Niente per lei / Rien pour elle, de Laura Mancini
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Paru en Italie en 2020 et venant d'être édité dans une remarquable traduction française de Lise Chapuis et Florence Courriol, Niente per lei/ Rien pour elle est le premier roman de Laura Mancini.
Dans une Rome en constante mutation, de la seconde guerre mondiale au début des années 1990, nous y suivons le parcours mouvementé d'une jeune héroïne appartenant au sous-prolétariat urbain : sa lutte individuelle et très concrète pour la survie.
Se mettant en retrait de la grande histoire et des évolutions politiques et sociales pourtant bien présentes en arrière-plan, l'auteure nous fait découvrir de nombreux visages de sa ville natale dans une approche micro-sociétale. Elle s'attache ainsi au regard acéré que porte son héroïne, invisible et étrangère au monde extérieur, sur sa petite vie et sur la vie ordinaire des gens qui l'entourent et qu'elle croise dans les établissements où elle travaille ou pénètre, dans ses lieux d'habitation comme dans la rue. Privilégiant les figures féminines, elle interroge de plus, sur trois générations, la maternité et la relation mère/fille.
Un magnifique roman d'une maîtrise étonnante, tant du point de vue des choix narratifs, et notamment de l'originalité de la construction, que de la richesse et de la puissance évocatrice de la langue.
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Bombardement de San lorenzo, juillet 1943
Le récit se déroule sur un cycle de quarante-sept ans. S'ouvrant à San Lorenzo pendant les terribles bombardements américains de juillet 1943 dans l'abri anti-aérien où Tullia, âgée de six ans, s'est réfugiée avec son père Giuseppe, sa mère Rosa, enceinte de sept mois, et ses frères Elio secondo et Saverio, il se termine au printemps 1990 dans ce même quartier de San Lorenzo et du cimetière du Verano.
Retranchée en son for intérieur, cette petite fille taiseuse grandira, surmontant avec détermination et sérénité de multiples épreuves tout en sachant glaner au passage de petits moments de joie : un parcours marqué par plusieurs grandes ruptures.
Contrainte de gagner la vie familiale comme vendeuse ambulante dès l'âge de dix ans, elle rompra les ponts à vingt ans avec une mère autoritaire et mal aimante, préférant se retrouver à la rue à enchaîner courageusement les petits boulots. Elle décidera quelques années plus tard, contre l'avis de tous, de garder et d'élever seule son enfant au prix de tous les sacrifices et, si elle trouvera enfin à la quarantaine un emploi de cuisinière épanouissant, elle devra chasser sa fille Marzia de chez elle, se retrouvant seule à nouveau...
Tullia, avec le recul des années, nous fait le récit de sa vie, soulignant rétrospectivement les épisodes qui furent pour elle les plus durs ou les plus heureux, et introduisant dans ses descriptions une certaine distance comique. Elle nous raconte cette histoire au passé simple dans une langue grammaticalement très correcte aux formulations souvent recherchées, ce qui semble étrange pour une héroïne ayant quitté l'école à dix ans. Même si, amoureuse des mots, elle a enrichi son vocabulaire à force de curiosité et d'observation, elle n'a en effet commencé à lire des romans et à fréquenter les grands écrivains qu'à quarante ans passés. Et l'on peut penser que cette histoire a été écrite par une héroïne devenue ensuite écrivaine. Se terminant par un remerciement au Professeur (1) qui nous ramène soudainement au présent de la narratrice, le chapitre "Les livres" le laisse supposer (2) :
«Je lui dois beaucoup de tout ce que j'ai lu, tout ce que j'ai écrit, et quelques mots nouveaux me concernant. / Gli devo molto di quello che ho letto, tutto di quello che ho scritto, e qualche parol anuova, riferita a me.»
