Sages femmes, de Marie Richeux

Publié le par Emmanuelle Caminade

 

Productrice et animatrice radiophonique pour France Culture et écrivaine toujours à l'écoute des autres mais aussi de soi-même, Marie Richeux croit aux signes et à la puissance de l'imagination. A la force de l'oeuvre littéraire qui, en étendant sa toile et établissant des «passerelles multiples», révèle les entrelacs nouant le passé à l'avenir.

Nourri de ses émotions, de ses chocs artistiques et de ses lectures, comme de ses rencontres, de ses questionnements et de ses recherches documentaires et historiques, son quatrième livre (1) Sages femmes s'inscrit dans la continuité de son précédent roman Climats de France, dont "la première pierre" ravivait la mémoire des morts (2) et la chargeait d'un devoir de transmission.

C'est une sorte d'enquête (non dénuée de fausses pistes) se nichant aussi dans les hasards du réel, dans les souvenirs réveillés et les rêves. Une enquête doublée d'une quête intime menée par une auteure ne sachant pas exactement où elle va ni ce qu'elle cherche : une quête de soi passant par l'odyssée de la fiction qui permet en avançant à l'aveugle, par tâtonnements, de se réinventer en sachant de quoi on est fait. Et on y retrouve la même héroïne narratrice (qui était déjà celle de son récit Achille) : Marie, son double fictionnel.

1) Quatre livres tous publiés par Sabine Wespieser : un recueil de fictions : Polaroïds (2013), un récit : Achille (2015) et deux romans Climats de France (2017) et Sages femmes (août 2021)

2 ) Et l'auteure revient même dans Sages femmes sur ce chant sacré des morts résonnant dans la nuit qu'elle entendit enfant, un chant oublié mais resté gravé dans le corps de l’héroïne comme dans la pierre de l’immeuble de son enfance, tant il fut ressenti profondément. Ainsi que sur son héros et ancien voisin de palier Malek/Mohamed

 

Sheila Hicks, Carmélites

Dédiée aux filles, cette fiction débordant largement l'autobiographie remonte une lignée familiale légendaire de filles-mères en explorant «l'incroyable répétition de leurs destins». Elle interroge en profondeur la maternité et le mystère entourant la naissance - liée à la mort pendant tant de siècles (où la mortalité maternelle et infantile était forte) -,  tout en sondant l'atavisme couturier de l'auteure. Ces «trois générations unies par le travail du fil» semblent en effet expliquer à cette dernière son «émotion si grande à la découverte du travail de Sheila Hicks» quelques années auparavant (3).

 

S'insérant dans un contexte historique et religieux et s'élargissant au travail et à l'accouchement d'une œuvre littéraire ou artistique, et à ces renaissances incessantes qu'implique toute vie dans sa continuité, le roman suit un troublant et fascinant "chemin de signes" porteur de sens - un peu comme dans L'imitation de Bartleby où Julien Battesti se faisait l'apôtre du "hasard objectif". Et le tissage de ce texte (4) filant tout du long la métaphore tapissière jusque dans sa construction (5) repose paradoxalement sur le détissage et le démêlage - ce qu'annonce l'épigraphe tiré des Onze de Pierre Michon : "(…) si les hommes étaient faits d'étoffe indémaillable, nous ne raconterions pas d'histoires, n'est-ce pas ?"

Marie Richeux démaille ainsi et découd, tentant de dénouer tous ces destins, puis elle brode pour «combler les trous», reprise et rapièce, et surtout elle recoud et tisse ensemble pour notre plus grand bonheur tous ces éléments divers et épars constituant la matière de nos vies, créant une sorte d'«immense ouvrage de patchwork», de tapisserie immensément humaine.

