Il podere / Le domaine, de Federigo Tozzi

Publié le par Emmanuelle Caminade

Il podere / Le domaine, de Federigo Tozzi

Federigo Tozzi, poète et romancier siennois mort à trente-sept ans, est avec ses contemporains Italo Svevo et Luigi Pirandello (1), un des écrivains italiens majeurs du début du XXème siècle. Son œuvre, essentiellement éditée de manière posthume, ne fut reconnue dans son pays que dans les années 1960, peu de critiques en ayant entrevu auparavant toute l'originalité et la modernité. Et elle demeure malheureusement encore peu connue en France.

 

Après Con gli occhi chiusi / Les yeux fermés, publié de son vivant en 1919, et Tre croci / Trois croix, sorti juste après sa mort en 1920, Il podere / Le domaine, roman d'inspiration autobiographique (2), vient clore en 1921 une trilogie sur l'inaptitude et l'incapacité, sur l'inadaptation à un monde dont l'auteur nous donne une vision amère et désenchantée. Et les éditions suisses La Baconnière nous en proposent cette année une nouvelle traduction française de Philippe Di Meo (3).

 

1) Pirandello l'encouragea d'ailleurs beaucoup dans son travail, l'aidant à se faire connaître

2) Orphelin très jeune, l'auteur avait avec son père une relation très conflictuelle. Travaillant d'abord comme employé des chemins de fer, il retourna à Sienne après sa mort pour y prendre possession de quelques petites fermes dont il avait hérité. Jusqu'à être contraint de les vendre ...

3) Les trois volumes avaient été traduits en français pour Verdier dans sa collection l'Ether vague, la traduction française du Domaine par Charlotte Uberti (épuisée), étant sortie le 01/12/1989

 

 

Nous sommes en 1900. Le jeune Remigio Selmi a fui La Casuccia, domaine agricole familial situé près de Sienne en Toscane, ne supportant plus le comportement de son père Giacomo, remarié après son veuvage avec Luigia juste pour faire taire les ragots sur ses relations avec sa servante Giulia. Mais, quand le médecin l'avertit du grave état de santé de ce père, il quitte son modeste emploi à la gare de Campiglia pour se rendre à son chevet, sans pour autant réussir à se réconcilier avec lui avant sa mort. Une mort soudaine n'ayant pas laissé à Giacomo le temps de rédiger le testament promis à sa maîtresse Giulia, à la grande rage de cette dernière. Il avait en effet prévu de lui léguer "toute la part du patrimoine que la loi lui permettrait d'ôter à son fils".

 

Revenu sur ces terres familiales sans que son père ne l'ait jamais réclamé, le voilà désormais son héritier légitime, une nouvelle vie s'offrant à lui. Il va ainsi tenter de gérer ce domaine s'ordonnant autour de son aire de battage (4) sur fond d'une campagne aimée lui rappelant son enfance, et autour duquel gravite tout un microcosme humain.

Mais ce nouveau destin prendra la forme d'une tragédie qui conduira inéluctablement ce héros apparaissant comme perdant dès le départ à une fin précoce. Une tragédie se déroulant dans le huis clos hostile de cette Casuccia qui finira par prendre sa revanche sur celui qui avait voulu devenir son maître "presque de façon détournée".

N'ayant pas plus d'expérience que d'autorité, aussi peureux, incompétent et indécis en matière agricole qu'inapte à gérer les relations humaines, tant il est handicapé par sa timidité, sa naïveté et sa honte de ne savoir rien faire, Remigio va en effet devoir affronter la méfiance d'une belle-mère soucieuse de ses intérêts et la haine de Giulia, prête à tous les stratagèmes pour lui soutirer de l'argent. Mais aussi le mépris, l'insolence et la malveillance d'ouvriers agricoles qui d'emblée ne le respectent pas.

