Warda s'en va Carnets du Caire, de Pierrine Poget

Publié le par Emmanuelle Caminade

Warda s'en va  Carnets du Caire, de Pierrine Poget

Premier livre en prose de la poète suisse Pierrine Poget, Warda s'en va Carnets du Caire n'a rien du journal de voyage que l'on pourrait attendre.

Un bref séjour dans la capitale égyptienne quelques années après le Printemps arabe (1) donna certes à l'auteure matière à consigner chaque jour moult notes dans ses carnets. Mais deux ans après son retour dans sa paisible Suisse natale, en proie à une remontée de souvenirs, elle reprit ce journal, «sorte de grand fourneau dans lequel tout est jeté», se mettant à la recherche de détails qui lui auraient échappé et qui donneraient sens à cette aventure où elle s'était perdue.

Des motifs plus anciens s'ajoutèrent débouchant sans cesse sur d'autres significations, et elle entreprit alors une troisième mouture résolument tournée vers le présent où son texte se déforma encore : «contre une écriture sans fin du souvenir, obsessive (...), brasser l'antidote : la fiction, le poème».

Et c'est bien une création littéraire initiée par un séjour en terre inconnue, et non un documentaire cairote qui émerge ainsi de «ce qui a traversé le feu, ce qui a passé au creuset». Un poème en forme de voyage qui, dans sa tentative d'habiter le monde dans toutes ses dimensions, ne renseigne l'auteure-héroïne que sur soi-même et nous incite à la rêverie et à la réflexion.

1) Un séjour se déroulant en mai (saison du renouveau) d'une année non précisé, mais plusieurs années après la révolution égyptienne de 2011

 

Pierrine Poget affirme ne rien avoir à dire «du Caire ou d'un état du monde, (…) encore moins des suites d'une révolution déjà ancienne». Elle désire surtout, nous avertit-elle dans un prologue, dire «ce que cela fait à l'âme d'avoir été en plusieurs places et de comprendre que ces places sont irréconciliables».

S'abandonnant au chaos de l'Orient, elle nous entraîne ainsi à sa suite dans une expérience initiatique lui ayant permis une plongée dans l'épaisseur du temps. Un voyage intérieur dont elle est revenue autre, prête à repartir dans une odyssée infinie. Car la première chose que fit Ulysse à son retour en Ithaque, note-t-elle, fut «repartir» : «Ulysse c'est la vie».

Mêlant avec authenticité subtile distance comique et réflexions philosophiques, Warda s'en va Carnets du Caire s'avère un livre insolite et singulier, tout en finesse, en malice et en profondeur, dont les multiples et vertigineuses résonances et la très belle écriture poétique nous envoûtent. Un livre mélancolique, imprégné d'une conscience aigüe du passage du temps et de notre finitude, qui nous transporte en premier lieu dans une ville métaphorique fantasmée.

 


Je progresse dans un océan de mégaphones (à l'usage des muezzins, à l'usage des marchands, des policiers), de chats, de clameurs et de pots de terre. Dans ce labyrinthe vont des ânes, des gens, mille véhicules et des pastèques trop grandes. Je suis perdue au Caire le jour, la nuit. 
( p. 103)

Appréhender Le Caire, la bruyante vie quotidienne et les musées silencieux de cette ville anachronique où on embrasse plusieurs temps à la fois car toutes les époques s'y rencontrent, c'est appréhender le chaos du monde, de ce monde inconnu dans lequel nous sommes jetés, de cette vie mystérieuse qui palpite : «un mémorial toujours plus vaste (…) mais aussi l'espace du présent».

Quand cette jeune femme étrangère déambule seule dans ces rues «où s'entremêlent des millions d'âmes», on la dévisage et on l'accoste, on lui propose un guide ou l'invite à prendre ce thé qui «ici peut surgir n'importe où». Elle qui a grandi «hors de toute menace» est ainsi «jetée dans la foule trouble des marchés, des mendiants, des soldats, dans la confusion d'une langue inconnue». Ignorante des usages et des rituels, elle se montre naïve et maladroite, se méfie parfois sans raison étant prise d'«effrois extravagants», paniquant et fantasmant : «sans cesse, je me voyais trompée, ravie, séquestrée, escamotée dans une arrière-boutique».

 

Dès son survol de la Méditerranée à destination du Caire, l'auteure se raccrochait déjà à une image d'Italie comme on cherche «dans un visage inconnu les traits d'un être aimé absent». Et il s'avère plus rassurant pour elle d'appréhender indirectement ce monde «par références interposées».

