Amants & Fragments, de Sarah Sylvestre

Publié le par Emmanuelle Caminade

Amants & Fragments, de Sarah Sylvestre

Pour inaugurer sa collection Récits & témoignages, la toute jeune maison d'édition La ligne d'erre propose un récit "féminin" à caractère très intime d'une grande force intitulé Amants & Fragments.

Sous le nom de plume de Sarah Sylvestre, l'auteure y revient sur son vécu, observant avec acuité et analysant avec sincérité des «bouts de rencontres» amoureuses en sondant sans la moindre complaisance cette part parfois inavouable de soi qu'est la sexualité.

Il n'y a chez elle aucune volonté de «rendre compte de [sa] vie privée ou de faire une biographie amoureuse», l'écriture semblant plutôt s'imposer comme le seul moyen de revenir sur soi en mettant un peu d'ordre dans le chaos de sa réalité émotionnelle et sexuelle, le seul moyen de se comprendre mais aussi d'être comprise. Son écriture exprime ainsi une quête de sens et un désir de partage : «L'écriture arrive par obstination de communication ; c'est une tentative de partager ce qui appartient au réel et que le langage échoue à circonscrire ».

Et recourir ainsi aux mots pour revenir sur «ce qui ne peut que se vivre» et relève des «droits du corps d'avant le langage» s'avère pour elle un défi ambitieux et un peu paradoxal : «comme une cause perdue mais nécessaire» !

 

Il s'agit d'une véritable composition qui se présente sous la forme d'une sorte de recueil. Après une première séquence, malicieusement intitulée Préliminaire, s'attachant à situer ce récit dans son contexte et à en préciser l'objectif, l'auteure a ainsi choisi huit expériences représentatives particulièrement signifiantes pour elle. Elle les a ordonnées en une trajectoire ne respectant pas toujours la chronologie (1) mais dessinant une sorte de chemin initiatique. Et dans une dernière séquence (Postlude) faisant écho à la première, elle tire la leçon de ce parcours.

 

1) Si les récits postérieurs à l'abandon de son époux s'enchaînent chronologiquement, s'y intercalent néanmoins deux expériences antérieures l'ayant longtemps hantée

 

 

«Suivre le parcours sexuel d'une femme, c'est renouer avec son enfance.»

Aussi, avant d'aborder ces expériences, l'auteure retrace-t-elle rapidement sa trajectoire antérieure.

Après une enfance, une adolescence et une entrée dans l'âge adulte marquées par sa différence, son isolement et son désarroi face à cette «intensité pulsionnelle» qui lui «travaille le corps», mais aussi par un désir d'élévation, elle rencontre à vingt-deux ans un homme capable de «transcender ses ardeurs en tendresse sereine» qu'elle épouse. Mais alors qu'elle vécut fidèlement en couple quinze ans durant, le départ de ce mari déclenche une véritable catastrophe. L'effondrement du «socle de sa vie affective» la «précipite dans un abîme», la ramenant à la case départ, «toujours aussi démunie, dépendante et incomprise» :

«Faire le deuil de l'homme qu'on aime est douloureux. Mais la véritable catastrophe à son départ a été d'être laissée en plan avec toute ma pulsion, et de me retrouver incapable de savoir quoi en faire. J'avais à nouveau vingt ans, quinze ans, sept ans... et je me prenais en pleine face un corps surexcité, inapaisable.»

 

Après l'abandon de son époux,  la narratrice se lance alors «à la conquête du vide par-delà la consommation des corps», chacun des hommes rencontrés la portant vers «un nouvel inconnu.» Et ces huit expériences racontent sa plongée dans l'enfer et sa difficile reconstruction jusqu'à ce qu'elle puisse enfin retrouver un équilibre lui permettant de vivre. Des histoires qui «ne sont certainement pas juste du cul».

Ayant ainsi enrichi, élargi la définition de cet amour découvert avec son mari, elle peut alors espérer «avoir l'occasion à nouveau d'entonner un chant d'amour».

