Au vent mauvais, de Kaouther Adimi
Ecrit à Rome lorsqu'elle était pensionnaire de la villa Médicis, le cinquième roman de la jeune écrivaine algérienne Kaouther Adimi est né d'une anecdote familiale l'ayant conduite à s'interroger sur les frontières séparant liberté de création et respect de la vie privée (1), sur la responsabilité de l'écrivain et son droit à puiser dans la vie de personnes existantes. Ses grands-parents furent en effet mis en scène à leur insu dans un célèbre roman algérien (2) et ce livre qui leur est dédié retrace la trajectoire de deux héros de leur génération ayant grandi comme eux dans un village algérien ordinaire, dont le destin va être fracassé tant par la dépossession et la révélation publique de leur histoire que par les violences de la grande histoire.
Au vent mauvais n'est pas pour autant une biographie familiale, mais bien une fiction où l'auteure, ayant laissé libre cours à son imagination, a modifié et inventé beaucoup de choses au-delà de cette idée de départ. Ce n'est pas plus un roman historique car le cours de l'Histoire n'y est abordé que de manière très elliptique, l'auteure n'insistant que sur quelques épisodes significatifs (3) et évoquant beaucoup d'autres événements au détour d'une phrase.
C'est un roman intimiste éclairant le parcours de deux individus dans lequel un narrateur extérieur omniscient (4) se place d'abord du point de vue de Tarek dans une longue première partie puis de celui de sa femme Leïla dans la seconde.
1) Problème qu'elle se pose sur le plan de l'éthique de l'écrivain et non d'un point de vue juridique
2) "Rih el djanoub"/Le Vent du sud, premier roman algérien arabophone - paru en 1971 dans un contexte de décolonisation et d'arabisation - de Abdelhamid Benhadouga, écrivain originaire du hameau d'El Hamra en Kabylie. Dans ce roman qui sera traduit en plusieurs langues et adapté au cinéma en 1975 par le réalisateur Slim Riad, la jeune Nafissa, lycéenne de dix-huit ans, se révolte contre son père qui veut la marier au maire du village dans l’espoir d’échapper à la nationalisation de ses terres.
3) Comme cet épisode peu connu de la mutinerie des soldats coloniaux à Versailles en 1944, ou au contraire très connu de la bataille d'Alger, longuement revisitée au travers de la participation du héros aux préparatifs du tournage du film et de l'accueil de ce dernier dans les salles françaises ou algériennes
4) A l'exception du premier chapitre de la seconde partie opérant une rupture en donnant directement la parole à son héroïne et d'une incursion du "je" de l'auteure dans les pages finales du roman
/image%2F1338740%2F20221029%2Fob_bea4ef_560px-mansoura-vus-du-sud.jpg)
Village algérien de El Mansoura (Bordj Bou Arréridj)
Né en 1922 à El Zahra, petit hameau pauvre de l'Est algérien, Tarek y grandit avec son frère de lait Saïd, tous deux étant secrètement amoureux de la belle Leïla qui partagea leurs jeux enfantins. Fils d'imam, Saïd partira poursuivre sa scolarité à Tunis tandis que Tarek deviendra berger et que Leïla, mariée très jeune contre son gré à un ami de son père, aura le courage de le quitter et de revenir au village avec son fils.
Les deux jeunes-gens seront enrôlés par l'armée française lors de la deuxième guerre mondiale et, après son retour, Tarek épousera Leïla et finira par s'enrôler dans le FLN, participant à la guerre de libération. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il ira travailler à Alger après l'indépendance puis s'exilera en France et en Italie. Saïd, lui, deviendra écrivain et il racontera leur histoire dans son roman sans même changer leur nom ni celui de leur village, confisquant ainsi leur identité et faisant d'eux «des espèces de fantômes du réel». Un roman qui brisera la vie de Tarek et de Leïla, les contraignant à s'enfuir vivre dans la capitale. Et vingt ans plus tard, la montée de l'islamisme les poussera de nouveau à s'enfuir pour retourner dans leur village désert, les ramenant à leurs racines.
/image%2F1338740%2F20221029%2Fob_f99a14_le-vent-du-sud-film.jpg)
Dans la nuit du 22 septembre 1972, un vent mauvais arriva du Sahara et recouvrit Alger d'une poussière rouge, qui se déposa sur les façades des immeubles, les toits des voitures, les feuilles des palmiers et les parasols des plages.
(incipit du prologue)
Se déroulant ainsi sur soixante-dix ans, de 1922 à l'été 1992 où se profile cette tragique décennie noire (5) qui va ensanglanter l'Algérie, le roman, très significativement construit, s'articule sur ce roman maudit évoqué dans le prologue intitulé L'écrivain et qui motive aussi le retour à la hâte du héros dans son village à la fin de la première partie.
