L'Inamour, de Bénédicte Heim

Publié le par Emmanuelle Caminade

L'Inamour, de Bénédicte Heim

Le néologisme mis en avant par le titre, L'Inamour, attise d'emblée la curiosité du lecteur, le renvoyant au premier vers de l'un des 95 poèmes de Edward Estlin Cummings (1), dans sa traduction de Jacques Demarq (2) : "l'inamour est l'enfer sans cieux:foyer sans flamme / unlove's the heavenless hell and homeless home".

Bénédicte Heim semble ainsi placer délibérément son dernier ouvrage dans le sillage de l'oeuvre de ce poète américain disparu en 1962 avec lequel elle partage nombre de points communs. L'amour et, dans une moindre mesure, l'enfance sont en effet des thèmes majeurs chez Cummings comme chez l'auteure, tous deux refusant de plus les schémas de pensée conventionnels et ce conformisme social bridant les individus. Un refus qui se traduit dans leur très grande originalité langagière, dans une dynamique émancipatrice et signifiante de la langue.

Dans ce roman prenant parfois la tonalité d'une fable et exaltant la difficile liberté d'être soi face à l'enfermement de l'éducation, Bénédicte Heim aborde ainsi tant l'enfer de "l'inamour" que l'illumination quasi sacrée de l'amour au travers du vécu d'un enfant différent. Et, au-delà du pouvoir destructeur de certains regards et de certains mots, ce texte percutant et bouleversant approchant au plus près l'intime célèbre le pouvoir libérateur de l'écriture poétique.

1) Ce dernier recueil étant un choix de poèmes fait par Cummings lui-même en 1958 et donnant un aperçu significatif de son œuvre (Editions Flammarion 1992, Points poche 2006, pour la version française)

2) Cf : ICI . Le traducteur traduit "unlove" signifiant  "absence d'amour" par un néologisme à la  construction similaire, le préfixe "in"  exprimant (comme le "un" anglais) l'idée de négation et de contraire

 

 

Nous pénétrons au sein d'une famille dominée par la violence d'un père autoritaire, la mère soumise, voire complice, n'osant pas l'affronter. Parmi les trois enfants du couple, seule la jolie et brillante Ambre trouve grâce aux yeux de ce père ne pensant qu'en termes de réussite intellectuelle, Mano, médiocre en tout mais laborieuse, n'étant tolérée que du fait de ses efforts méritants. Quant au petit dernier, enfant hypersensible et inadapté - raté et même taré aux yeux de son père -, il ne va pas à l'école à cause de ses crises et on évite de le sortir.

Enfermé à la maison, rejeté par son père qui cherche en vain à lui inculquer la musique ou l'histoire, il va montrer d'étonnantes capacités de résistance silencieuse et de résilience face à ses regards méprisants et ses mots blessants : «des mots qui me coupaient dans tout le corps tellement profond que maintenant je dois avoir plein de sang invisible à l'intérieur». Tandis que la gentille Mano, envoyée en pension au collège, en reviendra totalement aliénée, «la machine d'internement» ayant «cadenassé sa pièce à elle» et remplacé ses mots par des «mots mecano bien lego qui s'emboîtent».

Contrairement à sa sœur qui tentera d'échapper au massacre paternel en sombrant dans l'anorexie car «c'est la solution qu'elle a trouvé elle a rendu son corps tout petit pour qu'il puisse passer entre les barreaux», Constantin va pouvoir, lui, accéder à une vie nouvelle grâce à l'«illumination intérieure» découlant de son amour pour une petite fille entrevue dans le jardin voisin comme de la relation secrète qu'il développe avec les mots.

 

L'Inamour est un roman d'apprentissage à la vie raconté du point de vue d'un enfant écorché vif au regard pénétrant, d'un enfant rêveur ne disposant au départ que de peu de mots qui va passer de la solitude à l'altérité en désirant partager le monde de l'autre sans craindre de voir celui-ci supplanter le sien. Qui va progressivement  passer de la résistance passive au combat, tout en s'éveillant à la poésie.

Constantin n'aspire en effet tout d'abord qu'au silence, qu'à préserver son monde intérieur de toute intrusion. Il refuse ainsi que les paroles et les cris de son père (comme des autres) «prennent la place de ses pensées», se bouchant les oreilles et ne disant rien. Et il aime grimper tout en haut du cerisier au fond du jardin pour être seul : «dans cet arbre je suis seul rien qu'avec moi et je peux penser dans ma tête des trucs que les autres ils m'empêchent de penser avec leurs paroles et leurs visages qui m'embrouillent ».