 

L'extase de Sainte Thérèse, Le Bernin

 

On notera d'abord le ton inhabituel de ce récit autobiographique dont l'héroïne narratrice ne se pose jamais en victime ni ne se donne le beau rôle. La femme délaissée loue ainsi dans le Postlude toutes les qualités de son ex-mari et ne juge jamais tous ces hommes parfois tordus qu'elle a pu rencontrer, ne s'attachant qu'à sa propre «noirceur».

Et si ce petit livre hors normes acquiert tant de force, c'est en raison de son écriture mais aussi de sa profondeur d'analyse révélant l'inconscient de cette sexualité et abordant des thèmes universels.

 

Bien que touchant à l'intime et même aux profondeurs de l'inconscient de la narratrice, l'écriture s'avère en effet étonnamment distanciée, l'auteure restant assez pudique tout en n'éludant rien.

Dans un récit alternant habilement le recul du passé et un vivant présent de narration pour mettre en scène ses expériences, Sarah Sylvestre déroule une belle syntaxe classique, souple et précise, et délibérément sans artifices, ne recherchant aucun effet et recourant à l'image avec modération. Décrivant ses ébats amoureux de manière quasi clinique, ceux-ci ne revêtent ainsi pas plus de vulgarité que d'érotisme, le rare épisode que l'on pourrait qualifier de pornographique virant au comique de l'absurde.

L'auteure intègre par ailleurs, avec beaucoup d'originalité, de très nombreuses citations musicales (2). Car «c'est peut-être encore en chanson que nous sommes au plus près» de cette vérité de l'amour qui nous confronte «à l'incomplétude et à la (dé-)finition de soi». Et elle développe ainsi une sorte de ligne mélodique en contre-point de son récit qui vient souligner, renforcer les états d'âme de la narratrice.

2) Beaucoup de paroles étant en anglais

Etre seul, c'est une pure douleur existentielle en même temps qu'une extase mystique . C'est dans ses sommets qu'une extase mystique se marie avec le temps et l'espace vide pour devenir grâce.
(p.124)

De tout ce récit émerge un profond mal-être existentiel. Les rapports amoureux analysés, délaissant les fantasmes de l'imaginaire, nous ramènent à une pulsion archaïque enfouie au plus profond de l'être humain, qui relie le sexe à la mort comme à la vie. Et La recherche de jouissance, dans ce désir d'altérité révélant sa solitude foncière, prend chez l'auteure une dimension mystique. Une dimension mystique sur laquelle elle s'attarde dans le Postlude, et qui semble l'aboutissement de ce parcours émancipateur.

Amants & Fragments  s'avère ainsi un "récit moderne" placé sous le patronage de Julia Kristeva, dont une citation d'Histoires d'amour est mise en exergue. Un livre qui semble viser à "communiquer la fulguration amoureuse. Celle où le «Je» s'élève aux dimensions paranoïdes de la divinité sublime tout en étant près de l'effondrement abject, du dégoût de soi. Ou tout simplement de sa version moderne qu'est la solitude".

 

Amants & Fragments, Sarah Sylvestre, avant-propos de Bernard Duperrein, La ligne d'erre, janvier 2021, 132 p.

 

A propos de l'auteure :

Sarah Sylvestre a vécu deux vies en l’espace d’une seule, laquelle n’en est encore qu’à sa moitié. Sarah Sylvestre a un corps. Un corps qui la travaille et qu’elle travaille, par la danse, notamment. Sarah Sylvestre a une double culture, franco-américaine, et un double regard, intime et distancié. Sarah Sylvestre écrit. Un écrit qui parle d’elle et qui vous parle.

(La ligne d'erre)

On peut commander le livre sur le site de l'éditeur : ICI

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages (p.5/15), ainsi que la table des matières et la discographie sur le site de l'éditeur : ICI

 

 

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Publié dans Autobiographie, récit

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