Trencadis, de Caroline Deyns
Avec Trencadis, Caroline Deyns renoue avec la biographie romancée, genre littéraire qu'elle avait abordé dès son deuxième livre, Perdu, le jour où nous n'avons pas dansé (Philippe Rey, 2015). S'intéressant non plus à la danseuse Isadora Duncan mais à la plasticienne Niki de Saint Phalle, elle met toujours en scène une figure féminine à l'énergie et à la liberté fascinantes : une femme combattive et résiliente pour qui l'art, au-delà de sa composante esthétique, fut une manière de se traduire et de secouer les consciences. De changer la vie et de renaître.
Concasser l'unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour enfanter le féérique, c'est cela ? Elle rit : ça devrait être presque un art de vie, non ?
(p.61)
Le terme catalan "trencadis" désigne une technique décorative permettant de créer des mosaïques à partir d'éclats de céramiques dont on a détruit le motif, technique qui fut sublimée par Gaudi dans le célèbre parc Güell de Barcelone (1) dont la visite fut pour Niki de Saint Phalle «une véritable épiphanie».
Et pour construire son roman l'auteure s'est très judicieusement inspirée de cette technique pour embrasser le cheminement vital et artistique de son héroïne «de la dislocation vers la reconstruction».
1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Parc_G%C3%BCell

Parc Güell, Barcelone
Composé de plus de quatre-vingts tesselles multiformes et polychromes, Trencadis est un roman rassemblant, reliant des éclats composites, dans lequel Caroline Deyns utilise avec brio, légèreté et malice toutes les ressources de l'écriture.
Fine observatrice du quotidien et perceptrice de l'intime, elle y présente la femme et l'artiste avec beaucoup d'empathie et de justesse. En toute fidélité à ses écrits autobiographiques et déclarations, elle enchaîne de petites scènes, conversations et soliloques jalonnant et éclairant son parcours dans divers lieux, y approfondissant avec sensibilité et subtilité ses sentiments, ses réflexions et ses rêveries. Et elle imagine les cauchemars monstrueux qui la hantent depuis ce fameux «été des serpents» de 1942 où elle fut violée à onze ans par son père (secret ravageur qu'elle garda pendant une cinquantaine d'années (2)). Un traumatisme qui «sans doute l'a fait devenir Niki de Saint Phalle», la rencontre de l'art, la création, lui ayant «évité le pire» : «se faire sauter le caisson» ou «devenir terroriste».
S'ajoutent à ces éléments narratifs, descriptifs et dialogaux nombre d'interviews imaginaires de personnes ayant rencontré ou côtoyé l'artiste qui viennent affiner son portrait, des verbatim d'archives de l'INA la concernant, des citations littéraires ponctuant ou (plus rarement) anticipant une étape de son parcours ou des poèmes en illustrant certains aspects...
Et l'auteure joue aussi avec la plasticité des formes et des graphies en usant notamment du calligramme ou mettant en lumière certains mots, phrases et paragraphes au travers de l'épaisseur et de la taille des caractères ou de l'emploi de lettres capitales - permettant notamment de hurler et marteler la colère habitant son héroïne.
2) Ayant nié l'inspiration autobiographique de son film Daddy sorti en 1973 (Cf extrait en fin d'article), règlement de compte posthume "louvoyant entre le pornographique, le burlesque et le poétique", il faudra attendre la publication de son livre Mon secret (La Différence, 1994) pour qu'elle réussisse à l'avouer

