l'image de la vie, qui se déroule à son époque et met en scène quatre personnages principaux se mêlant à une multitude de personnages secondaires non dénués d'épaisseur : deux hommes aimant la même femme et deux femmes aimant le même homme.
Ce quatuor amoureux s'articule autour de cette femme «perdue» (4) à la beauté douloureuse qui fut souillée par son tuteur Totski et de ce jeune Mychkine se définissant lui-même comme un enfant (5) et apparaissant aux autres comme un peu simplet.
4) Terme qu'il faut entendre en son sens religieux, chrétien
5) Dans un sens à mettre en rapport avec l'Evangile, celui d'un enfant désirant s'approcher de Jésus : "Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas." (Marc 10, 14).
Imprévisible et provocatrice, Nastassia Filippovna - dont Rogojine nourrissant pour elle une «passion monstrueuse » parle au prince dès la première scène - mène la danse tout au long du roman, tous attendant son «dernier mot». Tandis que ce Candide, revenant après quatre ans de Suisse où grâce à son protecteur adulé Pavlitchev il fut soigné pour épilepsie, débarque dans cette société Saint-Pétersbourgeoise mondaine où l'on parle sans cesse d'argent et où les intrigues perpétuelles alimentent la rumeur. Et, jusqu'au bout, le prince va espérer pouvoir la sauver : «Il croyait sincèrement qu'elle pouvait encore ressusciter» (6).
C'est ainsi surtout l'histoire d'un homme incarnant le beau absolu, la bonté divine, que les autres verront comme un idiot du fait de sa franchise insensée, de son absence totale d'amour propre et de son immense compassion, et dont le regard pur transperçant les âmes leur renvoie une image d'eux-mêmes insupportable. Une figure christique qui ne sauvera peut-être pas le monde mais va révéler son monstrueux chaos :
«A peine ce petit prince minable, ce petit idiot de rien du tout était-il apparu, le tohu-bohu s'était réinstauré, et la maison se retrouvait, une fois encore, sens dessus-dessous.»
6) Etymologiquement, Nastassia (anastasis en grec) signifie "se relever après la chute", "ressusciter" dans le sens chrétien de résurrection des morts
La cathédrale de la Transfiguration ou la Transfiguration du Sauveur
Tout est quasiment annoncé par l'auteur dès les premiers chapitres, ce qui apparaît particulièrement dans la traduction d'André Markowicz datant de 1993 qui, fidèle à la poétique dostoïevskienne, a l'avantage de mettre constamment en lumière tout le réseau d'images, de thèmes et de motifs qui structure et irrigue ce roman.
Dans le compartiment du train qui les mène à Pétersbourg (la capitale de la Russie à l'époque), Dostoïevski, en un face à face signifiant de Rogojine et du prince, qui deviendront à la fois rivaux, et «frères» en échangeant plus tard leur croix, souligne ainsi cette image capitale du double – ce que le traducteur a respecté, ne cherchant pas à éluder ces répétitions délibérées de «tous deux» comme dans la traduction éditée par Gallimard en 1934 (7). Et il insiste sur cette épilepsie du prince Mychkine qui, s'avérant bien plus qu'une simple maladie, structurera l'ensemble du roman.
Dès la fin de cette première scène Rogojine qualifie de plus le prince de «vrai fol-en-Christ» - terme moins vague que celui d'"illuminé" retenu dans cette même traduction - et plus tard d'«agneau» (le narrateur appuyant entre parenthèses sur ce mot qui dans la symbolique chrétienne est l'image la plus parfaite du Sauveur : «il n'avait pas su trouver un autre mot», ce qui a complètement échappé à Albert Mousset qui le traduit par "brebis" ! )Tandis qu'à peine sorti du train l'Idiot, se rendant chez le général Epantchine – dont la benjamine Aglaïa, dotée d'une beauté ouvrant sur un «idéal possible de paradis terrestre», va le captiver -, se dirige vers la «Transfiguration du Sauveur», et non vers la simple "cathédrale de la Transfiguration" (pour A. Mousset) (8)...
