Dans le flot des rivières, de Jean-Yves Acquaviva

Publié le par Emmanuelle Caminade

Dans le flot des rivières, de Jean-Yves Acquaviva

"Il leur aurait appris tout ce qu'il savait, enseigné tout ce qui voyage dans le flot des rivières. Leur cours est comme la vie des hommes. De la source jusqu'à l'estuaire. Elles vont sans connaître la destination, cachant sous l'écume immaculée la réalité de leurs profondeurs.»
(p. 90)

 

Dans ce troisième roman (1), Jean-Yves Acquaviva - qui est aussi poète et nouvelliste - retrace le cours de la vie d'un jeune Corse en le reliant notamment à l'évolution du mouvement nationaliste dans les années 1980/1990, tout en l'insérant dans le sillage de sa lignée insulaire (2) et des deux guerres mondiales, mêlant ainsi intimement petite et grande histoire. Il y éclaire ainsi le destin de son héros en parallèle avec celui d'une société pastorale mise à l'agonie par la guerre de 1914. Une destinée parcourue d'élans contradictoires et profondément infléchie tant par de lourds secrets familiaux que par les mensonges d'une idéologie réductrice idéalisant le passé.

 

Se déroulant dans la Corse du XXème siècle (avec une incursion dans la toute fin du XIXème) mais aussi sur le continent - essentiellement dans les tranchées du Champ des Dames -, Dans le flot des rivières  raconte l'histoire de Gabriel Ansaldi : un garçon qui n'a pas su grandir, qui n'a pas su affronter la dure et complexe réalité du monde. C'est une sorte d'anti-roman d'apprentissage dont le candide héros (ayant hérité du prénom de l'ange annonciateur du Sauveur) sort du cocon de l'enfance pour découvrir le monde adulte, sans y trouver pour autant sa place ni devenir un homme accompli. Ne réussissant pas à vaincre ses démons, il s'enfonce au contraire progressivement dans la déchéance, jusqu'à se précipiter dans l'abîme.

 

1) Le premier écrit en français, après deux romans écrits en langue corse : Ombre di guerra (Albiana, 2011) et Cent'anni, centu mesi (Colonna Editions, 2014) qui fut traduit en français par Bernadette Michelli (Après cent ans, Colonna Editions, 2019)

2) Nous remontons ainsi jusqu'à la quatrième génération, celle de l'arrière-grand-père paternel (le Vieux Georges), tandis que la lignée maternelle du héros est évoquée plus succinctement : seule la grand-mère Peretti étant mise en lumière (ce qui permet surtout d'évoquer sa vie en exil dans les colonies du fait d'un père militaire)

 

Illustration de Gustave doré

 

 Jean-Yves Acquaviva mène avec maîtrise ce roman, adoptant un angle de vue original en alternant deux fils narratifs. Le premier récit est ainsi narré par le héros à la première personne mais d'une voix surplombante apportant recul et lucidité pour évoquer ce bref vécu en repartant de sa source jusqu'à l'estuaire. Comme si le héros narrateur, s'apprêtant à mourir, voyait soudain défiler sa vie, ou parlait d'une voix d'outre-tombe sortie d'un rêve.

Quant au second, pertinemment conté à la troisième personne, il évoque l'arrière-grand père paternel du héros et la guerre de 1914 dont revinrent son grand-père (mort juste avant sa naissance) et son grand oncle : des secrets jamais révélés ou des faits dont ce dernier n'a jamais pu ou voulu parler, le héros n'en ayant donc pas eu connaissance. Et toute cette part cachée aide à mieux comprendre cette réalité dissimulée «sous l'écume immaculée».

 

Le descriptif l'emporte sur le purement narratif, tant dans la description des paysages et des scènes que dans celle des états d'âme de héros plutôt taiseux - ce qui semble ralentir le temps -, les peu fréquents dialogues s'intégrant avec fluidité dans une présentation décalée inhabituelle (3) leur donnant un poids spécifique.

L'auteur utilise par ailleurs de manière très signifiante les temps du récit. Le choix d'une narration au passé lui permet ainsi notamment de démarquer par l'emploi du présent les deux chapitres introduisant chacun des deux fils narratifs ainsi que le dernier venant conclure le roman, les plaçant dans une sorte de hors temps. Tandis qu'il aime jouer sur le sens en choisissant ironiquement pour ses personnages des prénoms (4) à la puissante symbolique.  

Et, après Cent'anni centu mesi (Après cent ans), on retrouve avec plaisir une très belle et puissante écriture poétique, riche de réflexions subtiles et non dénuée de tranchant.

3) Dialogues sans verbes introducteurs ni tirets  mais avec un seul retour à la ligne dégageant une large marge à gauche

4) Gabriel, Toussaint, Georges, Second...

 

        Un double parcours où s'affrontent les forces de vie et de mort

 

 

Jean-Yves Acquaviva retrace ainsi le parcours de son héros faisant  écho à celui de ses ancêtres, le contextualisant et lui donnant ainsi un retentissement plus grand : un double parcours où s'affrontent mort et vie, et où la Mort, s'affirmant en majuscule, finit par triompher.