1) Grand lecteur et écrivain chez qui travaille sa petite sœur Aurora
2) A quinze ans, cette "fille simple" qui résistait encore aux romans et poèmes mais aimait écouter une jeune fille du patronage faire la lecture aux anciens avait certes écrit un petit conte - qu'elle jeta et ne revendiqua jamais de peur des moqueries. Mais son commentaire quand elle rencontre le professeur bien des années plus tard ne peut en aucun cas y faire référence
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Rome, Portonaccio, années 1960
Laura Mancini use d'une langue très fluide et évocatrice au lexique précis et imagé, riche de comparaisons et de symboles. Les notations sur la lumière (symbole d'espoir) et surtout sur l'air (symbole de vie) imprègnent notamment tout ce roman. La narratrice asthmatique ressent ainsi toutes les déconvenues dans ses poumons douloureux, alors qu'au village de Capistrello - sorte de parenthèse enchantée de sa prime enfance - l'air était plus léger qu'à Rome ou que dans ce logement en sous-sol de la périphérie laissant entrer peu d'air et de lumière... Et, ayant déjà commencé à reprendre son souffle avec sa nomination au poste de cuisinière, elle devra attendre le printemps rédempteur de cette journée ensoleillée de mars clôturant le livre pour que s'ouvre enfin (dans l'excipit) la possibilité d'une vie nouvelle : «et j'ouvris la fenêtre pour faire entrer l'air./ e aprii la finestra per far intrare l'aria.»
L'auteure joue avec subtilité du contraste entre les registres de langues. Si le récit s'apparente à une sorte de long monologue d'une écriture très classique traduisant l'intensité de la vie intérieure de sa narratrice solitaire, il intègre au discours direct libre les paroles de ses proches (Rosa, frères et sœur, collègues de travail ou voisines ...) ou glanées dans la rue : des paroles en romanesco, ce savoureux dialecte populaire plein de vivacité si typique de Rome. Tandis que quand l'héroïne sort de ses observations, réflexions ou rêveries pour échanger directement avec l'extérieur dans cette langue orale familière incisive, les dialogues (marqués par un simple retour à la ligne) se fondent harmonieusement dans le récit. Et l'on doit saluer au passage la performance des traductrices qui ont su trouver un équivalent français à ce dialecte littéralement intraduisible sans rompre la fluidité de ce récit bariolé par un contraste trop fort.
Laura Mancini magnifie ainsi cette langue exprimant l'âme du peuple de Rome et apporte à son texte une certaine théâtralité, faisant de la dure vie de son héroïne non un drame misérabiliste mais une tragi-comédie. Au travers de sa narratrice si attentive aux détails, elle redonne de plus une certaine dignité à tout ces petits métiers romains - essentiellement féminins - en posant des mots sur ces activités subalternes peu qualifiées et souvent méprisées. Et elle montre habilement par ailleurs combien Tullia peine à s'émanciper de sa mère et reste marquée par son enfance. Outre que son héroïne se réfère sans cesse à Rosa, imaginant (au conditionnel) ce qu'elle aurait fait ou dit dans des circonstances similaires, elle a tendance à se dédoubler, ses rêveries la transportant en d'autres temps ou lieux. Et l'auteure fait même parfois avancer longuement le son récit sur deux plans temporels parallèles, les passages en italiques ramenant l'héroïne à son vécu (3).
3) Tullia fait ainsi un parallèle entre son enfance et celle de sa fille dans le chapitre "Le château", et entre les rapports de Marina Ranieri avec ses riches parents et les siens avec Rosa ou Giuseppe dans le chapitre "La fête"
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Plage de Santa Severa
Si l'on ne perd jamais de vue le fil linéaire de ce chemin d'une dure vie de labeur et de misère, Laura Mancini a opté pour un récit elliptique très fragmenté faisant se succéder dans divers lieux de Rome (4) d'année en année - voire avec des sauts de deux, trois ou quatre ans - des sortes de saynètes autonomes marquant des petits moments importants. Et les titres de ces trente-deux chapitres, comportant toujours la date et le lieu, s'attachent le plus souvent à de petites choses, à des éléments revêtant une dimension symbolique : la carpette, la mallette, les chiffons, les petits gâteaux, la vapeur, la mayonnaise, la benne, les livres …
Impulsant un rythme bondissant épousant la façon dont l'héroïne mue ses souffrances en énergie pour toujours aller de l'avant, et éloignant de ce fait toute trajectoire fataliste et misérabiliste, chacun de ces courts chapitres possède sa propre tonalité et se termine en force dans une sorte de chute. Brossant avec vivacité de petits tableaux colorés, l'auteure parvient ainsi à reconstituer habilement la mosaïque de la vie émaillée de petits événements de son héroïne, tout comme celle de cette ville romaine constituée de multiples petits mondes décrits dans leurs moindres détails.
