Seyvoz, de Maylis de Kerangal et Joy Sorman
Toutes deux membres du collectif d'auteurs Inculte, Maylis de Kerangal et Joy Sorman qui partagent, outre leur intérêt pour la langue, une sensibilité aux lieux et aux paysages et le goût de l'archive, de la documentation, se connaissent depuis longtemps et ont déjà travaillé ensemble (1).
1) Elles ont notamment publié en2019 un article sur l'hôpital psychiatrique de Saint Alban en Lozère
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Le vieux village de Tignes, et l'emplacement prévu du barrage
Sollicitées par cet éditeur pour un travail collectif, elles ont eu envie de se lancer dans l'écriture, difficile, d'une fiction à quatre mains sur le barrage hydroélectrique et le lac artificiel du Chevril (rebaptisé Seyvoz) qui engloutit en 1952 ce vieux village montagnard de Tignes si paisible, sacrifié à la modernité lors de la reconstruction nationale d'après guerre. Une catastrophe d'origine humaine emblématique de notre histoire industrielle, qui fut très documentée car la réalisation du projet cristallisa à l'époque une farouche opposition. Et, pour elles, un sujet en or …
Elles se sont donc d'abord rendues sur les lieux pour en ressentir l'esprit puis, ensemble, ont imaginé une histoire et réfléchi à la manière de la raconter. Et même si elles furent amenées par la suite à se répartir le travail, elles ont tout refiltré pour aboutir à un texte vraiment commun.
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Tomi Motz, ingénieur parisien envoyé quatre jours en mission pour contrôler les installations du barrage hydroélectrique, arrive à la mi-avril au lac d'altitude de Seyvoz, en Haute-Tarentaise. D'emblée, il est troublé par l'atmosphère étrange émanant de ces lieux solitaires, et il verra peu à peu ses perceptions sensorielles vaciller, le réel se dérobant de manière inquiétante...
Partant de cette intrigue très simple, Maylis de Kerangal et Joy Sorman ont conçu un dispositif narratif complexe.
Seyvoz se divise ainsi en quatre parties correspondant aux quatre jours de la mission de son héros. Et, sur le fil linéaire d'un récit au présent et à la troisième personne, se greffe au sein de chacune d'entre elles un fil vertical ponctuel sondant le passé englouti de ces lieux pour en faire remonter la mémoire : un fil venant hanter le récit. Narré, lui, à la première personne, ce second fil s'attache à quatre moments ayant marqué la disparition du village et la construction du barrage (2) en se plaçant du point de vue des individus en ayant souffert.
Les deux auteures ont de plus adopté un code typographique de couleurs, distinguant en bleu ce fil faisant affleurer l'invisible qui restitue à ce paysage de Seyvoz toute son épaisseur historique et humainement tragique.
2) La récupération des cloches qui depuis des siècles rythmaient la vie du village, le lourd tribut de vies englouties par un chantier ayant mobilisés des milliers d'ouvriers dont une grande part d'immigrés, l'exhumation des cercueils du cimetière où ces morts reposaient en paix, et le brutal dynamitage des maisons du village suivi de leur mise à feu (pour éviter que des débris de bois n'endommagent les turbines)
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Malheureusement cette architecture s'est avérée pour moi un peu bancale car les strates explorées par ce second fil via ces sortes de "carottages" peinent à s'intégrer dans l'élan du récit linéaire pour plusieurs raisons.
D'abord à mon sens parce que son "je" narratif omniscient, assez artificiel, ne réussit pas à relier ces quatre moments très disparates ni à leur donner chair. Mais surtout parce que ce fil minoritaire d'un récit déjà très court concentre l'essentiel de sa veine documentaire, d'où une effet de saturation (3).
Et c'est d'autant plus dommage que le riche fil narratif principal, doté lui-même d'une certaine complexité, fonctionne parfaitement.
Dans le récit principal en effet, la narration au présent, nerveuse et rapide, avance avec élan dans une succession de verbes décrivant les gestes et une répétition des mêmes rituels. Mais aussi de manière hyper précise, nombre d'objets, personnifiés, étant même désignés par leur marque. Et cette narration s'adapte parfaitement à la dynamique comme à la mécanique d'un cadre d'entreprise pressé et connecté en permanence sur le monde extérieur via Internet. D'un héros qui ne trouve le temps de se ressourcer que la nuit dans ce sommeil paradoxal réparateur : celui des rêves les plus intenses dont nous restent au matin des lambeaux.
3) Si ces deux auteures explorant beaucoup la veine documentaire ont parfois commis séparément quelques excès en ce sens, noyés dans la masse, ils n'affectaient que rarement leurs fictions, et il semble qu'elles aient cumulé ici ce petit défaut
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Statuette Yaka du Congo
Le roman peut se lire comme une critique de cette modernité à laquelle fut sacrifiée une communauté aux racines séculaires, et ayant entraîné une certaine disparition de l'humain (avec cette image forte d'un ouvrier espagnol coulé dans le béton du barrage). Comme une critique ce cette ère technologique et rationnelle perturbant l'équilibre des hommes qui, comme les paysages, ne s'ancrent pas que dans une réalité de surface.
Contaminé par ce dysfonctionnement affectant sa perception d'un paysage ambivalent dont la réalité de surface semble perturbée par celle émanant des profondeurs, Tomi Motz voit ainsi son équilibre personnel se dérégler jusque dans son sommeil. Et, au soir du dernier jour, il s'en retournera dans la trépidante capitale parisienne, prévoyant de passer d'abord à Drouot récupérer cette statuette Yaka établissant «un lien entre monde visible et forces invisibles» acquise aux enchères sur le Net durant son séjour : «une sorte d'ex-voto secret du village englouti».
Au sortir de cette perturbante aventure virant au fantastique, il semble ainsi en voie de guérison. Sans doute en effet pourra-t-il mieux ajuster ces deux faces de lui-même, comme les deux faces du monde...
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Seyvoz, Maylis de Kerangal et Joy Sorman, Inculte, février 2022, 112 p.
Maylis de Kerangal est l'auteure de Corniche Kennedy (2008), Naissance d'un pont (2010, prix Médicis, prix Franz Hessel), Tangente vers l'Est (2012), Réparer les vivants (2014, Prix des étudiants France Culture-Télérama, Grand Prix du Livre RTL-Lire), Un monde A portée de main (2018) et Canoës (2021), tous parus aux éditions Verticales.
Joy Sorman publie son premier roman en 2005, Boys, boys, boys, lauréat du prix de Flore. Suivent notamment, chez Gallimard, Gros oeuvre (2009), Paris Gare du Nord (2011), Comme une bête (2012), La Peau de l'ours (2014). puis Sciences de la vie (Seuil, 2017) et A la folie (Flammarion, 2021).
EXTRAIT :
On peut feuilleter les premières pages du livre (p.7/10) : ICI