7) L'expression apparait notamment 5 fois dans la première phrase du deuxième paragraphe du premier chapitre du livre, ce dont on ne trouve aucune trace dans la traduction d'Albert Mousset pour Gallimard parue dans la collection " les classiques russes", et reprise dans sa collection de poche Folio. Cf le premier extrait en fin d'article
8) La Transfiguration faisant référence à un épisode de la vie de Jésus Christ raconté dans le Nouveau Testament, dans lequel ce dernier révèle fugacement à ses compagnons sa nature divine
Tout ce roman semble par ailleurs avoir été écrit dès le départ en fonction de sa fin inéluctable : le meurtre monstrueux de Nastassia Filippovna par Rogojine. Mychkine semble en effet prédire le destin tragique de son héroïne dès le chapitre 3 du livre I, (l'image du couteau étant reprise plusieurs fois par la suite): «il se marierait, et une semaine plus tard, sans doute, il lui planterait un coup de couteau». Mais à peine quelques lignes auparavant, il avait aussi évoqué la rédemption de son héroïne, au seul vu de son portrait à la beauté magnifiée par la souffrance : «Ah, si elle avait de la bonté, tout serait sauvé!».
Le scandale monstrueux de la mort, le mystère de la beauté et de la rédemption, du rachat du genre humain par les souffrances du Christ, semblent ainsi constituer l'axe principal de ce roman.
Et on notera que Dostoïevski annonce la rencontre du prince avec Nastassia Filippovna quand ce dernier raconte comment en Suisse il sauva la pécheresse Marie, introduisant habilement un suspense quant à la résolution du destin de son héroïne. Et les multiples revirements concernant le mariage de cette dernière, comme celui du prince, rythmeront cette histoire du début à la fin.

Un roman de facture très théâtrale
L'Idiot est narré à la troisième personne mais le narrateur renonce à l'omniscience et exprime même souvent au lecteur ses incertitudes (notamment dans de nombreuses tournures langagières) et son impuissance à comprendre. Il n'analyse pas en effet les comportements de ses personnages car «les raisons des mouvements humains sont, d'habitude infiniment plus compliqués et plus diverses que celles qui nous servent à les expliquer après coup», ni ne précise certains de leurs propos énigmatiques comme le sont souvent ceux du prince : «Moi aussi, peut-être, j'ai mon idée.», s'exclame-t-il ainsi par exemple de manière sybilline pour clore une discussion après avoir analysé les visages de ses interlocutrices. Et ce roman polyphonique, voire cacophonique tant il y fait entendre de voix discordantes, s'avère d'une facture très théâtrale.
Dostoïevski fait se succéder en effet de véritables scènes avec beaucoup d'intensité, dans des temps resserrés et dans des lieux délimités, affectionnant les scènes de groupe agitées : les personnages entrent et sortent, se lèvent et s'assoient, l'auteur étant attentif à leur gestuelle et leurs mimiques, tandis que certains objets tiennent une place importante dans le scenario (la liasse de billets, le couteau, le vase …). Et ce sont essentiellement les personnages qui, dans des dialogues nombreux et animés (et quelques monologues) privilégiant une langue orale et des registres variés (9), font avancer l'action et exposent et confrontent sans cesse de manière très vivante et parfois outrée leurs opinions et leurs idées, l'auteur se gardant de prendre parti. Des personnages qui, n'ayant rien de figé, se construisent et évoluent ainsi par petites touches tout au long du roman.
Le narrateur, lui, souligne certains éléments importants (dans des parenthèses ou incises ) sans toutefois se montrer explicite. Et il rompt le fil linéaire pour donner au lecteur les explications indispensables (sur la famille du général ou le passé de Nastassia Filippovna et Totski par exemple) sans pour autant nuire à la vigueur de son récit. Ou pour relier le premier et le deuxième "acte", avant le retour «sur la scène» de l'Idiot (10), en rapportant les faits - et même les différentes versions des faits - s'étant écoulés durant les six mois les séparant. Il suit de plus les allées et venues du prince entre certaines scènes, ses déambulations dans une ville traduisant ses états d'âmes, comme ses multiples errances mentales, ses rêves et ses visions. Et ses descriptions, comme celle de la lugubre maison de Rogojine, sont surtout riches de symboles.
