Les oubliés, de Thanassis Hatzopoulos

Publié le par Emmanuelle Caminade

Les oubliés, de Thanassis Hatzopoulos

Publié en 2014 dans sa version originale, Les oubliés est le premier ouvrage fictionnel en prose du psychanalyste et célèbre poète grec Thanassis Hatzopoulos.

C'est un diptyque romanesque mettant en parallèle non des vies illustres mais deux vies ordinaires oubliées s'écartant de la normalité : celles d'une femme et d'un homme ayant vécu dans une même bourgade grecque (1), qui n'ont jamais vraiment compté pour leurs contemporains ni laissé d'empreinte de leur passage.

L'auteur y sonde le monde intérieur d'Annio, atteinte d'une légère déficience mentale – auquel fera écho ensuite celui de sa mère Maria perdant l'esprit dans sa vieillesse -, puis le monde mystérieux d'Argyris affecté, lui, d'épilepsie.

Et au travers de ces deux héros semblant étrangers aux réalités des hommes, qui naissent et meurent comme si la vie, dépourvue de sens, n'était qu'un phénomène naturel, il mène en profondeur une réflexion sur la condition humaine au sein de l'univers, révélant ces fascinations et ces peurs qui existent souterrainement en chacun de nous.

1) Deux héros qui seront fortuitement amenés à se rencontrer, comme l'évoque chacun des deux récits sur la fin, établissant ainsi une sorte de charnière entre ces deux volets narratifs

 

© Anaïs Boudot

 

Enfermés dans leur monde, «hors du champ des affaires humaines», Annio et Argyris présentent de nombreux traits communs.

Leur vie ne semble pas tourner autour du même axe que celle des autres, de ces autres dont une distance permanente, un fossé, les sépare. Ces derniers ne peuvent en effet comprendre leur fonctionnement interne, ne voyant d'eux que leur corps, et ils sont rebutés par leur gestuelle surprenante et dérangeante : mouvements brusques et gauches, cris et éclats de rire tonitruants pour Annio, immobilité statuaire d'Argyris se réfugiant dans la pénombre, les yeux baissés vers le sol.

Et ces deux héros de l'ombre sont dans une grande solitude intérieure, la première étant «envahie par un silence puissant comme de la dynamite», tandis que pour le second «la marque déposée» de la solitude, c'est «bel et bien le silence».

Annio et Argyris semblent vivre dans une perception primitive du monde, sans horizon permettant de donner sens à leur vie et de tempérer leurs angoisses. L'une n'a pas conscience du temps et vit «au jour le jour», «les causes et les conséquences n'appartenant pas à sa manière d'être, de même que le futur et le passé». L'autre, dont les yeux ne voient pas «au-delà d'un rayon de un mètre» et dont l'horizon est «exclusivement descendant», est un «homme à respirer l'instant» : «chaque bouchée avalée» quand il mange  constitue «l'événement crucial du moment».

Ayant tous deux perdu très tôt un de leurs parents, ils sont abandonnés à la terreur de la mort. La maladie d'Argyris, cette «crypte de mort au seuil de la vie» s'est ainsi révélée à la suite de la mort prématurée de sa mère, la disparition du pharmacien qui le prendra sous sa protection le laissant ensuite anéanti. Et il participera régulièrement aux rites funèbres traditionnels, accompagnant cette mort lors des enterrements au cimetière.

Quant à Annio, dont la mort du père retentit comme un orage soudain, elle vivra dès lors dans la peur : «Maman, est-ce que les filles meurent aussi ?» Et elle revient de sa chute dans le puits ou d'une secousse sismique comme d'une plongée vertigineuse dans l'abîme, comparable aux crises d'épilepsie : «Je suis allée faire un tour dans l'au-delà et j'en suis revenue». Toute disparition, que ce soit celle du soleil lors d'une éclipse ou de sa mère, la plonge dans l'affolement, la conduisant à tenter de conjurer ce passage terrifiant «d'une rive à l'autre» en apprivoisant les fantômes à sa manière.

 

homme atteint d'une crise d'épilepsie

 

Cernant progressivement les protagonistes au cours de moult petites anecdotes de la vie courante, ces récits s'appuient sur une observation attentive et constante de leur comportement. Un narrateur extérieur note ainsi de manière très précise, presque clinique, leurs diverses attitudes, leurs regards, leurs gestes et leurs paroles. Omniscient, il peut compléter et tenter d'interpréter tous ces signes en sondant également leur ressenti intime.

