L'aurore, de Pia Malaussène
Dans ce premier roman qui s'appelle L'aurore, Pia Malaussène confie à son héroïne narratrice, sorte d'Electre assoiffée de vérité qui ne se satisfait pas du silence opposé à ses questions, le soin de mener l'enquête pour découvrir ce secret familial dont elle devine la lourdeur au travers de son angoisse et de celle de sa sœur. Une héroïne osant braver l'interdit de la connaissance dans une famille «où on pouvait parler de tout» à condition simplement «que ce soit pour ne rien dire».

Après avoir vécu heureuse en Guyane, cette famille qui semble frappée par une mystérieuse malédiction retourne brusquement en France où elle se disloque. Le père au comportement bizarre, atteint d'une «énigmatique maladie», s'y achemine de crise en crise vers la mort; la petite dernière au prénom sacrificiel, rongée par la peur, s'accroche désespérément à sa mère ; la mère indifférente, étouffant sous le poids de la maladie de son mari et de sa fille, finit par déserter ; le fils aîné, après une adolescence «douloureuse et revêche», s'engage tôt dans l'armée avant de revenir se terrer dans le Sud-Est de la France et s'enfermer «dans la mécanique simple de son existence» ; et, vue comme l'étrangère, la cadette narratrice vivant à Paris, s'avère désormais la seule à se sentir responsable d'Agnès. Elle «a besoin de comprendre ce qui s'est passé dans cette famille», de découvrir cette catastrophe dont elle a aperçu l'ombre furtive, et dont sa petite sœur semble porter «la trace avérée».
Une fois réussie sa thèse de biologie sur les fractales, Agnès a dû être internée à Sainte Anne, ayant sombré dans le chaos suite à une question innocente de sa sœur. Quittant Paris, cette dernière fait alors 700 kilomètres de route pour se rendre chez leur frère et lui annoncer de vive voix cet internement, persuadée qu'ils avaient aussi à en répondre : que leur sœur avec ses cris d'épouvante «n'était pas folle mais l'était devenue». L'occasion pour elle qui bricole depuis longtemps l'histoire de sa famille de revenir à la charge avec ses questions qu'il élude toujours, de lui «préciser [sa] fiction familiale» et de tenter d'aborder avec lui la période taboue de leur enfance.
Et, contrairement à leurs précédentes et rares rencontres, elle amènera enfin son frère à lui raconter ce qui s'est passé en Guyane, et à rompre ainsi le «sortilège de son enfance».

Ce très court et dense roman en forme de tragédie, respectant quasiment les unités de lieu et de temps, se déroule des gorges du Verdon, quelques heures avant l'arrivée de l'héroïne chez son frère dans l'après-midi, jusqu'au lendemain avant son départ en fin de matinée. C'est un récit linéaire narré au passé simple et à la première personne, émaillé de flashes-back faisant resurgir les derniers événements vécus ou revisitant les souvenirs et la légende familiale, qui alterne de vivants dialogues et de nombreux commentaires acérés de la narratrice. Un roman s'ancrant dans une réalité très finement observée et apportant des précisions très documentées (sur la Guyane et son bagne notamment) tout en s'inscrivant poétiquement dans le mythe.
D'emblée l'auteure sait y installer une atmosphère mystérieuse et oppressante, maintenant le suspense jusqu'au bout. Et nous sommes emportés par la beauté de sa belle écriture classique. Une écriture sensible et affutée ne donnant jamais dans le cliché et mêlant une langue soutenue mais aussi parfois à bon escient familière qui, grâce à une très subtile distance comique, ne verse jamais dans la sentimentalité.

Pénétrant ce gâchis familial dans un récit rebelle et douloureux, l'auteure porte un regard profond et lucide sur la famille et sur l'enfance, sur toutes ces vies faites «de petits bouts de réel tenus ensemble par des rêveries de paroles, trompeuses et puissantes comme des prières».
Si la famille se réduit au peu de temps commun à partager, à entrelacer «la même portion d'existence», soit «rien à l'échelle d'une vie», cela suffit pourtant à massacrer non seulement une enfance mais toute une vie. Et elle déplore le massacre «de ces petits-enfants, voués à construire des vies d'adultes qui ne tiennent debout qu'érigées en monuments aux morts».
L'aurore, c'est aussi le drame du silence, de l'interdit de la parole que l'on vous impose ou que l'on s'impose pour, croit-on, survivre. C'est un roman éclairant ces stratégies d'échappement au réel qui, pour éviter d'affronter la simplicité terrifiante du fond, se noient dans la complexité des détails de la surface. Un roman disant l'importance de chercher ses propres mots pour cesser «d'éponger les débordements du monde avec les mots fourgués à la hâte par les autres», pour cesser d'ériger un «monde silencieux et prudent», «normal et indifférent» qui parasite «tant de vies tordues par la douleur».
Un roman sombre qui n'ôte pourtant pas tout espoir, du moins pour son héroïne : celui de continuer de vivre mais en toute conscience. Car, s'insérant entre l'épigraphe de Hugo et le magnifique final de l'Electre de Giraudoux, L'aurore se clôture, après la révélation du cataclysme, sur une promesse de renouveau. Sur cette aurore qui, comme une «main pâle sur les plis de la nuit», se lève chaque jour «impassible, sur un monde défroissé».

L'aurore, Pia Malaussène, Mercure, 20 août 2020,112 p.
A propos de l'auteure :
https://www.mercuredefrance.fr/Auteurs/malaussene-pia
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages du livre (p.11/20) : ICI