Les jours glorieux d'Eva Saint-Amour, de Serge-Michel Fouche

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les jours glorieux d'Eva Saint-Amour, de Serge-Michel Fouche

Paysage martiniquais, Paul Gauguin

 

Serge-Michel Fouche qui est né et a grandi à Fort-de-France a partagé sa vie entre la Martinique et la France, et l'on peut supposer qu'un certain matériau recueilli dans son île fut le terreau littéraire de ce premier roman.

Dans ce grand récit au souffle puissant qui nous transporte principalement en Martinique en passant par le Congo, Paris et l'Algérie, il retrace en effet sur près d'un siècle riche d'évolutions politiques, économiques et sociales, la vie pleine de tribulations, de retournements et de secrets d'une héroïne martiniquaise de légende.

 

 

Née en 1924, au lendemain de la Victoire, Eva est le fruit de l'amour passionné de la belle Laetitia, une descendante d'esclaves de Morne-des-Esses (commune de Sainte-Marie), et de Gabriel Saint-Amour, jeune rescapé de la Grande Guerre issu d'une bourgeoisie foyalaise de couleur en pleine ascension sociale.

Après avoir passé sa prime enfance en Afrique où ses parents durent s'exiler pour respecter les convenances sociales, elle est élevée avec beaucoup d'amour par sa famille paternelle - sa tante Tully lui servant de seconde mère. De brillantes études secondaires lui permettront de s'en émanciper et, entamant une nouvelle vie de femme puis de mère, elle épousera à vingt-six ans Pierre-Luc Desrosières, responsable d'une affaire prospère, qui lui donnera un fils.

Au milieu des années 1960, des circonstances amèneront la petite famille à s'installer dans cette capitale française dont Eva avait toujours rêvé, et elle y restera avec le jeune Mario après son divorce. Retrouvant à Paris nombre de vieilles amies martiniquaises, elle s'y adonnera alors à une effervescente vie sociale emplie de culture et de voyages. Puis elle reviendra une quinzaine d'années plus tard en son pays natal où nous la quitterons enfin à quatre-vingt-dix ans passés, «prête à s'éteindre paisiblement» sur la terre où naquit sa mère et vécut sa grand-mère qu'elle n'avait jamais connue.

 

De nombreuses tiges de vie avaient poussé en elle, comme autant de parts nouvelles, de fleurs d'espoir qui avaient grandi, au fur et à mesure que les malheurs eux-mêmes s'étaient incorporés à l'épaisseur des choses, au socle de l'existence.

Les jours glorieux d'Eva Saint-Amour nous conte la vie pleine de joies et de peines d'une héroïne, dont les grands tournants sont marqués par cette tension entre bonheur et malheur. Et le récit s'étend également au «destin houleux mais conquérant» de sa libre et forte ascendance comme à celui de son unique descendant ou de ses amies. C'est ainsi une fourmillante saga familiale et amicale aux nombreux personnages - dans laquelle on croise même à plusieurs reprise Aimé Césaire, auquel l'auteur rend un touchant hommage – qui nous fait entendre «la rumeur perpétuelle des morts et des vivants».

Et au travers de la vie «ballotée et tourmentée» de son héroïne romantique et audacieuse «pétrie d'imagination et de volonté», Serge-Michel Fouche exalte avant tout l'élan vital, le goût de vivre d'une battante n'ayant «jamais cédé à l'abattement». Et ce n'est pas un hasard si le titre de son roman privilégie ses «jours glorieux» et non ces jours malheureux s'étant pourtant ajoutés à son être intime. Certains «sacrés épisodes dramatiques» ne peuvent en effet entièrement s'évoquer. A la fois par pudeur et parce que cela «aurait rendu le récit trop douloureux».

 

Saisissant «toute cette force qui ruisselle» d'un pays «pouvant déverser les grands feux déchaînés du volcan ou la rage de l'histoire», et faisant miroiter toute la beauté de ce «chemin de lumière arraché aux ténèbres», l'auteur brosse ainsi le vibrant portrait d'une Martinique exubérante et combattive, «forte d'un matériau ancien» où s'enroule «le fil d'Ariane courant sous les époques et les générations». Un fil souterrain venant irriguer tout ce roman, où l'élan donné par «l'Abolition» transcende tant la mémoire collective esclavagiste que celle des forces destructrices de la nature qui trouvèrent leur apogée avec «la Catastrophe». Et les deux ascendants y ouvrant de part et d'autre la lignée d'Eva : le bourgeois patriarche Omer Saint-Amour et la grand-mère maternelle Mayotte Kosowski, ont ainsi en commun, malgré l'écart de leur condition sociale, «leur naissance vingt ans après l'Abolition, ainsi que la peine, dans leur chair, de la Catastrophe de 1902».

 

L’Abolition de l’esclavage, François Biard

«Pour les anciens esclaves et toute leur descendance, l'an 1848 avait produit une renaissance bien plus vaste que toute tranche de vie personnelle et invoquer "l'Abolition" revenait à marquer l'avènement d'un monde.»