9) On notera ainsi que Rogojine avec ses allures de moujik parle une langue orale très populaire (contractions "t'es"/ "t'as"», incorrections comme "y" au lieu de "il" et "soye"/"voye" au présent du subjonctif, et peu de mots de liaison ...)
10) «Cela se passait juste avant la deuxième apparition de notre héros sur la scène de notre récit.»

Le Christ mort, de Holbein le jeune
L'Idiot est divisé en quatre livres aux nombreux chapitres suivis d'une courte conclusion. La première et la dernière partie dans lesquelles l'accumulation très théâtrale des péripéties ne laisse aucun répit semblent se répondre, encadrant de manière assez symétrique l'enchaînement des livres II et III, cœur délirant riche d'affaires embrouillées, de disputes, de confessions et d'explications, de lamentations, ou de longs débats d'idées enflammés. Et après le paroxysme de la fin du livre IV, virant au fantastique, la chute de l'épilogue s'avère aussi brève que brutale.
Le roman alterne les rythmes et les tonalités et les situations se tendent, la colère ou la haine étant perceptibles, jusqu'à se relâcher en un éclat de rire, tout comme l'on sent monter longuement puis se dénouer brutalement les deux crises d'épilepsie du prince (L. II, et L. IV).
Nous faisons connaissance de la plupart des personnages dès le livre I, récit trépidant d'une folle journée de novembre scandé de retournements de situation (11) et de coups de théâtre (12), le plus souvent sur le mode grotesque même s'il s'avère du plus profond sérieux quand le prince rapporte l'épisode de Marie et des enfants ou parle à deux reprises de l'exécution capitale à laquelle il assista, évoque brièvement le marquant «tableau de Bâle» (Le Christ mort de Holbein dont il verra plus tard la reproduction dans la maison de Rogojine) et philosophe sur la mort.
Introduite dans le train, l'action se déroule à Pétersbourg, d'abord chez le général Epantchine où nous faisons connaissance de sa femme (lointaine parente du prince) et de ses trois filles qui lui font passer une sorte d'«examen» des plus comiques, mais aussi de son secrétaire Gania (prétendant intéressé de Nastassia Filippovna, poussé par Totski et lui-même). Puis la situation se tend dans l'appartement de la famille de Gania où va loger le prince, et confinera presque à l'hystérie chez Nastassia Filippovna lors de cette mémorable soirée d'anniversaire tant attendue.
11) Le prince d'abord vu chez le général comme un pique-assiette ou un mendiant se révèlera un riche héritier dans la soirée, et Nastassia Filippovna le prendra pour un laquais lors de leur première rencontre avant de le découvrir prince
12) Dans une grotesque surenchère où volent et brûlent les billets, Nastassia Filippovna enchaîne les coups de théâtre, refusant d'épouser Gania qu'elle humilie puis acceptant la demande surprenante du prince avant de s'enfuir avec Rogojine

L'Idiot, film de Kurosawa
Nastassia, insaisissable, n'a cessé de changer d'avis et les rumeurs vont bon train quand le Livre II fait revenir, six mois après, un prince ayant touché son gros héritage que tout le monde «roule» désormais facilement. Après un volet très ténébreux empreint d'un «pressentiment monstrueux» lors de sa visite à Rogojine, le prince échappera à une tentative d'assassinat de ce dernier, sa première crise d'épilepsie marquant un tournant dans le roman.
Il part alors en convalescence à Pavlovsk où toute la bonne société Saint-Pétersbourgeoise est en villégiature pour l'été, la nature prenant une place importante. Les scènes s'y passent principalement le soir en extérieur, notamment sur la terrasse de la datcha très fréquentée de l'obséquieux fonctionnaire Lebedev (véritable bouffon penchant vers l'athéisme et commentant l'Apocalypse) chez qui il loge désormais. Mais très vite ces soirées vireront au chaos et au scandale, après la lecture d'un article diffamant le prince et feu son protecteur Pavlitchev. Objet de tentatives d'escroquerie, Mychkine déchaînera la haine par sa propension à deviner la vérité et son pardon humiliants.
Dans la foulée, le Livre III, va prendre une tonalité très onirique. Nastassia Filippovna réapparait, multipliant les provocations tout en menant certaines tractations secrètes auprès de sa rivale Aglaïa. Le prince, lui, de plus en plus en proie à des hallucinations, a du mal à faire la part du rêve et de la réalité : «Le rêve le plus fantastique était soudain devenu une des réalités les plus violentes» / «Et puis quelle différence, le rêve la réalité ?».