Paysans et marchands, se vengeant des humiliations de son père, vont par ailleurs retourner contre lui leur animosité, tandis que le notaire et les avocats, notables provinciaux aigris, voient d'un mauvais œil "ce petit bourgeois ; qui avait hérité d'un patrimoine sans avoir eu à bouger le petit doigt ".

Tous alors vont s'acharner contre lui, le voler et le tromper, le manipuler et le pousser à s'endetter, aidant au dépérissement d'un domaine qu'il n'arrive déjà pas à diriger. Et la mort de Remigio, assassiné par un de ses salariés agricoles, succédera rapidement à celle de son père.

4) Centre du domaine depuis lequel on entend au loin couler la rivière Tressa limitant la propriété et peut apercevoir les remparts de Sienne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si on a pu rattacher l'oeuvre de Tozzi au vérisme de Giovanni Verga (5), à cette littérature régionale s'attachant à décrire les vaincus en s'inspirant du naturalisme de Zola et plus encore de Maupassant, son réalisme paysan est dénué de toute considération sociale, morale ou politique. Et l'écrivain siennois se rapproche plus de Dostoïevski, sondant les abîmes de l'âme de ses personnages et concevant comme lui la nature humaine comme foncièrement mauvaise dans un monde gouverné par l'égoïsme, l'avidité, et la haine. L'homme est ainsi un loup pour l'homme et Remigio, héros contemplatif et doux trouvant un temps refuge dans le rêve, s'avère l'agneau, la victime sacrificielle d'un drame existentiel prenant, dans un monde sans Dieu, une dimension métaphysique.

 

Les caractères des personnages n'ont rien de manichéen (6). Et la haine éprouvée par Giulia à l'encontre de l'héritier est, certes, motivée par sa déception mais elle traduit, bien au-delà, une aversion inexplicable lui étant essentielle. Quant à Berto, le salarié agricole qui causera la perte de Remigio, incapable comme lui de donner sens à sa vie dans ce monde absurde, il est mû, en véritable héros dostoïevskien, par une pulsion du mal inexorable et mystérieuse qui le dépasse et ne se fonde sur aucune raison rationnelle.

Dans son malaise existentiel, Berto semble même le frère maléfique de sa victime, ni l'un ni l'autre ne pouvant chercher consolation dans la croyance en Dieu (ils sont les seuls à ne pas aller à la messe).

Et l'on peut considérer l'assassinat de Remigio par Berto comme un double suicide, le premier semblant fournir délibérément l'occasion et l'instrument à un homme qui avait déjà manifesté ses intentions violentes à son encontre, et le second détournant sa colère existentielle en faisant payer le dégoût ressenti pour sa propre vie à un bouc émissaire.

 

5)https://fr.wikipedia.org/wiki/Giovanni_Verga

6) Même Remigio, en proie à des sautes d'humeur et à la colère, ne se conduit pas toujours bien, notamment avec Picciolo, le plus vieux salarié agricole et le seul pourtant à tenter de l'aider, ne lui témoignant aucune gratitude.

 

Mosaïque dans la cathédrale de Montreale, Sicile

Allora, Remigio si senti pieno d'ombra come la campagna. Guardò il podere, giù lungo la Tressa; e dov'era già buio. E gli parve che la morte fosse lì; che poteva venire fino a lui, come il vento che faceva cigolare i cipressi. (ch XII, p. 65)

Comme la campagne, Remigio se sentit alors empli d'ombres. Il regarda le domaine, en contre-bas, le long de la Tressa ; et où il faisait déjà sombre. Et il lui sembla que la mort était là ; qui pouvait venir jusqu'à lui, comme ce vent qui faisait grincer les cyprès. (ch XII, p.79)

 

Federigo Tozzi déploie une belle écriture dénuée d'emphase, concise et rythmée, et même parfois dure et heurtée - avec un usage déroutant des points-virgules (7) insufflant insidieusement hésitation et angoisse, et de nombreux points d'interrogation soulignant les incertitudes et les inquiétudes du héros.

