Da Parighji sin'à tè / De Paris jusqu'à toi, de Philippa Santoni

Publié le par Emmanuelle Caminade

Da Parighji sin'à tè / De Paris jusqu'à toi, de Philippa Santoni

Philippa Santoni est une jeune et brillante écrivaine qui a choisi d'écrire en langue corse, au risque de se priver, même dans son île, d'un vaste lectorat. Non par un quelconque militantisme mais parce que c'est pour elle le moyen de s'exprimer au mieux.

Lycéenne à Ajaccio, elle fut lauréate du prix Andria Fazi (récompensant les meilleures copies en langue corse) en 2014. En 2017, son texte Medusa obtint le premier prix du concours Aggius en Sardaigne et sa nouvelle Nephesh la seconde place au concours Altaleghe. Et en 2018, à vingt et un ans, elle reçut le Prix du livre corse pour L'eiu stesu, son premier recueil de proses poétiques publié chez Albiana, et le Prix de la collectivité de Corse pour le second : Scidditi puru u me nomi.

Mais ce n'est personnellement qu'à l'occasion du Premiu Timpesta 2019 que je découvris et remarquai cette jeune auteure singulière dont la nouvelle Si sbaglia ancu u preti à l’altari reçut une mention spéciale.

 

Ecrire en corse aujourd'hui, ce n'est pas forcément s'ancrer dans un territoire ou des traditions ni s'enfermer dans une langue archaïque, comme certains pourraient le croire sur le continent. Da Parighji sin'à tè / De Paris jusqu'à toi, ce premier et très court roman de Philippa Santoni que les nouvelles éditions Òmara ont voulu rendre accessible à tous en le proposant également dans sa traduction française de Fabien Raffalli, nous le prouve, tant par la contemporanéité de son sujet que de son écriture.

Au travers des apprentissages amoureux de sa narratrice tourmentée ayant vécu une passion passant de la fascination à la répulsion, il traite en effet de l'homosexualité féminine en en cassant souvent les clichés. Et son écriture directe, railleuse et incisive au lexique quotidien renvoie à la manière dont parle de nos jours une très jeune femme. D'emblée l'accrocheur et percutant incipit donne ainsi le ton :

«Ùn vi diciaraghju micca u me nomi, ùn ghjova nudda è in più mi facini cacà i prisintazioni. Di tutta manera, ùn ci hè tant'affari à sapè. Aghju un ghjattu s'edda v'intaressa. Hè bidduchju in più !»

«Je ne vous donnerai pas mon nom, ça ne sert à rien, et puis les présentations, ça me fait chier. De toute façon, il n'y a pas grand chose à savoir. Si ça vous intéresse, j'ai un chat, et mignon qui plus est !»

 

 

Méduse, par Benjamin A. Vierling

C'est le premier texte long de l'auteure, mais la narration de cette nouvelle d'une bonne cinquantaine de pages (plutôt que roman) reste fragmentée en de multiples petites séquences (séparées par un triangle d'astérisques). Comme si, habituée au jet multidirectionnel de son écriture spontanée, elle avait besoin de reprendre son souffle pour poursuivre ou aiguiller le fil de son récit et structurer ce dernier.

Bien qu'elle développe une intrigue - retraçant la relation tumultueuse et dévastatrice de la narratrice et de l'héroïne - et qu'elle se déroule en des lieux précis entre Ajaccio et Paris, sa nouvelle conserve ce flou caractéristique de ses écrits : la narratrice n'y est en effet pas nommée et l'identité de l'héroïne s'avère parfois sujette à caution.

Et on y retrouve de plus une narration à la première personne du singulier, l'auteure ayant très tôt fait du "je" "sa marque de fabrique" (1). Un point de vue duquel elle se sent manifestement à l'aise pour exprimer ce qui, semble-t-il, lui tient à cœur : éclairer ce palpitant et énigmatique monde intérieur souvent incontrôlable, en naviguant dans son jaillissement de sensations et de pensées.

