La félicité du loup, de Paolo Cognetti
Après l'immense succès de Le otto montagne / Les huit montagnes qui remporta le "premio" Strega en 2016 et le prix Médicis étranger en 2017 et fut traduit dans de nombreuses langues, Paolo Cognetti est devenu un écrivain international. Et c'est ainsi que La félicité du loup (La felicità del lupo) vient de paraître en avant-première simultanément en France, en Allemagne, en Hollande et en Espagne, deux mois avant sa version italienne originale ! Un choix que personnellement je regrette car j'aurais préféré découvrir cet ouvrage en italien, comme je le fis pour Le otto montagne et Senza mai arrivare in cima, plutôt que dans sa traduction française d'Anita Rochedy (1).
L'auteur aime alterner carnets de voyage à vocation documentaire apportant un air nouveau et fictions permettant un voyage à l'intérieur de soi-même (2). Et après la publication de Senza mai arrivare in cima (Einaudi, 2018) / Sans jamais atteindre le sommet (Stock 2019), il reprit à l'occasion de la Pandémie un roman commencé juste après Les huit montagnes autour de son personnage féminin (3) : "J'étais confiné à Milan et pour la première fois de ma vie, il était impossible d'aller en montagne. Le roman est né du désir de la retrouver, d'un besoin de liberté et de légèreté."
1) Anita Rochedy étant la fidèle traductrice française de l'auteur depuis Le garçon sauvage (Zoé, 2016), Les huit montagnes (Stock 2017) roman pour la traduction duquel elle remporta le prix Terra Nova de la fondation Schiller en 2018, puis Sans jamais atteindre le sommet (Stock, 2019). Une traductrice que je ne connais quant à moi que pour sa traduction de La pozza del Felice de Fabio Andina qui ne m'avait pas convaincue.
2) "La fiction, c'est toujours un peu regarder dans un miroir. On est enfermé dans sa maison pour un voyage à l'intérieur de soi-même. L'écriture de voyage, c'est ouvrir les fenêtres. C'est comme prendre de l'air" (cf : ici)
3) Cf référence supra
Massif du Mont Rose
Paolo Cognetti met toujours en scène sur "le théâtre de son imagination" un héros lui ressemblant par de nombreux traits mais aussi des personnages directement inspirés de ses amis, l'action se déroulant dans des lieux réels ou fictifs leur devant beaucoup. Et La félicité du loup nous transporte ainsi à nouveau dans les Alpes italiennes, dans cette région du Val d'Aoste au pied du massif du Mont Rose chère à l'auteur.
Mais c'est moins un roman de montagne dans sa dimension symbolique, poétique, qu'un roman sur le quotidien concret des montagnards. Un hommage, un chant d'amour à cette montagne "qui est simplement un lieu où des gens vivent, travaillent, essaient de gagner un peu d'argent pour survivre. Se rencontrent et s'aiment, cherchent le bonheur."(4)
4) idem
Refuge du Quintino Sella
Fausto, un écrivain milanais de quarante ans en instance de divorce, se réfugie en octobre dans ces montagnes proches qu'il connaît depuis l'enfance. Dans le petit village de Fontana Fredda (5) à 1685 m d'altitude, il trouve un emploi de cuisinier au restaurant "Le festin de Babette" (clin d'oeil à la nouvelle de Karen Blixen) pour la saison hivernale. Une saison où affluent de nombreux skieurs et où on assiste au «travestissement collectif» des montagnards en dameurs de pistes, conducteurs de remontées mécaniques ou secouristes...
Il y rencontre la nouvelle serveuse Silvia, jeune baroudeuse enjouée venue aussi de la ville, et il se noue très vite entre eux une aventure : «juste une histoire pour hiverner», pour passer l'hiver au chaud, ou peut-être plus...