Une fois arrivée en effet, elle puise «de façon sélective dans l'atmosphère les détails qui sout[iennent] le mieux [sa] rêverie». Des images et des phases familières se redéploient ainsi «activées par l'étrangeté des lieux». Des bribes de textes lui viennent à l'esprit (3) tandis que très fréquemment surgit, nette, «la voix de Borges». Des vers, des lignes qui «s'ajustent avec perfection à la vie et nous en révèlent une dimension insoupçonnée (…) rétablissant tout le champ partagé de l'expérience humaine».

Aussi Pierrine Poget est-elle bien consciente que ses notes «dessinent surtout une sorte de songe (…) favorisé par [son] ignorance

3) Wadji Mouawad, Primo Levi, Garcia Marquez, Lewis Carroll, Apollinaire …

 

«En vérité je crois à quelque chose de fécond dans les recommencements

Les trois parties du livre : ANA BARDO – signifiant "Moi aussi ", un des premiers mots arabes acquis par l'auteure avec fawda ("chaos") -, TOMBES et WARDA S'EN VA, épousent habilement une sorte de dialectique temporelle de l'expérience et du souvenir menant à «de nouvelles possibilités de vie immédiate», et opérant chez l'héroïne une métamorphose de l'être. Une dialectique de la vie qui avance sans cesse de métamorphose en métamorphose en intégrant la mort.

Le moi de l'auteure se confronte ainsi tout d'abord à un autre étranger, s'affirmant dans le présent de ce bref séjour où elle consignera toutes ses impressions contradictoires dans son carnet : «J'écris ANA BARDO sur la couverture de mon cahier».

Tandis que dans la deuxième partie rédigée à Genève, elle rouvre ce présent devenu passé comme une tombe : «J'hésite à rouvrir les carnets de peur de les profaner ou de ne rien trouver.» Et, jouant des contrastes typographiques, elle y reprend ses notes ou complète ses souvenirs, les commentant et les réinterprétant en caractères gras.

Quant à la troisième partie, la plus longue (divisée en dix-sept séquences), elle prend le nouveau nom dont l'a baptisée le guide la menant aux pyramides de Gizeh, Warda signifiant en arabe "la rose". Continuant sur sa lancée dans un brouillard se confondant avec une grande acuité intérieure, faisant notamment revivre depuis ses notes une mémoire «plus intime, plus vive», l'auteure, se réconciliant avec soi-même et avec le monde, débouche alors sur un autre moi riche de toutes ces strates accumulées, prêt à affronter un nouveau présent.

Tout comme, sortant de l'obscurité silencieuse de cette pyramide de Gizeh où le temps ne coule pas comme au dehors, Warda, non sans avoir joué avec l'idée de la disparition, se décide enfin à «jaillir vivante à la surface du monde» : à renaître à la vie.

Et si Warda s'en va, c'est qu'«on n'est jamais arrivé», ces Carnets du Caire étant avant tout des carnets de vie.

 

Temps et mémoire

«Le temps baigne mon séjour de courants divers et mes souvenirs du Caire rejoignent peu à peu le présent partagé de toute ma mémoire.»

Nous plongeons vertigineusement avec l'héroïne dans l'infini du temps que saisit une mémoire mouvante effectuant des allers et retours entre passé et présent, en se transformant sans cesse. Chaque instant s'y estompe rejoignant d'autres strates d'un passé jamais révolu qui nous traversent de manière plus ou moins consciente. «La plus lointaine enfance» n'est en effet «pas plus révolue que ces quelques semaines» passées par l'héroïne dans la mégapole égyptienne.

Pierrine Poget tente ainsi de «rendre compte des choses sans les trahir, honorant ce qui les habitait de vivant et continue de se transformer aujourd'hui». Elle sait qu'en «perdant le souvenir» elle ne perdra pas l'expérience qui «continuera de traverser [sa] vie, voyageant en une infinité d'éclats dans toutes les directions» d'elle-même.

De l'autre côté du miroir

L'auteure nous renvoie à «ce monde convoité dans l'enfance» où l'on passe si facilement de l'autre côté du miroir. Mais si elle établit un parallèle entre ses «escapades enfantines» au cœur d'une tapisserie ou d'un tableau et ses «vertiges du Caire», il était bien plus facile à l'époque d'être Alice : «Alice ne faisait pas tant de manières. Elle suivait le lapin. Et hop. Mordait dans le champignon. C'est ainsi que je voudrais faire.»

Et elle pointe significativement une grande différence. «Pénétrer dans un autre monde» ne la privait pas en effet de «ce monde-ci», un appel à venir à table ou à finir ses devoirs assurant toujours son retour : «Quelqu'un était là qui attendait de me revoir». Au Caire au contraire, elle fait l'apprentissage de sa solitude foncière dans ce monde étranger et, si elle disparaissait au cours de ses déambulations solitaires hasardeuses, personne ne s'en apercevrait.