 

3) Lors de la rétrospective "Lignes de vie" consacrée en 2018 à Beaubourg à l'artiste américaine Sheila Hicks - dont l'oeuvre se situe entre tapisserie et sculpture

4) "Texte" venant du latin "textus" signifiant "tissu"

5) Après une courte première partie intitulée "Où l'on devine le motif", suivent "Les apparentes coutures" et "Un fil au-dessous, un fil au-dessus", un court épilogue venant conclure ce roman avec le recul de la troisième personne

 

http://atelieraeris.blogspot.com/2012/01/etoile-du-matin.html

 

On entre dans cette histoire un peu comme dans un conte de fées (6), par une première partie en forme de prologue ne faisant qu'ébaucher le motif de cet excitant puzzle qui n'apparaîtra que progressivement, mais éclairant la genèse du roman.

En vacances en Lozère durant l'été, la narratrice, qui ne se sépare jamais de son carnet gris où elle note les images lui restant de ses songes, est interpellée à «la croisée de trois chemins du Causse» par une inscription sur le socle d'une statue de la Vierge Marie y étant édifiée : «Et à l'heure de notre ultime naissance».

Jeune mère, elle est de plus sans cesse sollicitée par la question que lui adresse sa fille Suzanne âgée d'à peine trois ans, partout et à tout propos, face aux chiens, aux fleurs et aux arbres : «Elle est où sa maman?».

Et cette inscription révélatrice, effrayante dans son caractère définitif mais paradoxalement pleine d'élan, combinée à la «récurrente question estivale» de sa fille renvoyant à l'origine, et aux images de son dernier rêve où elle chevauchait un cheval «sans nom» au côté de deux autres nommés Madeleine (comme sa grand-mère maternelle) et Phénix, ouvre à Marie un espace inconnu infini : un espace romanesque dans lequel va s'engouffrer l'auteure avec l'élan donné par sa belle écriture poétique et symbolique aux images simples et lumineuses et au rythme dansant et virevoltant.

 

Il lui faut en effet remonter cette lignée féminine des Muller s'étant éteinte avec sa tante F., sage-femme sans enfants, remonter à Madeleine et Ernestine jusqu'à la mystérieuse tisserande Marie-Julie ayant accouché en 1882 à l'hôtel-Dieu de Reims - longtemps tenu par des religieuses augustines. Et, une fois pourvue du nom de ses ancêtres, elle va tenter de reconstituer et d'imaginer la difficile histoire de ces filles-mères à une époque où elles étaient considérées comme des «dames de petite moralité», et leurs enfants nés hors mariage comme des «enfants de la honte» : «Je devais recomposer l'image de cette lignée de femmes.»

6) L'auteure, outre la reprise insistante du nombre 3, multiplie les clins d'oeil aux contes, du "chat botté" au "lapin blanc" d'Alice, durant tout le roman

 

Peinture de Johann Melchior Georg Schmidtner

Des noms porteurs de récits

 

Déjà, dans son deuxième livre Achille, Marie Richeux tissait la trame du mythe à partir des résonances du nom de son héros grec éponyme. Et la narratrice de Sages femmes ne se résigne pas à ce que les noms des disparues n'évoquent rien de leur vie, comme si cette dernière n'avait jamais existé : qu'ils ne soient pas porteurs d'un récit.

Remarquant que sa mère portait aussi le prénom de sa grand-mère maternelle Ernestine, elle regrette que les prénoms puissent ainsi se transmettre «en silence et sans récit». Interrogeant les archives en ligne, elle s'aperçoit qu'«un monde entier venait si l'on tirait sur [ces] noms» et quand elle consulte le registre des admissions de l'hôtel-Dieu de Reims «tous les noms la touchent». Elle se prend alors à «égrener les prénoms», voyant débarquer toutes ces personnes «en jupons, en tricot simple, dans la salle aseptisée des archives municipales» : «un peuple gros et grand d'avoir vécu» qu'elle est «émue de rencontrer».

Luttant de plus contre «l'effacement du nom des femmes», contre «l'ensemble des forces qui confisquaient les noms des femmes depuis des siècles», elle s'acharne à enquêter sur ces merveilleuses courtes-pointes brodées anonymes, sans doute l'oeuvre de religieuses, trouvées à la fin du XIXème dans le grenier de l'hospice.

