Les voies du peuple, Eléments d'une histoire conceptuelle, de Gérard Bras

Comme le remarque Etienne Balibar dans la préface, ce livre qui fut le fruit d'un long travail vient exactement à son heure : à une époque où le "populisme" hante nos hommes politiques, ce terme emprunté au lexique léniniste étant devenu selon l'auteur «un concept à tout faire permettant à nos gouvernants et penseurs de discréditer toute résistance».
Dans son essai Les voies du peuple, le philosophe Gérard Bras s'attache en effet à «interroger ce que veut dire peuple», notion embarrassante car ambiguë, et il nous expose ainsi les éléments de son histoire conceptuelle. Une histoire mouvementée montrant combien le "peuple" s'avère «un concept problématique dessinant les limites d'un champ conflictuel» et non «un concept thétique soutenant une solution», et dont les résonances permettent de mieux saisir les enjeux actuels.
On distingue déjà en français au moins quatre sens au terme "peuple". Un premier sens politique ou juridique (recouvrant le latin populus) en fait le «fondement de l'autorité politique» en droit moderne et, dans un sens social (correspondant au plebs latin), il désigne cette fraction «inférieure» assujettie de la communauté sociale soupçonnée de menacer l'ordre politique. Au sens ethnologique (venant de l'ethnos grec), "peuple" renvoie lui à une identité collective fondée sur le partage d'une origine et de traditions culturelles et, dans un quatrième sens quantitatif, il nous reporte au grand nombre, à la multitude (au plethos grec).
Et s'il existe un sens vrai à ce terme, il est «dans le système de la pluralité» de ces significations «et dans le jeu des différences, des oppositions qui structurent leurs relations», l'ambiguïté qui affecte ce signifiant lui étant «essentielle».

Il ne s'agit donc pas d'un concept philosophique univoque que l'on pourrait enfermer dans une signification rigoureuse. Aussi le philosophe adopte-t-il une démarche originale pour l'appréhender, se tournant vers l'histoire pour analyser la complexité de son évolution sémantique en interaction avec «la conjoncture dans laquelle ces représentations du «peuple» s'affrontent physiquement». On ne peut comprendre en effet ce concept qu'au travers de la pratique, de l'usage politique qui en est fait dans différentes situations historiques, la philosophie sans l'histoire risquant de penser hors sol.
Ce concept politique renvoie à des conflits sociaux, affectifs, qu'il convient notamment d'analyser selon lui à partir de l’opposition des discours, en étudiant la manière dont les discours philosophiques et politiques nomment et disent le peuple.
L'auteur va ainsi mettre en scène «une confrontation transhistorique de personnages choisis à la fois pour la force de leur discours et la représentativité de leur position». Se fondant sur des lectures de textes replacées dans la conjoncture historique et politique, il va mener une enquête pour dévoiler la logique propre des différentes voies afférentes à l'idée de peuple dans sa pluralité intrinsèque, en éclairant avec finesse leurs interférences.

Explorant le passé de manière discontinue cette enquête s'ouvre sur la révolution de 1789 et passe par la Résistance et la décolonisation pour se clore sur le retour du "populisme" à partir des années 1980 avec la montée du Front national.
Gérard Bras va tout d'abord s'attacher à «l'événement de langage» qui transcendera l'usage péjoratif du signifiant peuple comme "plèbe" dans l'Ancien Régime pour l'élever à celui de peuple souverain : une assomption difficile marquée par de nombreuses tensions contradictoires.
C'est Rousseau qui, sans se départir d'une sensibilité affective au peuple compris comme «l'ensemble des dominés», en fit «le nom de l'universel», unifiant «le nom de la fraction dominée» et celui du «genre humain». Il construisit ainsi, via le pacte social, ce «concept moderne de peuple politique» qui inspirera en partie certains révolutionnaires. Un peuple toujours «traversé par le conflit entre les intérêts particuliers et l'intérêt commun» mais reconnaissant la supériorité d'une «volonté générale» comme «instance englobante» et non dominante. Et l'articulation entre le vouloir du bien commun et sa reconnaissance restera un problème ouvert que «l'art politique aura, dans la modernité, à résoudre concrètement indéfiniment».
S'intéressant aux débats opposant Sieyes et Mirabeau à l'Assemblée en juin et juillet 1789, l'auteur éclaire le «flottement dans le vocabulaire du premier à propos du peuple au profit de la nation», et la restauration du terme dans le langage politique par le second qui comprit l'importance du ressort de l'imaginaire et de l'affect et s'affirme comme le promoteur de cette notion de peuple «qui deviendra le marqueur de la puissance insurrectionnelle qui fera tomber la monarchie».
Au travers de l'étude affutée de deux groupements de textes de Hegel critiquant la notion de peuple et l'impossibilité de séparer la dimension de l'universel en politique et la dimension sociale, il expose les difficultés et les contradictions insolubles de la «notion moderne de démocratie, c'est à dire de souveraineté du peuple». Tandis qu'au travers du discours de l'historien Michelet pour lequel la Révolution s'apparente à une expérience mystique ayant fait exister le peuple comme acte de foi, s'impose la nécessité d'un récit imaginaire commun pour constituer un peuple dans son unité.

Puis analysant en profondeur les discours et les Mémoires du Général De Gaulle, l'auteur nous transporte un siècle plus tard, lors de son appel à la Résistance et de la guerre d'Algérie, soulignant les liaisons entre différentes significations et «l'ambivalence des politiques possibles au nom du peuple».
Et il s'interroge enfin sur le populisme, sur son équivocité et son inconsistance conceptuelle, émettant l'hypothèse qu'il s'avère la «réponse savante que la démocratie représentative, à l'époque du néolibéralisme économique, oppose à sa mise en cause par des forces identitaires, nationalistes, pour qui l'ennemi c'est l'étranger (capitalisme financier mondialisé, immigrés)». Une notion qui participe du conflit en vue de la configuration d'un peuple contre un autre.
Puissance d'insoumission, «le peuple fait courir un vrai risque à la démocratie et à la communauté politique» tout en ouvrant une voie d'émancipation, celle d'une égale liberté : une question jamais réglée. Et cette enquête très documentée et riche d'analyses complexes et subtiles qui vise moins à expliquer ou conforter le présent qu'à le «déstabiliser», a le mérite de nous ouvrir de nouvelles perspectives pour penser nos démocraties actuelles.

Les voies du peuple, éléments d'une histoire conceptuelle, de Gérard Bras, éditions Amsterdam, janvier 2018, 368 p.
https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%A9rard_Bras
Préface d'Etienne Balibar....................................................... 8
Introduction : Ambiguïtés du peuple ….................................. 16
1. De la plèbe au peuple souverain …............................ 30
2. Peuple entre en scène …............................................ 58
3. La populace contre le peuple …................................ 106
4. L'invention du peuple …............................................150
5. Résistance et décolonisation : un ou deux peuples ?192
6. La question du populisme .........................................238
7. La classe du tort ........................................................288
Conclusion : Il y a des peuples …..........................................328
Annexe : Topique des noms du peuple .................................356