4) Le roman se déroule dans divers quartiers de Rome et de sa périphérie, avec quelques rares incursions en forme de parenthèses idylliques au village de Capistrello et à Santa Severa
Portraits de femmes
Niente per lei/Rien pour elle comporte de nombreux personnages mais les hommes n'y prennent pas la lumière, même si quelques figures masculines en émergent (celle de Giuseppe, le père mort prématurément et idéalisé, ou de Saverio, le frère dont l'héroïne est la plus proche). Ce roman brosse en effet essentiellement de beaux portraits de femmes très diverses : zia Giovaninna, le soleil de San Lorenzo qui avait fait de sa propre vie une œuvre d'art, Aurora, la petite dernière conçue sans désir dans l'espoir de guérison de la maladie mentale de Rosa, Tiziana la voisine qui a tout vu dans sa vie pourvu qu'au bout il y ait de la monnaie, Leila, la belle et manipulatrice ouvrière engagée dans les combats syndicaux, Marzia devenue si différente de ce qu'elle promettait petite fille, la doctoresse Ranieri et sa capricieuse fille Marina... Et la psychologie de l'héroïne narratrice Tullia s'avère de loin la plus complexe et la plus approfondie.
Fille au cœur tendre sous sa rudesse, fière et pragmatique, elle exige le respect. Portée par la soif d'apprendre et de s'améliorer, par un idéal de pureté, elle met un point d'honneur à effectuer tout travail avec sérieux et efficacité. Et elle garde toujours espoir malgré ses nombreux malheurs : «l'imprévu faisait partie de mon plan, l'objectif d'une juste survie me maintiendrait debout encore longtemps./ l'imprevisto faceva parte del piano, lo scopo di una giusta sopravvivenza mi avrebbe tenuta in piedi ancora per molto.»
Rien ne lui est pourtant épargné. Elle doit faire face très tôt à la guerre, au travail et à la misère, à la mort, à l'indifférence et la violence de sa mère, à la perte de sa maison. Elle doit affronter l'injustice et la solitude, élever une enfant sans père au prix des travaux les plus pénibles et subir parfois l'hostilité de ses collègues .... Mais rien ne l'ébranle, elle reste debout et ces malheurs semblent glisser sur elle. Un paradoxe que traduit bien l'ambivalence du titre ! Tullia s'accroche ainsi fermement à sa stratégie de survie : à son désir de vivre dignement et de trouver un bonheur simple :
«C'était là la seule idée que je poursuivais, et que je continuerais à poursuivre, le dénouement heureux de notre petite histoire / Era quella l'unica idea che inseguivo e avrei continuato a inseguire, il lieto fine della nostra piccola storia .»
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L'héroïne ne peut se comprendre sans son rapport à Rosa, cette mère incapable de sentiment et ne souriant jamais, femme despotique et cruelle à l'esprit dérangé mais à l'énergie fascinante qui continuera de la hanter après son départ : «...une femme insupportable et cruelle qui avait été et serait toujours restée dix pouces devant chacun de nous/ Quella donna insopportabile e crudele che era sempre stata, e sempre sarebbe rimasta, dieci spanne avanti rispetto a ognuno di noi», commentera l'héroïne en guise d'épitaphe. Et seule la mort pourra la libérer de cette mère étouffante, asphyxiante, lui permettre de respirer pleinement : «Mors tua vita mea.»(5).