Et la force envoûtante de ces récits tient essentiellement à la belle écriture empathique et poétique d'un auteur qui a su leur donner une résonance mythique fondatrice. Thanassis Hatzopoulos s'attache en effet à changer totalement notre regard sur des êtres comme Annio ou Argyris en leur rendant leur pleine humanité tout en leur donnant une dimension héroïque, semblant vouloir inscrire leur histoire dans des temps immémoriaux.

L'époque reste ainsi délibérément assez floue et les lieux, proches de la mer, ne sont pas précisément situés, ce qui accroît la portée de ce roman. Certes quelques indices (2) nous renvoient à la seconde moitié du XXème siècle, mais Daphni est décrit comme un gros village marqué par des traditions rurales millénaires dans le premier récit, s'apparentant plus à une petite ville de province dans le second. Et, outre que ce toponyme signifiant "laurier" en grec nous rappelle l'instrument de musique dont Argyris est devenu le virtuose (3), il nous renvoie au célèbre site byzantin qui se trouve dans la banlieue d'Athènes sur la voie sacrée conduisant à Eleusis. De même la grande ville voisine dans le second récit, Antipoli ("la ville d'en face" en grec ancien), évoque-t-elle un site antique : celui d'un ancien comptoir grec.

On trouve de plus de nombreuses références aux «fleuves chthoniens» et à «l'Acheron» qui, dans la mythologie grecque, est une branche de la rivière souterraine du Styx sur laquelle Charon transportait en barque les âmes des défunts vers les Enfers.

2) Notamment l'évocation d'un transistor réjouissant Annio en lui apportant la compagnie de chansons et de voix sans visages

3) Une simple feuille de laurier vibrant sous le souffle d'Argyris et lui ayant valu le surnom de "rebète" (le rebétiko qui regroupe des formes musicales différentes étant devenu une musique majeure en Grèce dans les années 1950)

Charon traversant le Styx, J. Patenier

 

Thanassis Hatzopoulos est un grand poète doublé d'un psychanalyste, aussi ne s'étonne-t-on guère de son art à pénétrer le monde intérieur de ses personnages. La littérature visant comme la psychanalyse à l'expression du plus profond de l'humain, il explore ainsi leurs failles pour faire émerger "l'inconnu qui les habite" (4). Et, grâce à l'acuité d'une langue métaphorique sonnant très juste, il éclaire l'âme et donne poids à la vie de ces individus dont on ne conserve que peu de souvenirs de l'existence, s'attaquant au processus entraînant leur "invisibilisation" au sein de la société. 

Avec beaucoup de respect et de délicatesse, l'auteur réussit en effet à saisir ces vies latentes vécues au premier degré sans pleine conscience et à nous les rendre proches : des vies semblant participer d'un phénomène naturel aussi terrifiant qu'indéchiffrable et prenant une dimension cosmique. Et il nous confronte de ce fait au «caractère précaire et vulnérable de la condition humaine», à cette incontournable vérité que les hommes cherchent à éluder - raison pour laquelle, gênés par ces êtres différents qu'ils côtoient, ils ont tendance à s'en moquer ou à refuser de les voir.

Ces deux récits de vies minuscules, considérées comme anormales, ont ainsi le mérite de nous interroger en profondeur sur cet inconnu qui loge aussi en chacun de nous, Thanassis Hatzopoulos mettant puissamment et subtilement en lumière ces angoisses primordiales que les pratiques sociales et les automatismes routiniers des hommes tentent de masquer.

4) Cf son interview du 21/09/17

 

 

 

 

 

 

 

Les oubliés, Thanassis Hatzopoulos, traduit du grec par René Bouchet, Quidam, 7 septembre, 280 p.

 

A propos de l'auteur :

Né à Aliveri (Eubée, Grèce) en 1961, Thanassis Hatzopoulos, pédopsychiatre et psychanalyste, est reconnu comme un des poètes contemporains les plus importants de son pays. Ses recueils poétiques ont été traduits dans une dizaine de langues. Il a également publié des essais et un conte pour enfants, et est aussi traducteur en grec de nombreux auteurs dont Chateaubriand, Valéry, Claudel, Char, Cioran, Jaccottet, Pierre-Jean Jouve, Michel Tournier, Yves Bonnefoy.

 

EXTRAIT :

 

On peut lire un extrait sur le site de l'éditeur : ICI

 

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Publié dans Fiction

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