 

Annonciation, Lorenzo Lotto

Si l'auteure et sa narratrice portent un «prénom simple et sans époque», ce dernier renvoie cependant à l'histoire religieuse et à de multiples représentations picturales (notamment à cet étrange tableau de Lorenzo Lotto où Marie paraît non seulement surprise mais effrayée de cette naissance à venir qui lui est annoncée). Tandis qu'une tradition mariale de tissage ressort de nombreux textes religieux ou littéraires.

Son propre prénom et celui de sa grand mère maternelle font de plus tanguer la narratrice entre deux pôles, la renvoyant tant à la visite de l'ange Gabriel annonçant à Marie la naissance du Christ qu'à Madeleine la pécheresse découvrant son tombeau vide : deux scènes aux extrémités des Evangiles.

Quant à celui donné à sa fille qui aime «jouer à tout inverser», il contient "Anne", «le prénom de la mère apocryphe de Marie» …

Et dans ce roman foisonnant Marie Richeux ne cesse ainsi de faire «danser les histoires».

 

Sheila Hicks

Des questionnements moteurs

 

Marie Richeux, la curiosité toujours en éveil, est une animatrice et une écrivaine rompue aux questions et à l'écoute, et ce sont les questions qui la font avancer dans ce livre, comme dans le précédent. Vivifié par les conversations, appels téléphoniques ou échanges de lettres, ce roman narré au passé (7) intègre ainsi de multiples petits récits secondaires.

C'est tout d'abord l'obsessionnelle question de Suzanne qui amorce son travail, Suzanne dont les surprenantes interrogations la mettront toujours en branle. Tandis que, suite à son propre questionnement sur son œuvre, l'artiste américaine Sheila Hicks l'interrogera en profondeur sur son roman en cours, l'écho de sa question l'accompagnant tout au long de sa démarche : «Qu'avais-je à ma disposition ? Quelles formes étais-je en train de produire ?»

 

Marie pose d'abord sa ritournelle de questions à ses proches, à sa mère et à sa tante F. comme à sa tante M. qui avait bien avant elle remonté la piste des filles-mères : «l'écouter, c'était comme boire de l'eau fraîche et remplir d'images un réservoir qui en était sec».

Elle interroge aussi des spécialistes, notamment des historiennes ayant mené des recherches sur les femmes et les travaux d'aiguille ou sur les filles-mères, qui lui permettront d'avoir une meilleure connaissance du contexte de l'époque et d'éliminer certaines pistes.

Nombre de ses questions resteront néanmoins sans réponses mais, après tout, les mortes n'avaient-elles pas droit à leur secret ?

7) Le récit principal est au passé simple, temps de base s'effaçant le plus souvent au profit des imparfaits et plus-que-parfaits semblant en étirer la durée.

 

La Madeleine pénitente, Georges de la Tour

Le secret, aussi, était un petit moteur, une jouissance trouble. La question et le secret roulaient en apparence dans un sens opposé, pourtant je découvrais la possibilité d'avancer sur une étrange machine, elle avait besoin de deux énergies contraires – voilement et dévoilement -, exactement comme ces vieilles draisines à bras, n'avançant sur les rails qu'à la force de deux âmes bien décidées, un corps penché, un corps debout. Le courant alternatif. Le battement de coeur. Le fil de trame et le fil de chaîne.
(p. 139)

Le tissage s'élabore en croisant deux fils opposés, «l'un fixe et répétitif et l'autre libre et inventeur», ce que semble avoir compris Marie Richeux qui tisse à sa manière sa propre étoffe : «une étoffe à la trame riche et contradictoire». Et sa narratrice sortira de cet ouvrage métamorphosée, devenue «femme sage» emplie d'une «sagesse choisie n'étant pas une manière de se ranger, au contraire» !

«La question comme moteur. Le mouvement comme une joie retrouvée.»

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sages femmes, Marie Richeux, Sabine Wespieser, 26 août 2021, 200p.

 

A propos de l'auteure :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Richeux

 

EXTRAIT :

 

On peut lire les premières pages (p.13/17) sur le site de l'éditeur : ICI

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Fiction, Récit - carnet...

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article