Car si leurs chemins se séparent une première fois au printemps, quand les touristes s'égaillent, ils se rejoindront épisodiquement en été où Silvia travaille dans un refuge d'altitude (6) bondé d'alpinistes situé à une vingtaine de kilomètres à vol d'oiseau de Fontana Fredda, son amant faisant cette fois le cuisinier sur le chantier forestier surplombant le village.
Et le retour de l'automne vient à nouveau les séparer, Fausto s'apprêtant à assurer la gestion du restaurant de Babette à sa réouverture, tandis que Silvia, partant faire la récolte des pommes, ne semble pas avoir envie de se fixer en un lieu...
5) Un village semblant fictif même si le toponyme est fréquent
6) Le refuge bien réel du Quintino Sella évoquant celui dans lequel Gianni, le père du héros et en partie double de l'auteur Piero, emmena son fils à quatorze ans dans Les huits montagnes
La grande vague, Hokusai
Paolo Cognetti a comme toujours soigné la construction de son roman. La narration épouse à dessein le cycle saisonnier d'une année dans cette montagne tour à tour désertée et envahie de touristes et de travailleurs venus de la ville, égrenant diverses scènes de la vie montagnarde, un peu comme ces almanachs médiévaux évoquant travaux et occupations rurales tout au long de l'année. Et la structuration en trente-six courts chapitres dotés d'un titre très concret résumant chaque scène est ostensiblement justifiée dans le texte.
Silvia fait ainsi un cadeau de Noël des plus signifiants à son amant : une édition des trente-six vues du Mont Fuji du japonais Hokusai (7) tandis que Fausto, peu avant leur seconde séparation, lui offre pour ses vingt-huit ans le manuscrit qu'il a trouvé le temps de rédiger, intitulé «Les trente-six vues de Fontana Fredda».
Paolo Cognetti a voulu en effet traiter dans La Félicité du loup du «vrai sujet» de toutes ces estampes du Mont Fuji (qui étaient d'ailleurs quarante-six). Il y s'agit bien pour lui d'éclairer «la vie quotidienne qui se joue devant» la montagne, les différents travaux qui absorbent les hommes et les saisons qui passent, intimement mêlés à leurs souvenirs, leurs désirs et leurs rêves.
Passent de même les hommes et les amours, la montagne sauvage restant immuable dans ses changements saisonniers. Indifférente à ces hommes qui cherchent chacun leur «félicité» à leur manière : dans l'ancrage rassurant dans leur lieu d'origine, comme Santorso (8), l'ancien garde forestier faisant office de dameur - devenu l'ami de Fausto - qui n'a jamais quitté sa vallée natale, ou dans le risque de l'aventure ouvrant de nouveaux horizons.
7) On notera au passage l'attraction de l'auteur pour les représentations du monde asiatiques, qu'il s'agisse du vieux Népalais traçant un dessin dont les rayons de la roue convergent vers le Sumeru dans Les des Huit montagnes, ou des estampes du «vieux fou de dessin» : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hokusai
8) Dans lequel on reconnaîtra son ami Remigio du Garçon sauvage et de Sans jamais atteindre le sommet qui donna aussi naissance au personnage de Bruno le montagnard dans Les huit montagnes
Gressoney en hiver
«ll émane d'elles tant de naturel et de spontanéité que l'on imagine mal qu'elles puissent être l'aboutissement d'un projet déterminé», nous dit l'auteur par la voix de Fausto à propos de ces estampes d'Hokusai. Et on peut appliquer la même remarque à son roman tant il s'écoule avec naturel et spontanéité par la grâce d'une écriture dépourvue de la moindre recherche d'effets (9) visant à la fluidité, à la simplicité et la justesse.
Le point de vue narratif à la troisième personne, passant tour à tour d'un protagoniste à l'autre, donne ainsi beaucoup de proximité avec les personnages dans toute la variété de leurs approches du monde, le narrateur évitant tout propos surplombant sentencieux. Et, tout en se distinguant avec clarté par un retour à la ligne, les dialogues, dépourvus de tirets et de verbes introducteurs, se coulent aisément dans la narration.