 

Une nouvelle ère de liberté et de conquêtes s'était en effet ouverte. Et il y avait chez tous les Martiniquais de couleur «le culte de la réussite par l'instruction et de la liberté comme rançon du travail et du mérite». Ainsi qu'une adhésion à la République et à ses avancées, au premier rang desquelles l'école gratuite.

Mayotte, l'analphabète, impose ainsi à sa fille Laetitia de «décrocher le certificat d'étude» et le vieil Omer, professeur de latin «symbole (…) de la prise du pouvoir culturel un siècle durant des générations d'hommes de couleur nées de l'Abolition», incite son fils à confier à sa famille l'éducation d'Eva qui, amoureuse de ces livres ouvrant l'horizon et du débat, obtiendra «le sésame d'un bac de lettres» pour entrer à la Bibliothèque Schoelcher puis embrasser la fonction d'institutrice. A Paris, durant les années soixante-huitardes, elle s'enflammera pour toute cette époque politique et culturelle de liberté, notamment pour les femmes. Tandis qu'auparavant son père Gabriel, fier d'avoir déjà payé son tribut à la France, s'était enflammé pour la France libre de De Gaulle.

 

 

« Oui il arrive que les volcans des Antilles nous rappellent qu'ils en sont les entrailles. Enfouis sous la mer de Saba ou montrant leur superbe, et feignant d'être mort. »

L'héroïne qui, dans ses contrastes, ressemble à son île et semble porter en elle un cratère où passe «une improbable cohorte humaine» revient finir ses jours dans les lieux de son origine, là où la crête du morne semble diviser le pays en deux : «d'un côté, les blessures qui taraudent la côte atlantique et de l'autre, l'avalanche de forêt tropicale déboulant sur la Mer des Antilles».

Au loin, s'y dessine toujours «la Pelée » qui «crache le sable noir du nord de l'île et, de siècle en siècle, fait remonter la mer depuis les profondeurs jusqu'à l'ultime panache des palmiers royaux, avec sa lave de mort et ses grondements d'abysses». Une mer pourtant «toute laquée de saphir », «bête sans fond» dont elle a une «peur bleue».

Et on voit Eva, dont les ancêtres avaient dû «relever la tête» après la Catastrophe et «poursuivre leur combat, leurs espoirs, leur parcours de gens libres», se représenter cette cité martyrisée des Abymes «précipitée sous l'eau par l'éruption du volcan entre la commune de Saint Pierre et du Prêcheur».

Tout le roman est ainsi bercé d'une houle, de cette «grand' lèche hystérique de la mer» dont parlait Aimé Césaire. De ces rouleaux «qui s'écrasent et renaissent». Il est animé comme son héroïne «par la lutte sans merci, épouvantable et titanesque de la vie et de la mort».

 

Aimé Césaire

L'écriture épouse efficacement le mouvement de cette houle. Outre un recours abondant au champ lexical de la mer (aux courants, rouleaux, déferlantes et vagues - tant destructrices que réparatrices), une narration rapide et elliptique impulse élan au texte, tout en ménageant dans ce flux linéaire des mouvements de reflux nous ramenant parfois très loin en arrière. De très belles descriptions de paysages, tant martiniquais que parfois algériens, montrent de plus une aptitude à les corréler avec un imaginaire souvent nourri des profondeurs de l'histoire, et à en saisir les jeux de forces et de tension. Tandis que nombre de brefs commentaires informatifs disséminés dans le texte ancrent ce dernier dans une réalité objective.

La grande trouvaille narrative de l'auteur est d'avoir introduit, dans une sorte de subtile mise en abyme, un personnage-écrivain grand ami de Mario qui peu à peu fera partie de cette famille et deviendra le «second confident» d'Eva (après son fils), et même celui de son ex-mari Pierre-Luc. Un procédé qui donne un surplus d'incarnation à ses personnages, nous les rendant très proches.

Dépositaire de «mille archives intérieures», Eva, la muse de Renaud, se confie ainsi souvent à lui, répondant à ses questions et lui donnant le privilège de parcourir ses albums photos en vue du travail qu'il a entrepris de lui consacrer – et que l'on devine être ce roman. Et Serge-Michel Fouche semble bien partager avec ce Renaud Dordogne – dont nous découvrirons qu'il appartient aussi à cette île par sa famille maternelle - ses appréhensions et ses espoirs de primo-romancier. Il possède de plus manifestement comme lui le goût de l'enquête, un attachement respectueux à ses personnages et la passion de la Martinique.

 

 

Bien qu'ayant choisi un récit classique à la troisième personne avec un narrateur pouvant passer du point de vue d'un personnage à un autre et insérer des clins d'oeil prémonitoires, l'auteur a renoncé à «la logique un peu froide et dominatrice du romancier», ne voulant pas trahir la «vérité secrète et mouvante» de ses personnages. Il donne ainsi forme, avec précaution et délicatesse, à leurs désirs et leurs peurs, leurs pensées et leurs souvenirs.