L'auteure s'est focalisée sur ce rapport complexe de haine et d'admiration qu'entretient l'héroïne pour cette mère à la fois modèle (6) et repoussoir qui semble la poursuivre de sa malédiction. Tullia, qui a tenté de s'émanciper de sa condition de fille-esclave et voulait être une vraie mère, une bonne mère, a donné toute sa tendresse à sa fille, se sacrifiant pour l'élever en respectant sa personnalité. Elle assistera pourtant impuissante à la faillite de son éducation, Marzia reproduisant de plus sa propre erreur en se retrouvant à son tour fille-mère. Aussi entend-elle intérieurement ricaner la voix maternelle : «Rosa ricanait j'ai pas réussi, crois pas que tu vas réussir non plus./ Rosa ghignava nun ce sò riuscita io, nun ce riesci manco te.»
Dépassant un certain fatalisme social, il semblerait que ce rapport mère/fille soit particulièrement difficile. L'héroïne narratrice observe ainsi en contrepoint la relation de la doctoresse Ranieri avec sa fille trop gâtée : une expérience décevante de la maternité qui semble unir ces femmes par-delà les différences sociales.
5) Expression latine signifiant "Ta mort est ma vie"
6) Ainsi quand sa mère à quatre/cinq ans lui demande ce qu'elle voudrait faire quand elle sera grande, répond-elle : " Je veux faire toi. / Voglio fare te."
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Cimetière du Verano
Portrait d'une Rome se relevant de ses blessures avec énergie
Pour son héroïne qui se retrouva si jeune dans la rue, et que la violence dominatrice et l'injustice de Rosa poussa à abandonner le foyer familial, Rome devient une seconde mère pourvoyant à son éducation, et même sa seule amie. Tullia grandira ainsi avec la rue («On avait grandi, la rue et moi./ Eravamo cresciuto, la strada e io.»), se transformant d'épreuve en épreuve tandis que cette cité romaine d'après guerre connaît d'importants changements. Dans sa solitude, elle se réconfortera du spectacle unique de la rue, observant cette foule d'inconnus : «Tous ces signes de vitalité pris ensemble donnaient l'illusion de n'être jamais seul, même lorsqu'on l'était totalement, comme c'était mon cas. /La somma di quegli indizi di vitalità faceva da impalcatura all'illusione di non essere mai soli, ache quando lo si era completamente, come nel moi caso.»
Loin d'un simple décor, Rome est une scène colorée où s'agitent les protagonistes et tout ce petit peuple romain dont Stendhal notait déjà l'énergie. Et Tullia, à l'instar de l'hirondelle du petit conte qu'elle écrivit adolescente, trompe sa solitude «avec le spectacle tantôt comique tantôt indigne de la vie des hommes/ con lo spettacolo a volte buffo a volte in degno della vita degli uomini».
Rome est aussi pour elle un miroir reflétant, épousant ses états d'âmes. Elle lui apparait tantôt dans toute sa violence, sous son visage le plus cru ou sa mélancolie, tantôt comme une fête, ce que souligne une écriture volontiers expressionniste. Et la ville célèbre ainsi sa réconciliation avec sa fille : «le ciel de Rome large et magnanime sur nos fautes et nos rédemptions. /il cielo di Roma, largo e magnanimo sulle nostre colpe e le nostre redenzioni.»
Tout ceci montre combien l'image de son héroïne et celle de sa ville natale sont pour l'auteure indissociables, combien leur vitalité se nourrit l'une de l'autre :
«Ces gens-là c'étaient nous, nous le peuple de Rome, avec le goût du comique et une faim de loup, une vie partagée entre poussière et plaisanterie. Quelli eravano noi, la gente di Roma, con il gusto dell'esilarante é una fama nera, una vita divisa tra polvere e bazzellete.»
Laura Mancini nous balade ainsi dans les rues de cette Rome qui se relève des blessures de la guerre avec une force similaire à celle de Tullia surmontant ses épreuves. Dans un style à la fois très visuel, cinématographique mais aussi théâtral, elle saisit avec intensité tout ce mouvement, toute cette vitalité, et nous fait entendre la voix particulière de ce petit peuple romain qui était déjà le protagoniste principal des Racconti romani, célèbre recueil de nouvelles d'Alberto Moravia.