Si elle nous parle sans doute en partie d'elle dans cette fiction (2), c'est surtout par le biais d'une autre : de cette étrange et vénéneuse femme à la belle chevelure qui posséda sa narratrice et, telle Méduse, la pétrifia - comme fut également changée en statue la femme de Loth dans la Bible : «...ùn mi possu più mova. Socu stantarata, duventu una statula. Una statula fatta di pula. /...je n'arrive même plus à bouger. Je suis pétrifiée, changée en statue. Une statue faite de poudre.»

 

L'affublant du nom enfantin de Lilina (3) comme pour l'apprivoiser et la rendre inoffensive, Philippa Santoni s'adresse avant tout dans ce roman à cette héroïne : elle en est le sujet et la destinataire - ce que nous confirme le «à tè/à toi» du titre et l'excipit. Et cela même si cette dernière ne lit pas le corse, ce qui donne paradoxalement à la narratrice le courage de dire enfin ce qu'elle n'a pas osé lui dire : «A virità, l'aghju ditta à Lilina, ma scrivendu. Ùn aghju mai avutu una discursata sincera incù edda. Ghjerani bacii è nonditti. / J'ai dit la vérité à Lilina, par écrit. Je n'ai jamais eu une conversation sincère avec elle. Tout n'était que mensonge et non-dit.»

Lilina s'exprime en français dans ce texte corse, et on note que la narratrice abandonne aussi parfois sa langue d'origine pour s'adresser à elle et être sûre d'être entendue : «Pugnu à pocu à pocu à ripiddà a scrittura, ma ùn s'affaca u corsu, ùn socu parchì hè ghjuntu u francesi, di sicura ch'edda poschi capi./ J'essaie de me remettre à écrire petit à petit, mais pas en corse, seulement en français, je suis sûre qu'elle pourra me lire.»

Outre qu'elle réalisa à son intention un petit inventaire en français regroupant ses observations à son sujet, elle lui offre ainsi une de ses compositions françaises rimées et rythmées comme des chansons (4). Mais le poème final qui lui est pourtant dédié reste, lui, en corse... Malheureusement, si la traduction rend bien toute la vivacité et la modernité de l'écriture de Philippa Santoni, elle gomme totalement ce petit jeu ambigu et subtil sur la langue qui bariole le texte original (5) - et traduit les hésitations de sa narratrice osant ou pas affronter directement son amie, tout en introduisant un certain doute sur l'identité réelle de cette dernière.

 

La narratrice interpelle également par ailleurs le lecteur, le prenant souvent à témoin avec malice (notamment dans de nombreuses parenthèses en italique) et  s'y adressant aussi parfois à elle-même avec auto-dérision. Des commentaires permettant de mettre à distance cette première passion douloureuse qui l'a profondément marquée.

 

1)https://www.corsenetinfos.corsica/Philippa-Santoni-Prix-du-Livre-corse-une-passion-litteraire_a35685.html

2) Sa jeune narratrice résidant à Ajaccio est notamment passionnée de langue corse et d'écriture

3) Du fait de sa répétition syllabique (lili) combinée au suffixe diminutif (ina)

4) L'auteure aime écrire des textes rimés dont certains ont été repris en Corse par des groupes musicaux

5) La traduction ne distingue pas ces paroles ni ces petits textes qui sont présentés en italique de la même manière. Et on aurait aimé un changement de police de caractère ou une astérisque avertissant de l'usage du français au sein de ce récit en corse pour pouvoir apprécier toute la subtilité de ce petit jeu. (Ne maîtrisant pas suffisamment la langue corse, je ne me permettrais pas de critiquer la traduction en elle-même, me bornant à retrouver dans le texte français sonnant très juste toute la vivacité de l'écriture de l'auteure)

The Dance of the Muses, de Joseph Paelinck

 

«... s'è socu qui, ghjè pà parlà di a me Lilina, a vera, quidda chì m'abiteghja.»