«Explorateur du vide», comme son alter ego, il s'attache à restituer aux clichés vieillis décrits tout leur «éclat inviolable» en dépit du passage du temps. Il traque ces images oubliées qui soudain ressurgissent à la faveur d'un lieu ou d'un événement et redonne vie à toute cette «réserve de souvenirs antérieurs» (non vécus directement) qui lui fut confiée, dans une fascinante «escalade» ravivant la mémoire des disparus.

S'appropriant toutes ces précieuses reliques, l'auteur parvient à partager avec son lecteur ce don de visualiser, entendre et sentir ces souvenirs comme s'il avait été projeté à rebours dans le temps, lui faisant vivre ces petites scènes mémorables à travers les yeux de ses personnages de papier.

 

Et, à l'image de l'épopée du Matoutou (succession d'évènements plus ou moins héroïques qui, de la Martinique à l'appartement parisien de la rue Le Brun, touche à la réalisation de ce chef d'oeuvre gustatif et festif créole), tous ces «jours glorieux» vécus intensément se renouvellent ainsi à l'infini «bien au-delà des vies où ils s'étaient d'abord logés».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les jours glorieux d'Eva Saint-Amour, Serge-Michel Fouche, éditions Complicités, février 2022, 186 p.

 

A propos de l'auteur :
 

Serge-Michel FOUCHE est né en 1951 à Fort-de-France, qu’il quitta en 1968 pour suivre des études de lettres classiques et de philosophie à Paris. Professeur, puis chef d’établissement scolaire et chargé de diverses missions académiques, il a vécu et travaillé aussi bien à la Martinique qu’en Normandie, en Bretagne, dans le Nord-Pas-de-Calais, en Ile-de-France, dans la région de Lyon ou en Algérie.
Sur le plan littéraire, il s’est tôt consacré à la poésie, sans publier de recueil ; quelques poèmes ont paru en revue, à Fort-de-France (1990) et à Port-au-Prince (1991). Les jours glorieux d’Eva Saint-Amour, écrit entre 2017 et 2020, est son premier roman.

 

EXTRAITS :

15

p.147/148

(…)

Prise aujourd'hui d'un de ses fous rires interminables qui la grisaient parfois, Eva tentait comme elle pouvait de remettre au jour, à l'intention de Renaud, cette succession d'événements, plus ou moins héroïques et dignes de mémoire, qui, de Marseille à Paris puis dans l'appartement de la rue Le Brun, touchaient à la réalisation du matoutou de 1975. Lui, se rappelait avoir fait l'expérience d'une découverte unique, devenue référence indépassable sur son échelle de goût – sans doute aussi affectivement et dans l'histoire de leurs relations. Il ne pouvait en être ainsi pour elle.

Eva, certes, conservait du repas servi ce jour-là à ses proches et aux amis de Mario, qui l'avaient tous inondée de compliments, le souvenir d'une œuvre unique. Mais ni ce qu'elle avait vécu alors, ni la perception qu'elle en avait quarante ans plus tard, ne se limitait à la préparation ou à la confection du plat, non plus qu'à la réception elle-même. Restait essentiellement, pour elle, toute cette histoire, ramassée à sa manière en une formule que Renaud trouva délicieuse : « l'aventure initiale, le train, la marche et les semaines dans la baignoire ... » Elle affirmait qu'un « Matoutou comme celui-là » avait été « la croix et la bannière » : il relevait « s'il fallait y trouver du mérite », de « la liste des travaux d'Hercule » de sa vie (…)

18

p.171

(…)

Moins ironique, mais aussi vertigineux que le passage des siècles et l'envol du temps, l'espace... Couleurs et formes... Souffle et mouvement... Paysage tantôt scalpé, savamment éventré, comme vomi dans une mer qui ne veut rien céder à la terre, tantôt nourri de forces intimes, de hautes arborescences, grandies au lait de sources qui pleuvent du nord au sud de l'île toute en offrande. On est saisi par la même âpreté, la même déferlante, la même trompeuse patience du «Pain de sucre», balayé et mordu par les vagues sans merci de la côte atlantique. Sur une mer presque toujours forte à très forte par ici, 5 ou 6 sur l'échelle de Douglas, on n'observe aujourd'hui qu'une houle modérée... Combien, heureux et inspirés, se laissent encore griser, tel le poète déjà un peu oublié du Cahier d'un retour au pays natal, par cette mystérieuse fusion, où s'épousent la « tourmentée concentration sensuelle du gras téton des mornes » et « la grand' lèche hystérique de la mer » ?

Au loin, toujours, se dessine la Pelée : elle crache le sable noir du nord de l'île et, de siècle en siècle, fait remonter la mer depuis les profondeurs jusqu'à l'ultime panache des palmiers royaux, avec sa lave de mort et ses grondements d'abysses.

(...)

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Publié dans Fiction

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