Et elle rend ainsi un très bel hommage aux femmes qui portent tant de fardeaux avec énergie et à la vitalité du peuple de Rome.
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Niente per lei, Laura Mancini, Edizioni e/o 2020, 222 p.
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Rien pour elle, traduit de l'italien par Florence Courriol et Lise Chapuis, éditions Agullo, 24 février 2022, 284 p.
Laura Mancini, née à Rome en 1985, est rédactrice et travaille dans le monde de la communication. Elle est chercheuse conceptuelle pour la maison de couture italienne Valentino. Rien pour elle est son premier roman.
Diplômée en langues et littératures française et italienne, docteure en littérature comparée, Lise Chapuis traduit depuis plus de vingt ans des textes littéraires italiens, attentive en particulier aux voix originales de la création romanesque contemporaine. Elle anime régulièrement des ateliers de traduction. Parmi les autrices et auteurs qu’ elle a traduit (e) s : Giosuè Calaciura, Claudia Durastanti, Chiara Mezzalama, Antonio Tabucchi, Juan Rodolfo Wilcock, Giorgio Manganelli, Francesco Permunian, Marco Lodoli...
Docteure en études italiennes et agrégée d’italien, Florence Courriol mène une carrière universitaire entre la France et l’Italie. Entre 2018 et 2020, elle a travaillé à l’Institut français d’Italie à la coopération universitaire. Elle se consacre également à la traduction littéraire, principalement de l’italien vers le français. Parmi les autrices et auteurs qu’elle a traduit(e)s : Ubah Cristina Ali Farah, Anna Felder, Veronica Galletta, Francesco Guicciardini, Filippo Tapparelli, Lisa Ginzburg, Ruska Jorjoliani, Giorgio Orelli, Fabio Pusterla, Tiziano Scarpa...
1956 - AURORA
San Pietro, hotel Leonardo
p.54
(…) Dunque quel giorno, mentre mio padre con una sola parola mi destinava l'ultima missione - crescere Aurora tanta sana e forte quanto lui non era stato mai - ero concentrata sulla schiuma, che volevo far diventare spumosa, non troppo densa, leggera e digeribile, come il demi-chef aveva disposto. Ancora un goccio di latte nella tazza. I polmoni di Giuseppe dovevano esserci accasciati armoniosamente l'uno sull'altro proprio in quel momento, esalando l'ultimo soffio, un sottilissiomo filo d'aria che però aveva dentro tutto, le passeggiate e i pini maritimi, la bicicletta e i capelli bagnati, i biscotti secchi, il colore giallo e le canzoni napolitane. Una spolverata di cacao amaro per guarnire. Le cose che più piacevano a moi padrefinivano con quello spiffero, uscito per non tornare da sacche ormai vuote e inservibili che si adagiavano sul fondo. La tazza sul piattino, il cucchiaino lucido.
(...)
p. 69/70
(…) Ce jour-là, alors que mon père, d'un seul mot, m'assignait son ultime mission – élever Aurora et faire d'elle une personne plus gaillarde et robuste qu'il ne l'avait jamais été – j'étais concentrée sur ma mousse de lait, que je voulais rendre crémeuse, pas trop épaisse, légère et digeste, comme exigé par le demi-chef. Encore une goutte de lait dans la tasse de café. C'est à cet instant que les poumons de Giuseppe avaient dû s'affaisser dans une douce harmonie, exhalant leur dernier souffle, un filet d'air extrêmement ténu mais qui contenait tout : les promenades et les pins parasols, le vélo et les cheveux mouillés, les biscuits secs, la couleur jaune et les chansons napolitaines. Une pincée de poudre de cacao pour décorer le tout. Les choses qui plaisaient le plus à mon père s'achevaient sur cette petite bouffée d'air, expirée pour ne plus jamais y revenir par ces poches désormais vides et inutiles qui s'étaient aplaties. La tasse sur la soucoupe, la petite cuillère brillante.
(...)