J'ai choisi de foutre des couleurs partout comme s'il s'agissait là d'armes blanches (polychromatiques), d'armes à feu (d'artifice) .
Ces éclats de nature diverse se parent de plus de multiples tonalités, étant traités parfois sur le mode théâtral ou cinématographique, documentaire, onomastique ou onirique, façon inventaire, liste et collection, ou recette...
Outre a quelques néologismes (3), ils recourent à des lexiques variés : enfantin, médical, jeune ou populaire..., ainsi qu'à l'anglais de l'enfance ou l'italien appris lors d'un long chantier en Toscane. Et la langue chatoyante, incisive et rythmée de Caroline Deyns, riche d'images, d'odeurs et de sons (le plus souvent rehaussés d'onomatopées), épouse à merveille ce foisonnement exubérant et parfois contradictoire de sensations – et même d'hallucinations – submergeant l'artiste, rendant ainsi parfaitement toutes ces «couleurs qui sont en réalité des tristesses noires qui se griment en Arlequin pour s'assurer qu'on ne les reconnaisse pas : un désespoir qui se voudrait incognito».
Une écriture sachant se faire tranchante, percutante ou lyrique pour traduire une colère transcendant sa violence en allumant des «arcs-en-ciel», l'artiste «amadou[ant] les monstres avec des pots de peinture».
3) Par exemple : "l'enrougement", des yeux "bichés", une colère éruptive "pompéisante", des "medic-amants" ...

Fontaine Stravinski réalisée avec Jean Tinguely
Narré dans un vibrant présent et à la troisième personne – ce qui permet de porter un regard extérieur comme de pénétrer l'intimité de l'héroïne -, Trencadis est aussi un roman polyphonique plein de vivacité ouvert à une multiplicité de "je", à commencer par celui de Niki (le narrateur imaginant ses conversations et soliloques ou la citant entre guillemets, jusqu'à lui céder longuement la parole dans plusieurs fragments de la toute fin du livre). Tandis que les dialogues et les entretiens imaginaires avec une galerie de personnages semblant venir témoigner de la vie de l'artiste à la barre (4) font entrer d'autres voix en donnant beaucoup de vie au récit.
Et dans un rythme rebondissant avec souplesse sur les mots, sur des associations d'images ou d'idées - tant dans les dialogues pleins d'allant que d'un fragment à l'autre (à l'image de l'artiste rebondissant sans cesse dans des mues salvatrices) - l'auteure, naviguant sur une houle miroitante, nous entraîne avec élan.
Elle s'appuie en effet avec fluidité sur un axe chronologique (à peine interrompu de quelques flashes-back), relançant régulièrement cet élan grâce aux respirations introduites par de très courts fragments - dont ces nombreuses citations témoignant de la culture littéraire de l'auteure et venant toujours fort à propos -, ou en recourant aux anaphores.
Quant à la première et à la dernière section faisant office d'introduction et de conclusion, elles encadrent ce parcours en le reliant plus largement à l'enfance, à cette enfance innocente et joyeuse parfois massacrée qui, empêchant l'auteure de respirer, fut le fondement de cette œuvre immense, seule capable de la faire vivre en transmuant «tout ce qui gueule en sourdine».
4) Psychiatre l'ayant soignée après son suicide raté, collègue plasticienne l'ayant présentée à son compagnon Jean Tinguely, boulangère du village où Jean et elle établirent leur atelier, forain d'un stand de tir ayant participé à une de ses œuvres, infirmière l'ayant avortée, militante du Women Lib venue l'interviewer, médecin de l'institution où elle fut hospitalisée pour sa grave maladie respiratoire, fille de sa femme de ménage

Les Nanas
Pour le néophyte, le nom de Niki de Saint Phalle évoque d'abord les Nanas, «une farandole de femmes gigantales réjouies» semblant porter une revendication libertaire et féministe : «le pouvoir aux Nanas !». Un appel qui fut entendu dans le contexte de l'époque (à la fin des années 1960). Mais elles ne suffisent pas à rendre compte de la diversité d'une oeuvre qui ne se voulut pas art de salon mais art d'extérieur, cette frêle et élégante artiste qui ne se sent exister qu'en «taille XL» s'épuisant à «besogner la masse, le lourd, l'immense» en s'exposant à un large public stupéfait et à l'émerveillement des enfants.