Et Hippolyte, jeune phtisique nihiliste de dix-huit ans se sachant condamné à une mort imminente, vient lui faire écho dans de longues lamentations acerbes et délirantes, confirmant la place centrale qu'occupe la mort, cette injustice foncière de la condition humaine, dans cet ouvrage.
Enfin, le Livre IV s'avère très dense et riche en coup de théâtres, initiés non plus par Nastassia Fillippovna comme dans le Livre I mais par Aglaïa. Il se déroule de même d'abord chez le général où la jeune fille pousse le prince à demander sa main. Mais au cours d'une soirée pour le présenter à la société aristocratique une nouvelle crise d'épilepsie signera sa chute. Les manœuvres d'Aglaïa se retourneront ensuite contre elle, obligeant le prince à l'abandonner au profit de Nastassia et, au moment de conclure son mariage avec le prince cette dernière s'enfuira de nouveau avec Rogojine, allant au devant de son destin.
Dans un état de sidération, Mychkine et Rogojine veillant le cadavre et entendant l'âme de Nastassia marcher dans la salle verront alors tous deux leur raison s'effondrer (13).
Et dans l'épilogue, quittant ce monde où il n'était pas à sa place, le prince retournera en Suisse se faire soigner .
13) Le traducteur nous explique en note pourquoi on ne peut traduire par une tournure impersonnelle - comme le fait notamment Albert Mousset (cf extrait comparatif à la fin de l'article). Le texte russe en effet "par un raccourci saisissant" dit seulement "khodit" (littéralement "il ou elle marche") [...] il s'agit donc de quelqu'un de précis : Rogojine et Mychkine entendent, ou plutôt sentent ("sentir" et "entendre" se disent de la même façon en russe) l'âme, le fantôme de Nastassia Filippovna qui marche dans la salle...

L'Idiot, film de Kurosawa
L'humanité peut-elle être rachetée ?
Dans ce roman magistral, Dostoïevski éclaire la nature humaine dans toute sa complexité et son ambiguïté, réussissant à approcher la vie dans la «foule infinie de ses ramifications». Il nous plonge ainsi dans la «matière vivante», au cœur des passions et des pulsions, des émotions et des pensées, des désirs, des peurs et des doutes, des hésitations et des contradictions, des croyances et des illusions de ses multiples protagonistes en action. Et il nous fait pénétrer ainsi dans une sorte de labyrinthe où la réalité et la fiction s'entremêlent, nous permettant d'approcher plus en profondeur cette réalité : «Bien sûr, c'était un rêve, un cauchemar, une folie ; mais, en même temps, il y avait là quelque chose de douloureusement réel».
Les images fondamentales du double et de l'épilepsie (dans sa composante maladive frénétique mais aussi mystique et visionnaire) donnent unité au roman, l'auteur réussissant ainsi à englober cette multitude d'éléments.
L'Idiot est né du dédoublement de son héros initial en deux personnages et, malgré leur physique et leur caractère opposés, Mychkine et Rogojine sont ainsi les deux facettes d'un même homme – et même plus largement de l'homme - ce qui, on l'a vu, est d'emblée souligné dans ce compartiment du train où ils se retrouvent «face à face».
Le thème récurrent du regard montre combien ce vis à vis est difficile. Le regard divinatoire de l'Idiot met en effet à nu la duplicité des âmes, obligeant chacun des protagonistes à découvrir une image de soi pas toujours flatteuse se révélant souvent humiliante, intolérable, et provoquant colère ou haine. Et Mychkine aura également peur du regard de Rogojine, il se sentira constamment épié, tremblant déjà en sentant ses yeux sur sa nuque. Revenant sur la tentative avortée d'assassinat de Rogojine l'ayant visé (avant sa première crise d'épilepsie) le prince se reconnaîtra même en lui : «Mais de toute façon, je t'en soupçonnais, de ça, c'est le même péché, nous deux, pareil.» (on notera le terme religieux de "péché" employé par l'Idiot). Et, finalement, il semble, que l'immense pitié, la compassion de Mychkine tuera autant Nastassia Filippovna, celle-ci préférant mourir, se sacrifier sous le couteau de Rogojine que souiller l'âme pure de l'Idiot.