Puis, c'est la révélation :

«aujourd'hui j'ai vu la beauté

j'étais dans mon arbre avec Mano en dessous pour que je m'envole pas trop haut mais je suis quand même allé très loin dans le ciel depuis mon arbre je voyais dans le jardin d'à côté et j'ai vu une petite fille qui jouait avec un ballon».

Il va alors rêver d'échapper à sa solitude et se fabriquer «un antidote» aux mots destructeurs de son père, se mettant à apprendre par cœur les mots du dictionnaire qui lui permettront  mentalement de les combattre :

«dès que papa fonce sur moi avec ses mots de guerre et de mort moi je dégaine les miens et je mitraille».

Il découvrira également «des mots qui ne sont pas comme des bombes qui laissent des séquelles de cicatrices à l'intérieur» et pourra écrire «des mots phosphorescents» à sa petite fille, les arrangeant «pour que ce soit le cœur et pas la tête bête qui parle». Il écrira ainsi des poèmes d'amour. Mais pas seulement, la poésie lui permettant aussi de formuler et de soulager sa profonde douleur.

 

 

Si cette violente relation père/fils et le contexte familial et scolaire évoqué relèvent d'un sujet social classique, tout le récit est porté par la puissance envoûtante d'une écriture inventive atypique en totale adéquation avec l'évolution du ressenti de son jeune héros narrateur. Et ce long monologue en prose poétique aux accents de plus en plus virulents et au lyrisme de plus en plus exalté se mue sur la fin en une succession, une déflagration de poèmes en vers libres.

Sans majuscule initiale et sans le moindre signe de ponctuation, et avec pour seules respirations quelques retours à la ligne ou en haut de page suivante délimitant paragraphes ou chapitres, le texte s'écoule en toute liberté et clarté. C'est une sorte de magma compact dont seules émergent les majuscules des prénoms (valorisant ainsi les individus), un flux continu intégrant avec fluidité les paroles criées par le père, que rythment les anaphores ou les reprises : «papa crie mais qu'est-ce qu'on va faire de ce gosse ce gosse c'est moi moi je m'appelle moi mais il y en a qui disent que je m'appelle Constantin»

Si l'image pallie au début le manque de mots d'un petit garçon s'exprimant avec candeur, très vite ses incursions dans le dictionnaire vont lui permettre d'enrichir et complexifier son langage, et de jouer notamment sur les énumérations de synonymes et les sonorités : «je suis très déçu désappointé dépité par elle qui me cause de graves déconvenues». Et il faudra attendre la brusque rupture des dernières pages pour retrouver des majuscules en début de vers ou criant certains mots, quand le héros se met à écrire des poèmes pour exprimer sa colère et son sentiment de culpabilité. Des poèmes comme un appel d'air pour ne pas suffoquer, ce que matérialise alors un intense recours aux espaces blancs.


Bousculant ainsi la syntaxe et les règles de ponctuation et d'emploi des majuscules, jouant sur les images, les rythmes et les sonorités, comme sur l'appréhension visuelle du texte dans l'espace de la page, tordant, aiguisant, sculptant la langue pour creuser jusqu'à l'os, Bénédicte Heim réussit ainsi à transcrire au plus juste les perceptions et les émotions de son héros. A traduire sa musique intime dans une langue viscérale.

 

 

 

 

 

 

L'Inamour, Bénédicte Heim, Quidam, 6 octobre 2022

 

A propos de l'auteure :

Bénédicte Heim est née en 1970 à Strasbourg. Elle est professeur de français dans un collège de banlieue parisienne. Elle vit à Paris. Elle est l’auteure d’une quinzaine de romans (principalement parus aux Contrebandiers) qui se distinguent par leur dispositif et l’inventivité de la langue.

(Quidam éditeur)

 

EXTRAIT :

 

On peut lire un court extrait (p.7/8) sur le site de l'éditeur : ICI


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Publié dans Fiction, Poésie

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Commenter cet article
D
l'enfermement de l'éducation
Répondre
E
Merci de faire des remarques plus explicites. Vous semblez vous montrer pointilleux sur mon emploi de l'expression "enfermement de l'éducation" qui désigne bien sûr un enfermement ayant pour origine le système d'éducation …<br />