L'auteur observe les êtres et les choses avec une précision d'entomologiste en ajoutant des notations quasi ethnographiques (8), son réalisme se combinant avec sensualité à une grande sensibilité à la nature, aux plantes et aux bêtes. Ses portraits, très vivants, s'attachent à des détails significatifs du visage ou de la silhouette mais aussi à la gestuelle, aux mimiques et aux tics de ses personnages, révélant ainsi leur caractère. Tandis que les descriptions expressionnistes colorées et contrastées de la campagne siennoise (et des scènes paysannes) traduisent les états d'âme des personnages, annoncent de manière prémonitoire ou scellent symboliquement la fin inéluctable du héros (9), ou mettent en scène l'indifférence de la nature, de Dieu, au sort des hommes (10).

Quant au lexique, il recourt très modérément au dialecte siennois qui, réservé aux termes locaux, donne au récit une couleur authentique.

7) Points-virgules placés inhabituellement avant le pronom relatif "qui" ou les conjonctions "et", "mais" ou "parce que" ... qui viennent ainsi hacher la phrase

8) Cf l'inventaire du domaine ou la foire aux bestiaux de Sienne …

9) Cf notamment le très beau passage de la naissance du veau mort-né,  présageant la mort imminente de Remigio, ou la grêle tant souhaitée par Giulia s'abattant enfin sur la vigne en ponctuant la mort du héros...

10) Notamment lors de l'agonie de Giacomo...

 

Il podere / Le domaine nous offre ainsi de très belles pages d'une grande qualité littéraire. Et le traducteur – qui, ajoutant quelques notes, ne reprend pas la présentation initiale de l'éditeur italien mais signe une postface "Autour du Domaine de Tozzi" - rend magnifiquement compte de l'écriture de l'auteur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il podere, Federigo Tozzi, Aonia edizioni 2019, 154 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le domaine, Federigo Tozzi, traduit de l'italien par Philippe Di Meo, éditions La Baconnière, 8 avril 2021, 238 p.

 

 

A propos de l'auteur :

https://it.wikipedia.org/wiki/Federigo_Tozzi

 

 

 

EXTRAITS :

 

Ch. VI, p. 34

Pollastri, uno dei più vecchi notai di Siena, era molto rispettato e tenuto in conto. Bassotto, con il buzzo a pera, e sempre con il bastone e con il bocchino per fumare il sigaro, aveva una carnagione scura; i baffi biondicci, con le punte come due spaghi untuosi e sottili; gli occhi chiari che doventavano subito fissi e cattivi; una voce che lunsingava; un sorridere serio e pacato che faceva esclamare: — Dev’essere onesto!

 

Ch. XXII p. 126

Su l’aia egli vide il monte della cenere e della paglia nera. Perché non era fuggito? Perché non fuggiva prima di rivedere qualcuno? Ma, chi sa da dove, un gallo cantò: allora, sentì che cominciava un’altra giornata: ne sentì, chiaramente, lo stacco e la differenza. Il gallo cantò un’altra volta; e Remigio quasi ebbe paura di non essere più in tempo a ricominciare la vita con tutti gli altri uomini.

 

Ch. XXV, p. 147

Egli aveva paura di una cosa ignota, più consistente del suo animo. Ma, benché non avesse più pensato a Dio da tanti anni, non poteva credere che Dio volesse annientarlo a quel modo. Che cosa aveva fatto di male? Perché non poteva esistere anche la sua volontà? Ricordò, allora, la sorgente dell’orto, sottile come un filo, quando da ragazzo si divertiva a chiuderla con un poco di argilla: bastava che vi pigiasse sopra il pollice. Pensò anche a tutta la gente che conosceva ed era morta senza che gliene fosse importato nulla. Anch’egli, ora, poteva morire, e nessuno lo avrebbe rimpianto. Dopo qualche anno, nessuno se ne sarebbe più ricordato. Mentre la Casuccia, a ogni primavera, ridoventava verde e fresca; e i pioppi della Tressa si innalzavano sempre di più.

 

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