D'où cette panique qui l'assaille, cette peur de la mort qui lui taille l'esprit. Elle réalise ainsi que «nous sommes suspendus dans le vide de la nuit et le froid sidéral». Et lors de son expérience capitale de Gizeh, elle a même la tentation vertigineuse de «rester dans la profondeur de la pyramide plutôt que de reprendre pied dans la réalité».

 

Voyage au cœur d'une vision

Dans ces carnets qui «sont l'expression temporelle d'un voyage chimérique» et nous proposent une vision poétique du monde, nous sommes constamment sollicités par des images, l'auteure déployant une écriture métaphorique très évocatrice. Et le livre se termine notamment sur la riche image de l'âne, semblant se renouveler à chaque âge de la vie.

La vue à Alexandrie d'un «homme au buste long dans une djellaba, montant un bourricot» avait en effet interrogé l'auteure sur «l'antiquité de ce couple» homme/âne. Et après avoir passé en revue différentes images d'ânes ayant accompagné sa vie, Pierrine Poget conclut son livre sur BALTHAZAR, l'âne du film de Bresson - réalisateur dont la démarche résumant l'entièreté d'une vie dans cet âne anachronique semble avoir quelques points communs avec la sienne (3).

Une image magnifique réunissant le réel et le merveilleux, et «où se rejoignent le présent, le passé et l'avenir (…) assurant une forme d'éternité». Une image polysémique rassembleuse qui semble une clé de ce livre dont la couverture arbore aussi un âne très humain dessiné par l'auteure.

3) Cf la citation du cinéaste Jacques Godard à propos de Au hasard Balthazar : " (...) ce film c’est le monde, en 1h30 on voit le monde depuis l’enfance jusqu’à la mort, avec tout. Je trouve ça absolument merveilleux."

 

 

 

@ Le Temps

Warda s'en va Carnets du Caire, Pierrine Poget, La Baconnière, 2 septembre 2021, 116 p.

 

A propos de l'auteure :

Pierrine Poget est née en 1982 à Genève. Elle a publié trois recueils de poésie dont Fondations aux éditions Empreintes qui a reçu le Prix de poésie C.F. Ramuz. (La Baconnière)

 

EXTRAITS :

TOMBES

p.50/51

16 avril, Genève

Le ciel passe haut, instable, libérant de la pluie et faisant surgir différentes sortes de verts. Depuis peu, mes souvenirs du Caire faiblissent. Jusqu'ici, me promenant dans Genève, je croyais revoir certaine rue, certaine porte, une lumière qui m'avait semblé n'exister que là-bas. Mon présent se doublait de la mémoire d'autres lieux. Désormais, le passé ne remonte plus jusqu'à moi. Je ne crois plus, contemplant Genève d'un point de vue insolite, retrouver ma stupeur devant Le Caire vu de Gizeh, étendu au loin dans la lumière, confus, poussiéreux, vibrant comme un mirage. Je ne suis plus traversée par ces reconnaissances.
J'aimais pourtant sentir les époques se rencontrer ; ressaisir, à la faveur d'une promenade, le cours ancien d'expériences trop brèves ; découvrir, dans les pluies de ce printemps, les reflets d'un passé resté vivant. Peut-être un jour mes souvenirs retrouveront-ils leur puissance, doublant à nouveau le présent de réminiscences précieuses. Ou peut-être que dans leur empreinte rase, semblable au cercle d'herbe jaunie laissé par le départ d'un chapiteau, poussera une végétation neuve ; différente de l'expérience, différente aussi du souvenir et de sa restitution. Il se formera une mémoire plus mensongère, c'est à dire aussi plus intime, plus vive, sensible à de nouvelles possibilités de vie immédiate.

WARDA S'EN VA

I

p.64/65

(...) Tout comme, sur un chemin détrempé, l'eau exprimée de terre par le talon du marcheur reflue immédiatement après lui, mon départ semblait appeler une nouvelle présence. Tournant la tête un instant trop tôt, j'ai vu se reformer ma propre figure à l'endroit que je croyais quitter. Ainsi s'avance, dans une fête foraine, le visage d'un badaud dans l'ouverture d'un panneau de bois figurant une scène historique ou comique (le badaud se faisant ensuite photographier dans une pose grave ou ridicule), avant de se retirer dans la foule, aussitôt remplacé par un autre. La vie s'arrange d'ordinaire pour masquer ces raccords. Nous ne sommes pas faits pour penser que nous occupons simultanément différentes époques et divers lieux, évoluant à la fois dans le temps ordinaire et dans sa doublure, profonde et merveilleuse doublure où les présences circulent librement, de sorte que s'entretissent dans une même vie les territoires, les siècles et les trajectoires de millions d'hommes. Ce que je nomme «mon séjour au Caire» ne serait alors qu'une plongée dans cette prodigieuse épaisseur. (...)

 

Retour Page d'Accueil

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article