Jardin des tarots
Grâce à la pertinence du fil chronologique retenu, nous pouvons suivre étape par étape l'évolution de cette œuvre rebondissant sur les événements ayant marqué la vie de Niki (5). Nous naviguons ainsi de ses premiers collages réalisés «chez les fous» à son jardin des tarots (6), jardin magique et ésotérique bâti dans la campagne toscane, «oeuvre la plus démentielle de son existence» signant l'aboutissement de ses rêves. Une œuvre qui engloutit une quinzaine d'années de sa vie (1979/1993) avant que ne se joue la dernière carte, la mort de Jean Tinguely la privant d'une moitié d'elle-même et la maladie, sans la réduire à l'impuissance, sonnant néanmoins le glas.
5) Viol par le père dans une famille privilégiée hypocritement catholique dont la mère confond "violence et humiliation avec éducation", mariage précoce avec son ami d'enfance Henri Mattews dont elle aura deux enfants, tentative de suicide et hospitalisation, abandon de son foyer et de ses enfants, rencontre capitale avec Jean Tinguely dans les ateliers d'artistes de l'impasse Ronsi : deux artistes à la créativité complémentaire, naissance de sa petite-fille, mort de son père, maladie, mort de Jean …
6)https://fr.wikipedia.org/wiki/Jardin_des_Tarots
Cf l'extrait du film Daddy en fin d'article

Accouchement blanc ou Ghéa
Et entre ces deux extrêmes, on distinguera notamment les séries participatives festives et dévastatrices des Tirs et celles des Mariées comme des Maternités qui leur sont concomitantes, la consécration internationale étant enfantée par la Hon (7) -"Elle" en suédois -, statue carnavalesque gigantesque à la destination éphémère (réalisée à Stockholm en 1966) dont la «carcasse érotisée et joyeuse» ouvre son vagin géant à la pénétration des visiteurs. Tandis que Le Golem (8) aux trois langues-toboggans, érigé en 1972 à Jérusalem, semble particulièrement destiné aux enfants :
«C'est trop chouette, on dirait que le monstre vous recrache ».
7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Hon/Elle
8) https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Golem_(Niki_de_Saint_Phalle)

La hon ("Elle")
Et le grand mérite de l'auteure, loin de toute analyse académique, est de nous faire appréhender nombre d'oeuvres singulières majeures à partir de regards très différents. Si le narrateur en décrit certaines, ces descriptions et ces interprétations s'avèrent en effet souvent celles des divers personnages imaginaires ou réels mis en scène (9), l'auteure faisant même parler la mariée d'un tableau, et se référant aussi à la propre présentation de son travail par l'artiste en ressortant les archives.
9) Enfants imaginaires d'une école maternelle travaillant sur Les Nanas ou petite fille interrogée par un journaliste lors de l'ouverture du Golem, forain interviewé ayant participé aux oeuvres-performances des Tirs ...

Le Golem
Trencadis est un livre qui devrait plaire à tous : aux admirateurs de Niki de Saint Phalle et de son œuvre bien sûr, tant Caroline Deyns brosse un magnifique, complexe et touchant portrait de la femme et de l'artiste. Mais aussi à ceux qui, n'ayant a priori (comme moi) aucune appétence pour ses sculptures ou ses tableaux, et de ce fait peu de curiosité pour leur réalisatrice, seront - miracle de l'écriture ! - emportés sans férir dès les premières pages. Un livre qui leur permettra de changer leur vision de l'oeuvre en la comprenant intimement et de s'attacher à cette artiste.