«... si je suis ici, c'est pour parler de ma Lilina, la vraie, celle qui me possède.»

 

Mais qui est donc cette Lilina (dont le prénom est également celui d'une héroïne de jeu vidéo), ce «vrai personnage de fiction» qui s'avère «la frontière qui sépare et unit le réel au fictif » (6) ?

On ne sait plus trop bien si elle comprend ou non le corse, sa «langue maternelle». Bien que vivant à Paris, elle revient bien souvent à Ajaccio chez sa mère, est aussi une «créatrice à l'imagination délirante»(7) et possède également un chat  comme la narratrice, lui ressemblant parfois étrangement.

 

«Cumencia incù u cuori ma quand'eddu ghjunghji sin'à u capu, semu lecchi.»

 «Ca démarre avec le cœur et quand ça atteint le cerveau on est cuit.»

Lilina, s'inscrivant toujours en italique dans ce récit, serait-elle le fruit d'une hallucination, de l'étrange dissociation de la personnalité d'une narratrice qu'une forme de démence envahit peu à peu - ce que traduit un recours insistant au champ lexical de la folie ?
 

  «U ciarbeddu hè avà u buffonu di 'ssa righjina palinghjinesica.» 

 « Mon cerveau est désormais la créature de cette reine régénératrice.»

 

Cette femme toxique, destructrice, est par ailleurs aussi évoquée comme une figure régénératrice qui aurait transformé la narratrice. Comme une sorte de «muse» lui dictant ses écrits qui n'aurait rien d'une déesse éthérée mais serait au contraire une femme bien charnelle.

« Aghju cuminciatu ad asista à partasi da 'ssu scontru incù edda, incù a me Lilina. / C'est depuis ma rencontre avec Lilina que j'existe.», avoue ainsi la narratrice dont les stratégies amoureuses exposées s'apparentent parfois à des stratégies d'écriture. Et cette confidence peut se comprendre de deux manières : Lilina l'a fait exister en tant que femme consciente de ses désirs, mais aussi en tant qu'écrivaine.

Et cette femme aimée passionnément, sans doute bien réelle, est aussi pour elle la figure de l'inspiration :

« S'è ùn aghju micca una Lilina chì occupa u me frastornu, ùn possu micca scriva  /Si je n'ai pas une Lilina qui occupe mon esprit, je ne peux écrire. »

 

Si Da Parighji sin'à tè / De Paris jusqu'à toi est un très court roman, il s'avère étonnamment riche. Avec une grande maîtrise du flou, Philippa Santoni y développe en effet deux strates de lecture en parallèle. Elle nous y raconte de manière drôle et touchante, et avec une lucidité rétrospective, la première relation passionnée et orageuse de sa jeune narratrice pour une femme insaisissable dont elle était prisonnière, tout en explorant et interrogeant sa propre inspiration. Et on ne s'étonnera pas qu'une jeune écrivaine s'intéresse ainsi à ce qui la pousse à écrire, à ces forces mystérieuses de la création.

6) «pudaria essa edda un parsunaghju di fizzioni» /«Hè stata a cunfina chì spicca è riunisci u fittiziu è u mali

7)«viaghja in furia a so criazioni»

 

 

 

 

 

 

Da Parighji sin'à tè / De Paris jusqu'à toi , traduction du corse de Fabien Raffali, Òmara éditions, janvier 2022, 126 p.

 

 

A propos de l'auteure :

Née à Ajaccio en 1997, Philippa Santoni a obtenu une maîtrise en littérature avec un mémoire sur Madame Bovary, Crimes et châtiments et Massacre des Innocents (Marc Biancarelli, Actes Sud 2018). Nommée responsable de cours en 2019, elle se consacre désormais à l'enseignement du corse et à l'écriture.