Dostoïevski éclaire sans cesse également la dualité des situations ( «il n'était rien arrivé, et en même temps c'était comme s'il était arrivé plein de choses») comme la dualité intrinsèque de ses personnages partagés entre des sentiments différents, voire contradictoires, ce qu'il souligne très souvent par l'expression "et en même temps" : «Le regard exprimait tant de souffrance et, en même temps, tant de haine infinie» / «Sur son visage se lit la haine et le mépris et en même temps quelque chose de confiant, quelque chose d'étonnamment sincère». Des personnages qu'assaillent souvent des «pensées doubles» comme Keller, auteur d'un article fallacieux sur le prétendu fils de Pavlitchev que le prince aurait lésé, qui vient lui confesser humblement sa faute tout en espérant lui soutirer de l'argent. Et ces «idées qui se rejoignent», «c'est fou ce qu'il est difficile de les combattre». Car elles sont paradoxalement sincères et reflètent simplement la nature contradictoire de l'homme, l'âme humaine étant déchirée par des sentiments contrastés.
Quant aux deux héroïnes féminines, elles font écho aux deux héros masculins, incarnant deux facettes radieuse et douloureuse d'une même beauté - dont la première, incarnée par Aglaïa, serait néanmoins un peu en-dessous de la seconde : «Oh, elle est plus que belle (...) C'est presque comme Nastassia Filippovna».
Et l'auteur met en scène deux sortes d'amour au travers de cette dernière : la passion égoïste et brutale de Rogojine et la douce compassion de Mychkine entièrement tournée vers la souffrance de l'autre - un amour qui n'est pas de ce monde. Aglaïa et Nastassia semblent de plus une même femme innocente. L'enfant gâtée capricieuse rêve à un prince charmant (s'apparentant au "chevalier pauvre" de Pouchkine), tandis que la femme perdue qui fut souillée enfant se prend à nouveau par instants à rêver au prince : «je voyais toujours quelqu'un comme toi, gentil, honnête, bien, et même aussi bêta que toi, il devait venir, d'un seul coup, et me dire : «Vous n'êtes pas coupable, Nastasia Filippovna, et moi je vous adore». On rêve si fort, parfois, qu'on devient folle...»

Résurrection du Christ, fresque de Fra Angelico
Ce roman chaotique est par ailleurs construit à l'image de l'épilepsie de son héros. Une épilepsie se traduisant dans sa langue hachée, heurtée, délirante et soudain illuminée, comme dans les alternances de tension et de relâchement du récit, la narration semblant avancer en épousant la crise épileptique décrite par le narrateur - se plaçant du point de vue du prince.
Après une longue phase où le cerveau s'embrase et toutes les forces vitales se tendent à la fois dans un élan prodigieux, l'esprit et le cœur soudain s'illuminent en une sorte d'extase transcendant le chaos du monde en atteignant «le degré ultime de l'harmonie», «la synthèse supérieure de la vie». Un moment de suspension du temps où, de manière mystique, se résolvent les contraires et l'opposition fondamentale de l'instant et de la durée. Puis c'est la chute brutale … avant la survenue d'une nouvelle crise.
Dans la beauté souffrante de Nastassia, Mychkine, empli d'une sidération mystique, pressent d'emblée cette bonté la parant d'une aura quasi sacrée car la beauté absolue, se confondant avec la bonté, fait signe vers le divin - et cela avant-même de l'avoir rencontrée. Et s'il est ébloui par la beauté d'Aglaïa, il ne perçoit encore rien de tel chez elle, raison sans doute pour laquelle il ne peut rien dire de son visage «- Il est difficile de juger de la beauté ; je ne suis pas encore prêt. La beauté est une énigme.»