Trencadis, Caroline Deyns, Quidam, 20 août 2020, 364 p.
A propos de l'auteure :
Née en 1974 à Valenciennes, Caroline Deyns (pseudo littéraire de Denys) est agrégée de lettres et réside à Besançon. Elle a déjà publié deux romans aux éditions Philippe Rey : Tour de plume en 2011 et Perdu, le jour où nous n'avons pas dansé en 2015.
On peut lire un court extrait sur le site de l'éditeur : ICI
p.9
Pourquoi colories-tu tout en noir ?
Rappelle-toi, on a expliqué la consigne, là-bas sur les bancs, tous ensemble, en regardant les images. tu te souviens de ce qu'on a dit ?
Y faut y mettre des couleurs.
Plein de couleurs.
Il a pas écouté.
Faut faire des graphismes sur le maillot de bain de la madame en utilisant tous les feutres posés sur la table c'est ça la consigne moi je sais !
Les grosses dames elles s'appellent les meufs.
Lui il a tout peinturé en noir fallait pas.
Tu vas lui mettre le bonhomme grimace maîtresse parce qu'il a mal fait ?
Non c'est pas les meufs qu'elles s'appellent c'est un autre mot qui veut dire pareil mais je me rappelle plus...
Les nanas elles s'appellent les nanas les filles moi je sais !
(…)
p.33
- Mais c'est pas vrai, c'est pas vrai, Niki, qu'est-ce que tu fous ?
- Je monte une armurerie.
- Mes lames de rasoir ! Niki, merde !
- Ah non, je compte m'installer en tant que barbière.
- Et ce couteau de cuisine ??
- Non, non, plutôt bouchère-charcutière, j'adore leurs tabliers en vichy.
- Je n'arrive pas à y croire... Tu as pensé à Laura, à ce qui se serait passé si elle avait trouvé ce bordel avant moi ? Niki, tu y as pensé ?
- Ne dis pas bordel ! Tu ne vois donc pas que c'est arrangé au cordeau comme tu aimes ? Toi qu'hérisse le moindre débord, toi le maniaque qui ne pars en voyage qu'avec une valise où les vêtements ont été repassés et montés en piles carrées, toi le superstitieux qui ne saurais travailler sur un bureau où les objets ne sont pas alignés à ta manière obsessionnelle, regarde, regarde comme je me suis appliquée pour une fois !
- Mais qu'est-ce qu'on en a à faire que tu sois miraculeusement visitée par la grâce de l'ordre ! La belle affaire ! Range ce qui traîne dans la maison, vas-y ne te gêne pas, mais cet arsenal, vraiment, je ne comprends pas...
- Pas le choix Harry chéri. Vois-tu il faut trancher dans le vif, vif du sujet. Et le sujet, pas de chance, c'est moi.
p.49
Dans le prénom initial, Marie-Agnès, on entend la nostalgie du père : prénom de femme qu'il aurait aimée, dit-il, la première, femme d'avant la mère.
Dans le patronyme de Saint Phalle, on entend, évidence même, «phallus».
Dans le surnom réclamé par la mère, Niki, on entend malgré tout «niquer».
Pour peu qu'on torde un peu les noms - parce que l'onomastique est un endroit où tout est permis – on pourrait en faire goutter une eau noirâtre, dégueulasse, sorte de prédestination sordide.
Mais tout dépend dans quel sens on a décidé d'essorer.
(…)
p.67
Peler la pomme, concentrée comme une gymnaste en suspension, le regard rivé sur le ressort de peau rouge en balance au creux du poignet. Creuser le cœur du fruit, l'évider de ses pépins. Le détailler en morceaux que l'on dépose dans une casserole avec un filet d'eau et un peu de sucre. Et puis zut. Le croquer bruyamment, incisives, canines et molaires toutes dents dehors. (…)
p. 105
Intérieur nuit, travelling horizontal, ambiance Cassavetes : une fin de repas entre amis, un brouhaha de conversations, la nuit avancée, et Jean (zoom), au milieu de tout cela, extirpant de son paquet la énième cigarette, l'allumant au briquet du voisin, la fumant face à elle, Niki (contre-champ), en silence jusqu'au filtre.(…)
p. 241
- Emilie, c'est mon nom. Je suis la fille de Léa qui a travaillé à Soisy en tant que femme de ménage de Niki de Saint Phalle. Madame Niki, elle l'appelait. En retour, sa patronne lui donnait du Madame Léa. Vous ne trouvez pas qu'on a l'air de deux mères maquerelles à s'interpeller comme ça tout le temps, lui avait lancé une fois maman. Madame Niki s'était esclaffée et lui avait répondu que même les putes avaient le droit d'être polies. (...)
Pour prolonger :
Extrait final de Daddy, film co-réalisé avec Peter Whitehead, accessible depuis : https://www.facebook.com/watch/?v=272423550543125
Archives de l'INA : quand Niki de Saint Phalle (travaillant sur La mariée à cheval) envoyait balader un journaliste sexiste venu l'interviewer : ICI