Au delà de leur climat poétique, les estampes d'Hokusai «s'adressent à notre sensibilité, tout autant qu'à notre esprit. Cheminer à l'intérieur de ces paysages est dès lors d'un intérêt accru.» ajoute, Fausto. Et dans une vision proche de celle du sherpa Passang employé au refuge pour lequel tout semble «simplement être au monde : seau, serpillère, vent, soleil, neige», Paolo Cognetti nous présente une succession de scènes quotidiennes avec de petits événements, incidents ou accidents de la vie courante, mettant un peu tout sur le même plan. Et il décrit les paysages de manière très sensorielle, très olfactive et visuelle, appréhendant sans cesse le monde par ses multiples parfums et odeurs, le leitmotiv de la neige traversant quasiment tout le texte en instaurant une atmosphère montagnarde.
9) Ce qui explique sans doute que, contrairement à sa traduction de La pozza del Felice/ Jours à Léontica de Fabio Andani, dont elle avait à mon sens surinterprété l'oralité populaire de certains protagonistes au point de dénaturer le texte, Anita Rochedy nous propose une traduction sobre qui d'évidence (même sans avoir encore accès au texte italien) ne le trahit pas.
«Fausto avait lu quelque part que les arbres, contrairement aux animaux, ne pouvaient chercher la félicité en allant ailleurs. Un arbre vivait là où sa graine était tombée, et pour être heureux, il devait faire avec (...) La félicité des ruminants, en revanche, suivait l'herbe, à Fontana Fredda, c'était une vérité manifeste : mars au bas de la vallée, mai dans les pâturages des mille mètres, août dans les alpages aux alentours des deux mille, puis de nouveau en bas pour la félicité en demi-teinte de l'automne, la seconde modeste floraison. Le loup obéissait à un instinct moins compréhensible (...) quelque chose l'empêchait de devenir sédentaire et tôt ou tard il laissait tous ces cadeaux du ciel et s'en allait chercher sa félicité ailleurs. Toujours à travers de nouvelles forêts, toujours derrière la prochaine crête, après l'odeur d'une femelle ou le hurlement d'une horde ou rien d'aussi évident, emportant dans sa course le chant d'un monde plus jeune, comme l'écrivait Jack London.» (p.205)
Comme dans Les huit montagnes l'auteur, en recherche d'un équilibre harmonieux entre ces deux tendances antagonistes de la sédentarité et du voyage - ce qui s'avère un thème majeur de son œuvre -, exprime sa propre vision de la vie au travers de deux héros qui se complètent, le couple d'amants Fausto/Silvia succédant ici au couple d'ami Piero/Bruno.
Et l'«intranquillité» de cet animal sauvage autrefois chassé de ses terres qui, tout en étant de retour ne deviendra pas pour autant sédentaire, cette «félicité du loup», semble bien être celle recherchée par l'auteur : le retour mais non l'ancrage dans sa montagne d'enfance quasi originelle (car on ne prend pas racine dans le béton des villes), et le voyage, l'aventure, qui apporte une bouffée d'air nouveau. Un équilibre manifestement nécessaire pour lui.
Dans ces «trente-six vues de Fontana Fredda», Paolo Cognetti expose ainsi avec beaucoup de simplicité et de fraîcheur et une grande authenticité sa propre et humble vision du bonheur et de la place de la vie humaine dans le monde : «Fontana Fredda était faite à égale mesure de réalité et de désirs, et autour de Fontana Fredda la montagne existait, parfaitement indifférente aux rêves de ces êtres humains, et elle continuerait d'exister à leur réveil.»
La félicité du loup (La felicità del lupo), Paolo Cognetti, traduit de l'italien par Antita Rochedy, Stock, 1er septembre 2021, 216 p.
A propos de l'auteur :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Paolo_Cognetti
EXTRAIT :
On peut lire les deux premiers chapitres sur le site de l'éditeur : ICI