La seconde partie s'amorce, elle, par la rupture narrative d'un premier chapitre donnant la parole à Leïla qui, après avoir brièvement rappelé ses fuites enfantines pour rejoindre ses camarades de jeu et celle de son premier foyer marital, réagit face à ce ce livre : un véritable viol ayant mis à nu ses sentiments et dévoilé son corps, l'ayant atteinte dans son existence-même.
L'héroïne va alors imposer à son mari sa décision de s'enfuir immédiatement pour que leur famille entame une nouvelle vie à Alger sous une autre identité. Nous suivrons ensuite le parcours des époux durant les vingt années suivantes jusqu'à ce que, fuyant cette fois-ci la menace terroriste, ils retournent chez eux au village d'El Zahra : un refuge peu sûr aux yeux de Leïla qui, semble-t-il, ne trouvera jamais le repos.
Si, de départs et fuites en retours, nos héros sont ballotés "deça, delà" par le vent d'un destin semblant s'acharner sur eux, le titre, tiré du poème de Verlaine Chanson d'automne (6), renvoie aussi délibérément (7) au Vent du Sud (le célèbre roman d'Abdelhamid Benhadouga ayant dévoilé l'histoire des grands-parents de l'auteure). L'incipit du prologue décrit en effet un vent venu du Sahara ayant recouvert toute la ville d'une poussière rouge. D'un rouge couleur de sang semblant annoncer ces terribles années qui vont endeuiller l'Algérie et que l'auteure évoquera longuement à la fin de son roman, y faisant l'inventaire de ces violences qui ont marqué son enfance et son adolescence et qu'elle n'a pu oublier.
Au vent mauvais prend ainsi d'emblée une tonalité sombre, et cette tonalité se démarque de celle presque joyeuse de Nos richesses, roman dans lequel la littérature, redonnant espoir, s'avérait salvatrice et non destructrice. Retraçant le parcours du grand passeur de livres que fut Edmond Charlot, l'auteure y dessinait en effet un émouvant portrait d’Alger (où elle grandit pendant la décennie noire), semblant alors plutôt désireuse de se tourner vers le soleil : "Oubliez que les chemins sont imbibés de rouge, que ce rouge n’a pas été lavé et que chaque jour, nos pas s’y enfoncent un peu plus. A l’aube, lorsque les voitures n’ont pas encore envahi chaque artère de la ville, nous pouvons entendre l’éclat lointain des bombes.
Mais vous, vous empruntez les ruelles qui font face au soleil, n’est-ce pas ?"
5)https://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cennie_noire
6) Cf l'épigraphe du livre
7) Tout en ne citant pas le nom de ce premier roman arabophone et en ayant changé celui de son auteur comme de ses grands parents et du village où ils ont grandi, l'auteure y fait néanmoins assez explicitement référence. D'autant plus qu'elle laisse délibérément échapper à deux reprises le prénom de sa grand-mère (et de l'héroïne du roman de Benhadouga), au risque de rendre très confuse la narration pour un lecteur non averti.
/image%2F1338740%2F20221029%2Fob_1d30aa_ob-65e947-vds-8.jpg)
Le Vent du sud, film de Slim Riad (1975)
Tout en évoquant la société patriarcale rurale algérienne et l'émancipation féminine des traditions - thème qu'elle abordait particulièrement, mais sur le mode humoristique, dans Des pierres dans ma poche -, Au vent mauvais nous parle essentiellement de ces guerres «qui vous altèrent et vous abiment définitivement», qui «vous condamnent à vivre en marge des autres» et «vous forcent à cohabiter avec les démons». De toutes ces violences qui fracassent les vies et emportent vers d'autres destins, empêchant d'être soi. Et il s'avère également un roman sur la difficulté à communiquer : sur le silence et la solitude.
C'est toute une peinture des femmes dans une société traditionnelle que brosse avec subtilité l'auteure qui fait de Leïla une figure d'émancipation. Alors qu'on attend d'elle pour seule éducation de savoir «cuisiner, coudre et laver les sols», elle apprendra seule à lire et à écrire. Et, plutôt que de se plier et de toujours sourire aux décisions des hommes, elle saura quand il le faut imposer ses propres décisions.
