Iochka, de Cristian Fulaş
Le dernier ouvrage de l'écrivain roumain Cristian Fulaş (paru en 2021 dans son pays) est désormais disponible dans sa traduction française de Florica et Jean-Louis Courriol.
C'est un ample et surprenant roman empli d'humanité qui retrace la vie de son héros éponyme quasi centenaire et de ceux qui l'ont accompagné en nous transportant dans un espace aussi réel que fabuleux. L'auteur y aborde en effet la diversité des expériences humaines au travers de personnages symboliques minutieusement observés dans leurs gestes et leurs regards, dans leurs rares paroles et surtout leurs silences, saisissant leur intériorité, leur conscience de soi et leur perception de l'autre et du monde. Alliant non sans humour réalisme, dimension mythique et souffle épique d'une tonalité volontiers érotique, il y transcende étrangement la normalité contemporaine pour nous ramener à la simplicité des choses primordiales et à une sauvagerie originelle.
Il développe ainsi un questionnement philosophique et métaphysique englobant tout le champ de l'humain, revisitant les grands thèmes de la littérature : le bien et le mal, la liberté, la foi et la folie, le pouvoir, le progrès et le bonheur, comme le désir et la peur de la mort, l'amour et l'amitié, ou la maladie, la souffrance et la douleur de la perte ...
Et si l'histoire de la Roumanie est très présente en arrière-plan, si l'amour infini de son héros pour une femme l'irrigue tout du long, Iochka s'avère plus largement une réflexion sur l'humain et le temps, sur la vie et la mort.
Vieux chêne, témoin de l'éternité
Cette histoire se déroule dans la Vallée : une vallée forestière sauvage et désertique des Carpates où le silence est «à peine troublé par le murmure de l'eau et les cris des oiseaux du ciel» et qui s'apparente à une sorte d'îlot allégorique. Un petit univers merveilleux oublié de tous s'étendant entre un refuge de montagne à l'ouest, une haute chaîne de crêtes blanches au sud et une zone de collines inhabitée au nord, qu'une barrière, sorte de «frontière magique», sépare à l'est de la civilisation et des «grands changements survenus dans le monde des gens vivant au-delà».
Et le roman est construit autour de l'archétype de l'homme simple qu'est Iochka, héros emblématique de «ce lieu hors du temps, de ce petit paradis où tout se passait de la même manière depuis que le monde est monde».
Ce vieillard silencieux et solitaire fait en effet «partie intégrante de la Vallée au même titre que les arbres, que la rivière et le chemin sur lequel il avait vieilli à le parcourir».
Il «était comme la pierre, le vieux chêne, le ruisseau qui coulait là-bas depuis que la terre avait commencé à se plisser, depuis son installation dans sa petite maison aux abords de la ligne de chemin de fer». Une ligne ne menant nulle part dont la construction supervisée par le contremaître et jamais achevée donnait du travail aux hommes, à l'exception du docteur - sympathique mécréant soignant les fous de l'hospice qui y fut édifié - et du pope de l'ermitage veillant avec bonté sur les âmes de la petite communauté. Ce travail occupa ainsi Iochka dès son arrivée tout comme une cinquantaine d'ouvriers logés dans des baraquements.
Immobile à regarder paisiblement l'horizon montagneux, à scruter les eaux limpides du ruisseau ou fixer «les trous laissés par les arbres comme de vieux amis oubliés depuis longtemps mais toujours présents», le vieux Iochka laisse avec mélancolie son esprit s'égarer dans ses souvenirs et ses rêveries, dans ces «temps heureux d'autrefois» qui illuminent ses journées et le maintiennent en vie. Ses pensées dégringolent dans «l'abîme du passé», coulent «telle une vive rivière de montagne à travers les obscurs recoins de sa conscience».
«Sans dire un mot, le vieil homme semblait raconter l'histoire du monde entier», et c'est ainsi avant tout au travers du silence de ce «dernier homme d'un autre temps» semblant porter la mémoire du monde que Cristian Fulaş va nous raconter cette histoire.
Icône dans la cathédrale melkite à Haïfa
Une vallée rédemptrice
«Dans la Vallée tous vivaient dans le passé dont ils étaient sortis un jour et à mesure qu'il s'estompait, le futur ne le remplaçait pas, c'était plutôt la mort qui les sauverait et mettrait fin à une vie de péchés qu'ils expiaient dans ce désert.» (p.274)
Cette vallée paisible préservée du progrès et échappant à l'Histoire, s'inscrit dans le mythe d'un nouveau départ. Fils d'un maréchal-ferrant du coeur du pays, Iochka fut enrôlé très jeune dans l'armée et connut les violences de la guerre puis des camps soviétiques dont il réchappa par miracle, tentant ensuite de travailler comme ouvrier dans le vacarme d'une usine de la Ville (1): des mondes qui ne lui disaient rien, auxquels il se sentait profondément étranger. Aussi choisit-il de «partir vivre dans la Vallée pour essayer une nouvelle fois de tout oublier et renaître à une nouvelle vie.»