La beauté peut elle avoir la force de «retourner le monde», comme il le prophétise au vu du regard douloureux de Nastassia, et comme le lui rappelle ironiquement Hyppolite (14)? Il semble que le prince, profondément chrétien, réponde par l'affirmative contrairement au jeune nihiliste qui, lui aussi frappé par le cadavre effrayant, déformé, bouffi et sanguignolent du Christ au tombeau, ne croit pas en la résurrection : «Comment ont-ils pu croire, en regardant ce cadavre, que ce supplicié allait ressusciter ?». Mais il semble que ce marquant tableau de Holbein n'a pas fait «perdre la foi» au prince.
La peur de la mort et la révolte contre son injustice, la conscience aiguë de notre finitude, lui révèlent en effet paradoxalement l'infini de la vie. Il fait ainsi le récit d'un homme condamné à être fusillé pour crime politique et ayant échappé à la dernière minute à son exécution – expérience qui fut celle de Dostoïevski –, ce dernier instant lui ayant paru «un délai infini» et l'homme ayant pensé alors que «si on le ramenait à la vie, il transformerait chaque minute en un siècle».
Certes Mychkine, ce Christ revenant sur terre, semble avoir échoué, son amour compassionnel n'étant pas viable dans le monde des hommes où il déchaîne des catastrophes. Mais la fin du roman ne s'avère pas totalement dénuée d'espoir. Il semble (dans la traduction de Markowicz) que Nastassia, la femme perdue, ait été sauvée. Que son âme ait ressuscité (15), rachetée par sa souffrance et par sa foi, et cela grâce au prince : «il a cru en moi au premier regard et moi aussi je crois en lui». Renouvelée par la repentance et la foi, la femme perdue retrouve ainsi par le Christ le royaume de Dieu.
D'ailleurs le motif de la folie caractérisant tant le prince que la façon dont il perçoit l'évolution de Nastassia (16) semble aller dans ce sens, car chez Dostoïevski, comme on le voit déjà dans Crime et châtiment, la foi suppose d'abandonner toute logique rationnelle. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si dans la conclusion il nous est dit que le prince a subi «une atteinte très grave des organes de la raison».
Et l'on peut penser que l'auteur avait dès le départ non seulement l'idée du meurtre monstrueux de Nastassia par Rogojine mais celle de la rédemption de son âme. Un axe lui permettant de réconcilier les deux facettes antinomiques de la condition humaine.
Dans ce roman métaphysique Dostoïevski réussit ainsi à préserver un idéal auquel nous pouvons aspirer et qui peut, même sans partager sa foi chrétienne, nous réconcilier avec ce monde apocalyptique en nous faisant entrevoir sa beauté. Un monde dont on ne peut appréhender la véritable dimension avec sa simple raison.
Relire L'idiot dans la traduction éclairante d'André Markovicz fut pour moi très enrichissant. Tout comme celle de Crime et châtiment, elle a pour principal mérite à mon sens, outre que sa langue épouse cette matière vivante foisonnante, d'éclairer le chemin de signes mis en place par Dostoïevski, balises souvent ignorées par les traducteurs précédents plus soucieux, comme couramment à l'époque, de traduire son texte dans une belle langue française.
14) «C'est vrai , prince, que vous avez dit, une fois : "c'est la beauté qui sauvera le monde ?"»
15) «Comment ont-ils pu croire, en regardant ce cadavre, que ce supplicié allait ressusciter ?»
16) «Pourquoi elle serait folle, remarqua Rogojine. Comment ça se fait, pour tous les autres, elle a toute sa tête, et, pour toi seul, elle serait folle ?»

L'Idiot, Fédor Dostoïevski, traduction d'André Markowicz, Actes Sud, Thesaurus, 721 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Fiodor_Dosto%C3%AFevski
A propos du traducteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Andr%C3%A9_Markowicz
EXTRAITS COMPARATIFS :
Traduction d'André Markowicz, Actes Sud, 1993 / Traduction d'Albert Mousset, Gallimard,1934
Voici les deux traductions de trois passages (la première phrase du deuxième paragraphe du chapitre I du Livre I et deux morceaux très rapprochés se situant dans les dernières pages du chapitre XI, le dernier, du Livre IV. Une comparaison très significative, même si je n'ai pas le texte russe (ne lisant pas cette langue) et ne dispose pas du mot à mot de ce texte.