1959 - TIZIANA
Roma, piazza Vittorio
p.72/73
(...) Per tirarmi su di morale mi sforzavo di valutare i vantaggi di un lavoro temporaneo a piazza Vittorio. In primo luogo, non era poco condividere il carico quotidiano con un oceano di sconosciuti. Specialmente al mattino, la folla che transitava per i portici garantiva uno spettacolo unico. Giornali e sacchetti di pane sottobraccio, cappellacci, bastoni, cicche di sigarette, baffi, fermagli, mani strette, mani in tasca, mani chiuse a pugno, mani ciondoloni, mani alla bocca per urlarsi improperi e annunciare notizie. La somma di quegli indizi di vitalità faceva da impalcatura all'illusione di non essere mai soli, anche quando lo si era completamente, come nel mio caso. Nonostante tutto, l'euforia per le poche ma promettenti mosse dopo la fuga da casa reggeva ancora bene, ed era in quella condizione di spirito che attraversavo ogni giorno il mio zoo, con l'unica compagnia della speranza in tempi megliori.
(...)
p. 92
(…) Pour me remonter le moral, je m'efforçais d'évaluer les avantages d'un travail temporaire à piazza Vittorio. En premier lieu, ce n'était pas rien de partager mon occupation quotidienne avec une marée d'inconnus. Particulièrement le matin, la foule qui passait sous les arcades garantissait un spectacle unique. Journaux et sacs de pain sous le bras, vilains chapeaux, cannes, mégots de cigarettes, moustaches, barrettes, poignées de mains, mains dans les poches, poings serrés, bras ballants, mains en porte-voix pour hurler des insultes et annoncer des nouvelles. Tous ces signes de vitalité, pris ensemble, donnaient l'illusion de n'être jamais seul, même lorsqu'on l'était totalement, comme c'était mon cas. Malgré tout, l'euphorie de mes divers déplacements, rares mais prometteurs, après avoir fui la maison résistait encore pas mal, et c'était dans cet état d'esprit que je traversais chaque jour mon zoo, avec pour seule compagnie l'espoir de temps meilleurs.
(...)
p.75
(...)
Tra tutti i palazzi preferivo quello vicino al banco di tale Romano il Gagliardo. Vendeva piccoli aggeggi per riparazioni di poco conto, lampadine, bulloni, nastri adesivi, spray. Le sue sparate alle signore che circolavano scettiche davanti alla cianfrusaglie erano spassose, aggressive e piacione, spesso fuori luogo. Anvedi come s'è fatta caruccia oggi signò?, me sò innamorato! Ma sotto s'ta veste bella stirata lei è 'n diavolo, è vero sì o no signò? E allora a casa del diavolo non je vengo certo a insegnà robba de fuoco, o sbajo? Trecento lire per un olio da forno che lèvate, signora mia. Ah ah, a me quanto piace esse' 'n porraccio! Scemenze, ma tanto divertenti che cercavo di fare il minor rumore possibile mentre strofinavo le scale per non perderne nemenno una. (…)
p.96/97
(…)
De tous les immeubles, mon préféré était celui qui était à côté de l'étal du type qu'on surnommait Romano le Gaillard. Il vendait des bricoles pour de menues réparations, des ampoules, des boulons, des rubans adhésifs, des sprays. Ses tirades à l'adresse des dames qui circulaient, l'air sceptique, devant son bric-à-brac étaient marrantes, agressives et surjouées, souvent mal à propos. Mais voyez comme elle s'est pomponnée aujourd'hui, ma p'tite dame, ça y est je suis amoureux! Mais je parie que sous ce vêtement bien repassé, c'est un vrai diable, hein ma p'tite dame? Et alors je vais pas venir, moi, chez le diable lui apprendre à faire du feu, bien vrai? Trois cents lires l'huile sensass pour le four, m'dame! Ha,ha, j'aime bien ça, moi, être un pauvre diable! Des bêtises, mais si amusantes que je m'efforçais de faire le moins de bruit possible en lavant les escaliers pour n'en manquer aucune. (...)