La femme qu'il aime, Ilona, «pécheresse» à la vie de débauche, le rejoint dans cette vallée où elle verra tout ce qu'elle avait vécu avant se fondre dans «une nouvelle sérénité sacrée de son corps», et elle prendra comme nom de baptême celui de Magdalena. Iléana (la maîtresse «débordante de désirs» (2) du contremaître Vasilé) quittera, elle, une existence sauvage marquée par l'irrationnel pour revenir à l'humanité en devenant «la mère de la Vallée». Quant à Vasilé, il arrive dans ce désert pour expier «les terribles actes de sa vie» en venant en aide à son prochain.
Et dans cette vallée heureuse où règne l'entre-aide et la bienveillance, chacun va désormais vivre pleinement sa vie dans l'attente de la mort.
1) On notera que la Ville non nommée et dotée d'une majuscule (tout comme la Vallée) représente toutes les grandes villes
2) Curieusement, ce sont uniquement les femmes qui dans ce roman débordent d'un désir insatiable et ce sont toujours elles qui prennent l'initiative.
Priape
De la vie et de la mort, d'Eros et de Thanatos
Cette vallée va ainsi devenir un monde des commencements s'ouvrant à la perspective de la mort. Iochka et Ilona apportent en effet dans ce Paradis sans cimetière un premier mariage et une première naissance mais aussi une première mort, créant un monde humain. Vie et mort vont dès lors s'y répondre, fin et commencement s'y rejoindre dans un cycle tournant à l'infini. Et, au mitan de ce récit, lors de cette merveilleuse saison d'automne où la nature se dirigeant «vers sa fin, suivie d'un recommencement» ressemble à l'homme, la fête dionysiaque du mariage du héros avec Ilona s'avère l'événement majeur annonçant la transformation de cette vallée édénique en vallée humaine :
«Les hommes ont continué longtemps à danser, ils ont poussé de grands cris de joie, ils ont quitté leur chemises et la ronde est devenue de plus en plus alerte pour se transformer en un cercle vivant qui semblait entraîner toute la vallée et l'emporter dans leur vécu d'hommes qui était depuis que la Terre était Terre une sorte de mort, une mort de fou.» (p.295)
Cristian Fulaş donne au désir et au plaisir sexuels une dimension fantastique, combinant avec humour crudité des détails, truculente démesure et sacralité. Et de nombreux passages de ce roman illustrent l'impulsion conjuguée d'Eros et de Thanatos, cette dialectique entre soif de vie et élan mortifère tentant de revenir à un éden primordial. L'auteur nous y décrit ainsi d'emblée Iochka, ce Priape qui s'ignore, «mourant et renaissant sous l'effet de l'émotion» dans l'attente d'Ilona qui, «mêlant l'agonie à l'extase», va lui faire découvrir le paradis :
«Elle l'a embrassé avec la passion d'une moribonde (…) et ses mains l'ont soulevée comme un flocon, l'ont posée sur cette chose grosse et longue comme un avant-bras dont il venait de découvrir l'utilité (…), sa chair a tranché l'autre chair et s'est unie avec elle, le ciel s'est ouvert et Iochka est entré dedans, il est entré et il a compris aussitôt ce qu'était ce paradis dont il avait tant entendu parler». (p.26)
l'acte sexuel s'avère «un retour au lieu primordial qui est plaisir et conduit sans arrêt vers la mort». Et quand Ilona tombera malade, «se décomposant de l'intérieur», elle inspirera aux hommes «un désir proche de la folie». L'un d'entre eux succombera même à son voyeurisme en épiant les derniers ébats frénétiques de Iochka et d'Ilona - dont le désir de vivre jusqu'au bout ressemblait «à la furie d'une bête sauvage». Le sexe se révèlera aussi une «eau de vie», tout comme l'alcool coulant à flots et semblant le dernier recours des hommes dans leur impuissance face à la mort (3), et même un «élixir de jeunesse». Pris dans les rets de jeunes femmes aux désirs insatiables prêtes à «mourir pour le plaisir» pour ressusciter, le vieux Priape de quatre-vingt ans rajeunit ainsi dans sa petite chambre au cours de scènes «qui auraient fait rougir les amateurs les plus enragés de la débauche».
3) «- Buvons, mon brave, buvons. Qu'est-ce qu'on pourrait faire d'autre ?»
Sisyphe (amphore grecque)
Une écriture ambitieuse et
parfois déroutante
Cette histoire nous est contée à la troisième personne essentiellement du point de vue de son héros mémorable mais aussi des personnages hauts en couleurs qui l'entourent, le narrateur omniscient remontant également dans le passé de certains avant leur rencontre avec Iochka. Nous explorons ainsi, outre la vie agitée d'Ilona qui autrefois collectionnait les hommes, le terrifiant passé de Vasilé ayant beaucoup de sang sur les mains et la sauvagerie fantasmagorique du monde d'Iléana qui avait été avec un loup ...