Dans le récit principal, se dresse face à elle Toussaint, le père qui ne respecte lui que le souvenir des défunts. Un personnage plutôt minoritaire dans sa communauté villageoise car il «mesurait la valeur d'une vie et toutes les conséquences lorsqu'on la dérobait». Un mécréant qui, loin de se résigner à une quelconque fatalité divine, «croyait à la vie, à ses aléas et aux choix souverains que chacun de nous est appelé à faire».

Avec pour modèle un tel père, rien ne prédisposait le héros à ce parcours. Mais il lui tournera le dos dès ses seize ans, lors de ce rite initiatique viril de la chasse, vivant son heure de gloire en le sacrifiant : «J'avais trahi mon père pour le plaisir de quelques hommes idolâtrant la mort et voulant faire de moi un de leur semblables.»

 

Cet épisode marquera sa sortie de l'enfance et le début de ses tourments. Envoyé en internat au lycée, il va s'engager avec des camarades dans le militantisme politique, s'abandonnant «aux certitudes aveugles» qui érigent le manichéisme en loi. Il ne distinguera bientôt plus le mythe de la réalité et, au nom d'un idéal, s'appliquera «à haïr consciencieusement tous ceux qui ne s'en réclamaient pas». Oubliant les enseignements de son père sur les «causes justes et l'aveuglement auquel elles peuvent conduire» et s'écartant de ses «idéaux de justice et de tolérance», il se laissera de plus en plus aller, dans la fougue de son adolescence, à une violence justicière radicale pour les motifs les plus futiles : «En apparence, j'étais une eau dormante, mais au fond de moi un torrent de colère attendait patiemment l'heure des crues assassines.»

 

Une seconde chance lui est offerte avec son grand-oncle Second, dernier berger du village qui est à ses yeux  le gardien de son monde - personnage évoquant celui de l'innocent Mansuetu, dernier représentant de l'ancien monde pastoral dans Murtoriu de Marc Biancarelli. Cet homme à la vie simple qui, comme son père, lui transmit l'amour de sa terre lui fournira un rempart contre cette colère qui gronde en lui. Aussi quand il sera révolté par les «machinations mercantiles» de ses compagnons étudiants militants qui «assassinaient son idéal», décidera-t-il de débuter une vie de berger sur les traces de ce père de substitution  : «sa vie était celle que je voulais pour moi».

 

Mais il ne survivra pas à la blessure de la mort de ce dernier, ni aux révélations qu'il lui fit peu avant sur le comportement de son grand-père Petit-Georges pendant la guerre de 1940, réalisant que cette «mémoire qu'il croyait si purn'était rien d'autre qu'un mensonge». Perdant les idéaux qui le rattachaient encore au monde et ne désirant plus que disparaître, il quittera alors le village pour Bastia où, dans son désespoir, il sera rattrapé par les démons de cette colère mortifère et prendra de plus en plus goût à la violence qu'elle engendre, ce qui le mènera à sa perte. Car «la mort de l'âme est bien plus douloureuse que celle du corps».

 

 

La chute du héros se damnant dans la violence se double de celle de sa Babylone marquée par les dérives du nationalisme comme par la catastrophe (5) de Furiani en 1992 : cet «invraisemblable alliance de lucre, d'engagements trahis et d'insouciance» ayant conduit la société corse «au fond de l'abîme». Le triomphe de la Mort est ainsi complet.

Une Mort déjà doublement victorieuse lors de la Grande guerre, «bête hideuse qui avale et vomit une étrange multitude d'êtres de chair et de métal», «qui éructe les corps et s'approprie les âmes». Et qui saigna cette île pleine de vie d'une grande partie de ses jeunes hommes dont les noms ornent par centaines les monuments aux morts des villages, ayant forcé les autres à s'exiler : «Sans eux rien n'avait été possible. Et nous n'avions pas la force de résister aux appels aux départs».

Une guerre qui marqua la mémoire de tous les survivants car, une fois finie, «la boue et la puanteur était toujours là». Ainsi, bien que Second en ait réchappé, «le cadavre putréfié de son incurable mémoire le suivait» : la vie désormais «le répugnait».

Et la «deuxième boucherie de ce siècle» n'arrangea pas les choses, poussant encore les Corses à idéaliser la vie d'avant, et redonnant paradoxalement la victoire à cette Mort dévoreuse toujours en appétit.

 

5) La catastrophe de Furiani a marqué l'ile et ses écrivains, tout comme la Grande guerre, ce que l'on retrouve notamment dans Murtoriu de M. Biancarelli

 

Le mythe du paradis perdu

 

Le paradis perdu ou les travaux de la terre, Brueghel le Jeune

Décrivant différents enfers créés par les hommes, les deux fils narratifs de Dans le flot des rivières  s'ancrent dans le mythe d'un paradis perdu. Paradis de l'enfance, figé dans une sorte d'immobilité éternelle dans le chapitre ouvrant le premier récit : «Les crêtes découpent l'horizon, dessinant les contours de la vallée. Au dessus des sommets le ciel est infini. (...) C'est là que je vis, dans ce monde assoupi sur les lauriers flétris de sa vie d'avant les guerres.»