Premier passage :
On peut y admirer la prouesse par laquelle A. Mousset a réussi à éviter cette récurrence appuyée du même terme (dont je doute que A. Markowicz ait pu l'inventer), ce genre de répétitions n'étant pas à l'époque admis dans la belle langue française ! Mais il nous prive ainsi d'emblée d'un élément de compréhension important.
Thesaurus, Oeuvres complètes, volume 3, André Markowicz, Actes Sud, p. 787 :
(...)
Dans un des wagons de troisième, dès l'aube, deux passagers s'étaient retrouvés face à face, près de la fenêtre – tous deux des hommes jeunes, tous deux quasiment sans bagages, tous deux habillés sans recherche, tous deux assez remarquablement typés et qui, tous deux, avaient finalement éprouvé le désir d'engager la conversation l'un avec l'autre. (…)
Traduction d'Albert Mousset pour Gallimard :
(...)
Dans un des wagons de troisième classe, deux voyageurs se faisaient vis à vis depuis l'aurore, contre une fenêtre ; c'étaient des jeunes gens vêtus sans recherche et n'ayant presque pas de bagages ; leurs traits étaient assez remarquables et leur désir d'engager la conversation était manifeste.(...)
Deuxième et troisième passages :
Dans ces deux passages capitaux, complétés par les notes du traducteur, c'est toute la signification-même du roman qui me semble altérée dans la traduction d'Albert Mousset.
Thesaurus, Oeuvres complètes, volume 3, André Markowicz, Actes Sud, p. 1491 et 1493 :
(...) Tu la sens, l'odeur *, ou non ?
- Peut-être, je sens, je ne sais pas. Le matin, sans doute, l'odeur sera là.
- Je l'ai couverte avec une toile cirée, une bonne toile américaine, et puis, au-dessus de la toile, un drap et quatre flacons de liquide de Jadnov ouverts, y restent là.
(…)
* Le traducteur nous fait remarquer en note qu'outre que le mot russe "doukh" est employé une dizaine de fois dans la page, celui-ci a deux sens :"odeur", mais aussi "esprit", "âme", et que c'est donc à dessein que l'auteur l'a préféré au mot "zapakh"» qui n'a lui que le simple sens d'"odeur".
(Le liquide de Jadnov est, semble-t-il, un désodorisant)
[...]
- Eh, t'entends ? L'interrompit très vite Rogojine et il s'assit, effrayé, sur sa couchette. T'entends ?
- Non ! Répondit le prince, d'une voix aussi précipitée et pleine de frayeur, en fixant Rogojine.
- C'est elle * ! … T'entends ? Dans la salle...
- J'entends, chuchota fermement le prince.
- C'est elle ?...
- Oui.
- Je ferme la porte à clé ?
- Oui...
La porte fut fermée, et les deux hommes se recouchèrent. Il y eut un long silence.
(…)
* Le texte russe, par un raccourci saisissant, dit simplement : "khodit" ( litt. "il ou elle marche") (...) Il s'agit donc de quelqu'un de précis. Rogojine et Mychkine "entendent", ou plutôt "sentent" ("sentir" et "entendre" se disent de la même façon en russe) l'âme, le fantôme de Nastassia Filippovna qui marche dans la salle. (...)
Traduction d'Albert Mousset pour Gallimard :
(...) Sens-tu quelque chose?
– Cela se peut, je n’en suis pas bien sûr. Mais au matin l’odeur s’accentuera certainement.
– Je l’ai recouverte d’une toile cirée, une bonne toile cirée américaine, et j’ai tiré le drap par-dessus. J’ai placé autour quatre flacons débouchés de liquide Jdanov ; ils y sont encore.
(...)
[...]
– Arrête, tu entends? l’interrompit soudain Rogojine en s’asseyant avec effroi sur sa couche.Tu entends ?
– Non! répondit, en le regardant, le prince avec le même accent de brusque frayeur.
– On marche! Tu entends? Dans la salle...Tous deux prêtèrent l’oreille.
– J’entends, chuchota le prince avec assurance.
– On marche?
– On marche.
– Faut-il fermer la porte?
– Oui...
Ils mirent le verrou et se recouchèrent. Un long silence s’ensuivit.
(...)
Pour prolonger :
Mise en scène de J. Mauclair et G.Caillaud, avec Emmanuel Dechartre et Françoise Thuriès ...