 

 

EXTRAIT bilingue :

p.19/21

*

* *

Nanz'à "l'artista", aghju avutu un appuntamentu incù una donna biddissima, edda era u me ghjenaru a vi dicu. Ma t'avia un difettu maiò issa donna. M'hà fattu l'amori com'è s'e fussi un omu. Era agradevuli à vedala fà ma manc'appena à niveddu di u tuccà. T'hà solu u so visu è u so culu par edda. Li piacia u culu a si vidia. Ùn hè micca una critica ch'e facciu quì. Custatteghju solu. T'avia qualcosa in u su sguardu chì lacaia veda u so campà.

U più tarribuli ghjera quand'eru incù edda è ch'e sintiu u so tiliffuninu ch'ùn piantaia mai! Una dicina … una vintina di nutificazioni d'una famosa appiicazioni d'incontri (ùn aghju micca bisognu di dì u so nomi) chì sfilaiani nant'à u screnu.

A sapeti quand'è vo mancheti di cunfidenza è ch'è viditi st'affari in pien'azzioni, v'assicurgu ch'edda vi pò scumudà un pocu.

T'avia vinti quattr'anni 'ssa donna ma ni paria deci di più. Ci era u viziu in i so ochji. À veru, ci era tuttu in i so ochji, sintiani u culu ( è ùn socu micca l'unica à pinsà è di st'affari ! Hè chjucu Aiacciu a sapeti...), a spirienza è a malizia .

Bò,ùn vo dì, vi ni parlu cusì parchì avà mi faci rida ma ghjè com'è una fraula in bocca à l'orsu. Era edda una cosciula, hè ancu stata troppu faciuli incù edda. Pinseti ch'e socu gattiva, ch'ùn ci voli micca à parlà cusì... ma ùn v'inchiiteti micca, ghjè una pinzuta, ùn lighjarà mai ciò ch'e scrivu. Vi cunnoscu, subbitu v'eti da dì "bò allora ùn faci nudda, t'hà a raghjò !".

A castagna ch'e socu ùn riesci à truvà una donna corsa, ùn socu micca parchì, eiu piaciu à i pinzuti. Vinarà forsa da u spiritu nustrali, ùn a socu...

p. 78/79

*

* *

Avant "l'artiste", j'ai eu un rendez-vous avec une femme magnifique, et elle c'était bien mon genre je vous l'assure. Mais cette femme avait un défaut de taille. Elle m'a fait l'amour comme si j'étais un homme. C'était agréable de la regarder faire mais ça ne l'était pas du tout au niveau des sensations. Elle a un beau visage et un beau cul. Elle aimait le cul, ça oui. Ce n'est pas une critique mais un constat. Elle avait quelque chose dans le regard qui traduisait son extase.

Le pire, lorsque j'étais avec elle, c'était son portable qui n'arrêtait pas de sonner! Une dizaine... une vingtaine de notifications d'une application de rencontre très connue (inutile de vous donner son nom) défilaient sur son écran.Vous savez, lorsqu'on manque de confiance et qu'on voit ce genre de choses en pleine action, ça a de quoi vous déstabiliser, je vous l'assure.

Elle avait vingt-quatre ans et en paraissait dix de plus. Elle avait l'oeil vicieux. Ca se voyait dans son regard, ses yeux puaient le cul (et je ne suis pas la seule à le croire et à le dire! C'est petit Ajaccio vous savez...), l'expérience et la malice.

Bon, passons, je vous en parle de cette façon parce que maintenant ça me fait rire mais ça ne représentait rien du tout. C'était une femme facile, même trop d'ailleurs. Vous me croyez mauvaise, que je n'ai pas à porter de jugement... mais soyez sans crainte, c'est une Continentale, elle ne lira jamais ce que j'écris. Je vous connais, maintenant vous allez dire "Bon finalement ce n'est pas grave, elle a bien raison!".

La châtaigne que je suis n'arrive pas à trouver une femme corse, j'ignore pourquoi, je plaisais aux Continentales. Ca doit sûrement être à cause de la mentalité d'ici, allez savoir...

 

Retour Page d'Accueil

Publié dans Bilingue, Micro-fiction

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article