Ou description paradisiaque de la nature et du village d'avant la Grande Guerre dans le chapitre introduisant le second : «La vie est partout. Au-dessus du village la terre est colorée du blond des seigles bientôt mûrs. Le vert nourricier des châtaigniers se répand sur les coteaux. (...) Ce monde ne le sait pas encore mais il est condamné. L'été prochain sera brûlant.»

Deux mondes disparus.

 

Seul le rattachement à ce territoire d'enfance semble pouvoir sauver Gabriel de ses démons. Ainsi, dans cet endroit silencieux et paisible qu'est la bergerie de Second lui servant de refuge, peut-il contempler ce petit monde rassurant depuis un rocher surplombant : «Je me purifiais les yeux et vidangeais mon âme. J'étais dans un temps immobile. Le monde m'appartenait et durant quelques instants, je ne doutais plus de ma place en son sein.»

Et l'ultime chapitre racontant les derniers instants d'un héros prêt à s'enfoncer dans le néant s'avère, comme dans Cent anni centu mesi / Après cent ans (6), un retour à la source : au paradis originel. La mort semble en effet pour lui le seul moyen de retrouver la sérénité, de trouver le salut dans un dernier mensonge  :

«Je vois mon paradis, une contrée paisible éloignée de tout mais près de chaque chose, une maison de pierre au bout d'un chemin de terre, une forêt de chênes. Il y a un verger planté d'arbres aux fruits sucrés, un jardin rempli de saveurs et de parfums. Il y coule une rivière dont je remonte le cours pour en trouver la source.»

6) Dont le titre fait référence à un proverbe corse : "Après cent ans et cent mois, l'eau retourne à sa source".

 

Rétablir une mémoire délivrée de ses mensonges

 

Village de Lozzi

Jean-Yves Acquaviva, tout en célébrant avec ferveur dans ce roman la beauté d'une terre et l'amour qui lui est porté dans un profond sentiment d'appartenance, restitue la complexité des choses, rétablissant une mémoire délivrée de ses mensonges.

Outre qu'il y dénonce les dangers des idéologies réductrices et y pointe les dérives naissantes du mouvement nationaliste de l'époque, il s'attache à y détruire le mythe d'une Corse idyllique d'autrefois, d'une «perfection sociétale» faite de «solidarité désintéressé», revenant sur la pureté du passé insulaire.

L'antique société pastorale n'y est pas présentée sous son meilleur jour mais plutôt comme une dure société patriarcale et religieuse aux femmes silencieuses et soumises se résignant à une fatalité divine : «C'est ainsi». Et le Vieux Georges, homme primaire à la détermination cruelle, apparaît comme une sorte de "Padre padrone" (7) imposant à Second «une vie de labeur et d'illettrisme» et faisant de lui «une bête de somme» à son service.

L'auteur s'écarte de plus d'une histoire limpide parée «des atours d'une vérité sans failles», soulignant que l'histoire corse c'est aussi «les guerres de conquêtes auxquelles le "peuple" (…) avait participé » : «C'était cela aussi notre histoire et les liens de sang que nous avions tissés avec la Nation ne pouvaient être prescrits. Nous étions français que cela me plaise ou non et nous avions payé assez cher le droit de le revendiquer.»

Et il rappelle, au travers de la lignée maternelle de son héros, que les Corses partis en exil, notamment du fait d'une carrière militaire, ont souvent vu «la détresse des peuples soumis, profitant eux-aussi du luxe». Comme le comportement de certains dans l'île sous le gouvernement de Vichy...

7) Cf le film des frères Taviani, inspiré du roman de Gavino Ledda

 

Une quatrième publication des éditions Òmara qui, comme celles de la rentrée littéraire précédente, fait honneur à cette toute récente maison d'édition.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans le flot des rivières, Jean-Yves Acquaviva, Òmara éditions, septembre 2022, 128 p.

(En vente dans les librairies de Corse. Les lecteurs résidant sur le continent peuvent le commander sur le site d'Òmara Editions)

 

 

A propos de l'auteur :

Né en 1969, Jean-Yves Acquaviva vit à Lozzi, dans le Niolu, où il mène de front son métier d’agriculteur et une riche carrière littéraire. Considéré comme un des écrivains-phares de sa génération, et reconnu comme parolier à succès de la chanson corse, il livre ici son premier roman en langue française.

(Òmara éditions)

 

EXTRAIT :

 

On peut lire la quatrième de couverture et les premières pages  : ICI

(Cliquer sur "voir l'intérieur")

 

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Publié dans Fiction

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