Cette héroïne rebelle veut avant tout exister. Fiancée à treize ans alors qu'elle n'était qu'une enfant, elle est ignorée par sa famille et tout le village quand elle y revient après avoir quitté son mari, plus personne ne lui parlant : «Je n'étais plus personne». La guerre est alors «une sorte de répit» pour elle car on n'écoute plus les Sages, gardiens de la tradition, et ce sont les femmes qui déterminent les règles et tiennent le village. Et son remariage avec Tarek lui redonne un statut. Quand elle se retrouve enfermée dans le roman de Saïd, elle voit cette héroïne exister à sa place, ce qui la contraindra à changer d'identité. Cet épisode très douloureux pour elle lui fait prendre son destin en mains et affirmer son "je" au sein du couple : «C'est moi, Leïla qui décide. (...) Nous allons partir, Tarek, et désormais, je déciderai.» Et si son mari l'entraîne dans son ultime retour au village vingt ans après, alors qu'elle s'était promis de ne jamais y revenir, elle y conjurera ses angoisses en se répétant toujours la même phrase «comme un talisman »: «Je suis Leïla».
/image%2F1338740%2F20221029%2Fob_b10635_5053083237899-vid.jpg)
Tarek, lui, non seulement subit directement les violences des combats et des camps, mais il doit endurer le manque de reconnaissance de la "patrie" envers ses soldats coloniaux victimes des discriminations et des arrestations arbitraires de l'Etat colonisateur. La guerre d'indépendance perdure ensuite dans les banlieues parisiennes où les ouvriers maghrébins en butte au racisme s'entassent dans des foyers sordides et s'échinent au travail pour faire sortir leurs famille de la misère, tandis que la nouvelle Algérie est en proie aux bouleversements politiques. Puis c'est une autre guerre contre «un ennemi invisible fait de papier et d'encre», avant que sa famille ne soit menacée par la terreur islamiste.
Et dans ce tourbillon de violences emportant ce berger d'El Zahra qui n'avait pas plus vocation à être soldat qu'ouvrier, l'auteure, s'inspirant de son séjour romain, ouvre une parenthèse hors du temps à la «villa du Cardinal» (8) où son héros est embauché comme gardien. Parenthèse peu crédible et s'apparentant plus à un songe mais néanmoins bienvenue car soudain le vent mauvais va cesser de souffler. Et le récit se fait alors lumineux, léger et poétique, offrant à son héros une pause où il peut enfin oublier ce monde destructeur et se retrouver : devenir «celui qu'[il] aurait été sans les guerres».
/image%2F1338740%2F20221029%2Fob_aea2c0_174304283-a58034b5-7186-4398-9618-3dc6.jpg)
Villa Albani, Rome
Le thème de l'incommunicabilité et de la solitude foncière des êtres était déjà très présent dans le premier roman de Kaouther Adimi (9) dans lequel les membres d'une famille et leurs voisins se croisaient sans vraiment communiquer, leur "vraie voix" hurlant dans le silence.
Dans Au vent mauvais, Tarek et sa femme sont peu enclins à partager leurs émotions ni leurs pensées. A une exception ponctuelle de Leïla qui, à un moment pour elle crucial, s'adressera à son mari, lui révélant ce dont elle n'avait jamais pu ou voulu lui parler afin de lui imposer sa décision de quitter El Zahra.
Né d'une mère muette, Tarek parle peu et grandit dans le silence : «les mots lui manquaient et il n'avait pas le courage d'aller les chercher», alors que Saïd au contraire «vivait dans le verbe» maniant la langue arabe en maître. Quand il dit adieu à sa femme pour partir travailler en France, il ne prononce pas un mot espérant qu'elle comprendrait ses pensées, et dans son exil il se retrouve profondément seul. S'il note ce qu'il fait et écrit même des lettres à sa femme, il ne lui envoie que des télégrammes laconiques : «VAIS BIEN – MANDAT SUIT». Il ne l'informe même pas de son nouveau travail en Italie dans le silence absolu de cette "villa du Cardinal" qu'il apprécie : difficulté à communiquer, certitude qu'elle ne le comprendrait pas, mais surtout volonté de préserver ce jardin secret où il se sent «à l'abri de tous, même des gens qu'[il] aime». Et Leïla, quand elle sortira de son illettrisme, ne lui écrira pas non plus: «cette part de moi, je n'avais pas envie de la partager».
10) Les ballerines de papicha, publié en France sous le titre L'envers des autres (Actes Sud, 2011)
Si on y retrouve les thèmes récurrents de Kaouther Adimi, ce cinquième roman est ainsi empreint de gravité, l'auteure y abandonnant l'humour et la fantaisie légère auxquels elle nous avait habitués. Au vent mauvais s'avère en effet avant tout un hommage à ses grands-parents mais aussi à tous ces Algériens, hommes et femmes, dont les vies ont été traversées et bouleversées par tant de tourmentes.
/image%2F1338740%2F20221029%2Fob_2ad085_j-aime-la-fiction-j-aime-la-liberte-qu.jpg)
Au vent mauvais, Kaouther Adimi, Seuil, août 2022, 270 p.
A propos de l'auteure :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kaouther_Adimi
http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/adimi-kaouther.html
EXTRAIT :
On peut feuilleter les premiers chapitres : ICI