Et ce très long roman embrassant toute l'ambivalence de l'humain au travers du parcours de ses protagonistes et de leurs joies les plus simples ou de leurs souffrances, n'est pas d'une lecture facile, même si son écriture poétique rythmée et vigoureuse, alternant d'amples périodes et des successions rapides de courtes phrases tout en mêlant réalité et fantasmes, nous emporte dans son souffle. Car sa construction désordonnée et son ressassement délibérés, bien que signifiants, le rendent parfois un peu confus et fastidieux.
«… le temps semblait ne plus couler, ne plus être ordre chronologique des choses mais une masse indifférenciée de faits et de sentiments qui se manifestaient comme bon leur semblait, sans pouvoir être ordonnés par sa pensée qui ne prenait nullement en compte le passage de l'instant mais la présence, la présence simultanée de toutes les choses qui composaient la mémoire.» ( p. 454)
Rejoignant la perception de sa vie par Ilona avant sa mort, la construction semble répondre aussi à celle de Iochka à l'approche de sa fin bien des années après, l'auteur tentant de saisir cette sorte d'entité englobante échappant au temps. Le récit est ainsi fragmenté en dix-huit chapitres non linéaires effectuant constamment des sauts en arrière et en avant, ce qui demande une certaine concentration pour en suivre le fil. Mais si le puzzle peu à peu se reconstitue, tout ne semble pas toujours parfaitement clair(4).
4) J'avoue ainsi ne pas avoir bien saisi pourquoi l'auteur donne le même nom à la femme de Vasilé et à sa maîtresse dans la vallée, ce double personnage d'Iléana ne faisant qu'entretenir une certaine confusion. Sans compter que le prénom d'Ilona, la femme aimée de Iochka, n'est pas éloigné de celui d'Iléana...
L'ampleur de ce roman épouse de plus ce temps dilaté et répétitif dans lequel l'auteur désire nous immerger : «Car dans la vallée le temps apparaissait long, infiniment long depuis toujours. On aurait dit qu'il s'était dilaté depuis les débuts du monde (…) C'était le temps des choses qui ne cessent de se répéter, et par conséquent sont identiques et transforment l'univers en un labyrinthe de miroirs à l'intérieur duquel ont voit la même image de quelque côté qu'on se tourne.» (p.194)
Et Cristian Fulaş nous décrit Iochka s'appliquant inlassablement tel un Sisyphe à «faire ce qu'il fallait faire chaque jour», à refaire le même chemin. Il s'attache à souligner cette répétition de toutes choses.
On peut par ailleurs s'étonner de la prolixité d'un auteur qui déplore avec insistance (via son narrateur) l'incapacité des mots à formuler et communiquer la profondeur de notre perception des choses et de nos sentiments, mais qui commente de manière récurrente la compréhension silencieuse élémentaire et absolue de ses personnages au lieu de nous la faire simplement ressentir (5). Et que ce soit pour aborder ces longs silences partagés par Iochka et le pope, l'ami de toute une vie, cette compréhension «englobant complètement l'autre» le liant à Vasilé par «les fils invisibles du silence» ou «l'amour silencieux d'avant l'humanité, l'amour entier, sans le mensonge des mots» l'unissant à Ilona, l'auteur a paradoxalement tendance à disserter sur le silence : «Ils n'étaient que deux silences qui ne parlaient de rien parce qu'ils s'étaient tout dit en l'absence de mots, justement. A quoi bon les mots, s'ils se tenaient sous le grand chêne et si le temps était, et la terre, aussi, et le feu et l'eau et l'air, et Dieu, si tout était comme il pouvait l'être dans leur monde, le plus simple des mondes possibles ?» (p.95).
5) Il lui arrive parfois cependant de faire ressentir la richesse de ce silence sans recourir au commentaire. Notamment lorsqu'il évoque avec simplicité (à propos de la première rencontre amoureuse d'Ilona et de Iochka) «les gouttelettes de sueur à peine sensibles qui se parlaient à travers leurs doigts qui unissaient leurs mains moites » ...
Certes Cristian Fulaş a besoin à ses dires (6) de grands espaces pour s'exprimer, pour respirer, revenant sans cesse par petites touches sur les mêmes points au détriment de la concision. Mais, à la longue, cela devient un peu lassant. Et si on ne lâche pas pour autant ce vaste roman, captivé par son atmosphère envoûtante et ses personnages attachants, et fasciné par un auteur capable de créer et d'animer tout un univers, il aurait à mon sens encore gagné en puissance en étant plus condensé.
6) https://lettrescapitales.com/portrait-en-lettres-capitales-cristian-fulas/
Iochka, Cristian Fulas, traduit du roumain par F. et J.-L. Courriol, La Peuplade, 6 octobre 2022, 568 p.
Cristian Fulaş, né le 3 juillet 1978 à Caracal au sud de la Roumanie, entre le lieu de naissance du sculpteur Brancusi et la ville natale d’Eugène Ionesco. Écrivain, éditeur et traducteur, il vit près de Bucarest.
(La Peuplade)
EXTRAIT :
On peut lire les premières pages du livre: ICI